Des films anciens ou récents, inédits ou culte ; des entretiens avec des cinéastes ; des filmographies thématiques. Le documentaire sous toutes ses formes.
Un Abécédaire rappelant les grands moments de son
œuvre et de sa vie.
Afrique
Jean Rouch, « l’Africain blanc », ce
surnom dit tout de l’homme, de sa passion pour le continent. Rouch cinéaste est
né en Afrique. Il y réalisa la presque totalité de son œuvre. Il restera toute
sa vie l’amoureux fou du fleuve Niger. La « boucle du Niger », il y
repose pour l’éternité.
Bonheur
« Etes-vous heureux ? » C’est la
question que pose Marceline, micro en main,
aux parisiens croisés dans la rue, dans cette séquence de Chronique d’un été qui inaugure la
pratique du micro-trottoir. Peu importe les réponses. D’ailleurs certains ne
répondent pas. Ce qui compte c’est de les filmer tels qu’ils sont, sur le vif,
parisiens plus ou moins pressés, ne serait-ce qu’un court, très court, instant.
Camp de concentration
Dans une séquence célèbre de Chronique d’un été, Marceline Loridan, filmée place de la Concorde à paris au milieu de la circulation, puis seule dans un bâtiment des halles, évoque son séjour à Auschwitz
Chasse
Lion ou hippopotame,
les chasseurs africains respectent toujours les animaux qu’ils chassent. Et
s’il leur faut les tuer, ils leur demande pardon. Une chasse donc qui n’a rien
à voir avec ce qui se pratique en Europe, ou celle que les Européens vont
pratiquer en Afrique.
Cinéma vérité
Inventé par Rouch et
Morin dans Chronique d’un été, le
« cinéma vérité » se propose de rencontrer les gens, tels qu’ils
sont, tels qu’ils vivent. Une expression particulièrement équivoque, que Rouch
lui-même abandonnera au profit de « cinéma direct ».
Cinémathèque française
Il en sera le président de 1986 à 1991.
CNRS
Rouch a toujours été un chercheur, dans le domaine
scientifique – comme dans le domaine du cinéma !
Direct
Rouch n’est pas « l’inventeur » du cinéma direct (l’expression est due à Mario Ruspoli), mais il en a partagé l’esprit au point d’être celui qui popularisa sans doute le plus les techniques (caméra légère portée à l’épaule et son synchrone) et la méthode (immersion et filmage en parfaite harmonie avec le sujet filmé). Par exemple, Rouch filme Abidjan dans Moi un noir avec une posture qui évoque le cinéma direct, par sa façon de suivre les personnages, caméra à l’épaule, par les gros plans qu’il insère aussi pour rendre compte de la ville, le nom des bateaux, les affiches de cinéma, des plans qui sont bien plus qu’un simple décor. Rappelons aussi que c’est lui qui fit venir en France Michel Brault qui travailla comme « preneur d’images » sur Chronique d’un été.
Esprits
L’Afrique ne serait pas l’Afrique sans la croyance
aux esprits qui animent toutes choses. Bénéfiques ou maléfiques, rien ne peux
s’entreprendre sans les évoquer, sans tout faire pour les avoir à son côté.
Rien ne peut réussir sans leur aide.
Ethnologie
Titulaire d’un doctorat en ethnologie, sous la
direction de Marcel Griaule, Rouch aurait pu faire une brillante carrière
universitaire. Mais aurait-il pu alors faire le cinéma qu’il aimait ?
Fiction
Même si Rouch est
généralement considéré comme un documentariste, la fiction n’est jamais absente
de son œuvre. D’ailleurs il réalisa quelques films ouvertement
non-documentaires, en particulier l’épisode Gare
du Nord du film collectif Paris vu
par…Mais c’est surtout parce que la distinction classique entre fiction et
documentaire n’a pas vraiment de sens pour lui. Une distinction qu’il a
d’ailleurs systématiquement remise en cause, car s’il filme le réel de
l’Afrique, il nous raconte aussi des histoires d’Africains, ses amis, à qui il
demande de jouer un rôle, fait essentiellement d’improvisations, mais défini au
préalable par le cinéaste. Ainsi, La Pyramide humaine
(1961), raconte les relations, en particulier amoureuses, entre lycéens blancs
et noirs à Abidjan. Jaguar (1954-1967) suit les
aventures de trois Nigériens, Damouré, Lam et Illo, immigrants en Côte d’Or (le
Ghana actuel). Ce trio infernal se retrouvera dans Petit à petit (1969) où venus en hommes d’affaire à Paris, ils
observent ces drôles d’individus que sont les Parisiens dans une sorte
d’inversion du regard ethnologique qui ne manque pas d’humour. Avec Rouch, il
ne saurait être question de dire qu’il traite un contenu documentaire sous
forme de fiction, ou l’inverse. La seule chose quoi compte, c’est qu’il
s’agisse de cinéma
Fleuve
LE fleuve, c’est le
Niger. Un des grands événements de sa vie fut sans doute la descente du fleuve
Niger, en 1942, de la source à l’embouchure, avec ses amis Jean Sauvy et Pierre
Ponty. Une aventure périlleuse à l’époque qui l’ancrera profondément dans la
réalité africaine.
Hippopotame
Bataille
sur le grand fleuve, un itinéraire aléatoire, à la
poursuite de l’animal, qui s’échappe toujours, même blessé. Rouch fait le récit
d’une entreprise humaine vécue par des hommes dont il s’agit de montrer le
courage et la détermination d’abord, la tristesse et le découragement qui
suivront ensuite leur échec. La succession des phases préparatoires s’enchaîne
rigoureusement, fabrication des harpons, de la grande pirogue qui devra
résister aux charges de l’hippopotame, sans oublier les rites pour demander au
génie du fleuve l’autorisation de tuer les animaux et les danses où des femmes
sont possédées par ce même génie.
Immigration
Moi
un noir pourrait être vu comme une enquête sociologique sur
l’immigration interne à l’Afrique à travers le portrait d’un immigré, Edouard G
Robinson, nigérien d’origine, qui essaie de survivre grâce à un travail pénible
et bien sûr mal payé. Un portrait qui renvoie inévitablement à la
« maladie » de l’Afrique, le manque de travail et l’absence de
perspective d’avenir.
Lion
Les bergers peuls vivent traditionnellement en bonne entente avec les lions qui mangent les animaux malades et préservent ainsi la santé du reste du troupeau. Seulement voilà, un lion ne respecte plus ce contrat tacite. Un lion méchant, qui tue pour le plaisir. Alors, les bergers, qui n’ont pas le droit de tuer des lions, font appel aux chasseurs. Ce lion, tous le connaissent bien, c’est l’Américain, un mâle redoutable accompagné de deux lionnes.
Maîtres
fous.
Le film le plus
caractéristique de l’œuvre de Rouch. Un film dur, difficile d’accès, tant nous
sommes placés au cœur de l’action, les rites de possession de la secte des
Haoukas, immigrés nigériens venus trouver du travail à Accra.
Tous
les dimanches, dans une banlieue de la ville, ils pratiquent les rites
ancestraux de leur religion. Les possédés vont tour à tour incarner les
fonctions essentielles du monde des Blancs, les colonisateurs. Le Général, le
Gouverneur, le Soldat le Chauffeur de camion, la Locomotive. Ils reproduisent
cette hiérarchie qui leur est imposée et à laquelle ils doivent se plier. Les
images sont impressionnantes, les yeux sont révulsés, les bouches remplies de
bave blanche, les corps sont secoués de convulsions. Des images extrêmement fortes
qui restent encore aujourd’hui difficiles à regarder. D’autant plus que la
cérémonie se clôt par le sacrifice d’un chien dont la chair sera consommée par
les participants. Le film s’achève par une séquence tournée le lendemain matin.
Nous retrouvons ces hommes, méconnaissables lors de la possession, redevenus
eux-mêmes, reposés et détendus, prêts à reprendre leur travail quotidien, comme
si la cérémonie dans son ensemble leur en avait donné la force nécessaire.
Morin Edgar
Co-auteur de Chronique d’un été.
Niger
Avec le Mali, le pays
où il découvrit l’Afrique, où il reviendra sans cesse pour faire du cinéma.
Nouvelle Vague
Rouch n’est pas seulement un des compagnons de route
de la Nouvelle Vague, il en est incontestablement un des inspirateurs.
Parisiens
Dans Chronique
d’un été, il s’agira de les rencontrer, tel qu’ils vivent. Dans Petit à Petit, ils sont observés par un
trio d’Africains venus faire des affaires dans la capitale française.
Possession
Les
africains peuvent-ils trouver dans leurs rites de possession des moyens de
faire face à l’irruption de la modernité occidentale dans leur univers et les
préparer à construire leur autonomie, notamment politique, nécessaire pour
réussir l’indépendance de leur pays ?
Transe
Le ciné-transe, l’invention de Rouch. Une façon particulière de filmer, en étroite communion avec ces africains possédés par les esprits. Et lorsque les esprits tardent à se manifester, l’intervention de la caméra (Rouch filmant) peut très bien déclencher la transe, comme dans le plan-séquence du film de 1971 Tourou et Bitti, les tambours d’avant.
Treichville
Le quartier d’Abidjan où vit Edward G. Robinson, le
« héros » de Moi un noir. Tout le film s’y déroule. Un quartier
particulièrement vivant. La circulation et les va et viens incessants des
piétons y créent une agitation particulièrement intense. Le film nous montre
aussi l’activité des petits commerçants et, la nuit, les bars et les lieux de
distraction.
Vérité.
Rouch est un des cinéastes qui a le mieux compris,
et le mieux fait comprendre, la vérité du cinéma (Gilles Deleuze)
Documentaire sur grand écranwww.docsurgrandecran.fr Association fondée en 1990 pour
promouvoir et aider à la diffusion de films documentaires comme programme à
part entière. Un catalogue très riche, avec des fiches de présentation des
films distribués.
Ardèche Imageshttp://www.lussasdoc.org/ Le site des états généraux du film documentaire de
Lussas. La Maison du documentaire gère une base de données de plus de 10 000
titres.
Le mois du film documentairehttp://www.moisdudoc.com/ Chaque année le mois de novembre est le mois du film
documentaire. Pour tout savoir sur le programme partout en France.
Portail du film documentairehttp://www.film-documentaire.fr/ Pour découvrir tous les aspects du
cinéma documentaire contemporain
L’office national du film (ONF) du Canada http://www.onf.ca/ Une référence dans le monde du
documentaire. Beaucoup d’extraits.
Nicolas
Philibert. http ://www.nicolasphilibert.fr/ Son site officiel. Des fiches sur
tous ses films. Sa biographie. Des textes de critiques sur son oeuvre.
Dissidenzhttp://www.dissidenz.com/ Les nouveautés, sur les écrans ou en dvd. Des vidéos
(extraits, interviews, bandes-annonces) Une boutique où l’on trouve tous les
titres importants. Une newsletter.
Cinéaste
d’origine italienne, mais aussi photographe et écrivain, il a essentiellement
travaillé en France et surtout pour la télévision. Son œuvre n’a certainement
pas la reconnaissance et la diffusion qu’elle mérite. Il a pourtant joué un
rôle essentiel dans l’histoire du cinéma documentaire. Dans les années 60, il
se lance dans des expérimentations sur l’utilisation des nouvelles caméras avec
son synchrone qui ouvrent la voie à une nouvelle façon de filmer et de
construire des documentaires, ce que l’histoire a retenu sous le nom de cinéma
direct. En contact avec Jean Rouch en France et Michel Brault et Pierre
Perrault au Québec, il a théorisé cette nouvelle esthétique, étant le premier à
employer cette expression de cinéma direct qui finira par s’imposer au
détriment du « cinéma vérité » que Rouch et Morin avaient utilisé
dans l’incipit de leur Chronique d’un été
(1960).
Il est encore loin de cette direction dans son premier film qui date de 1956, Les Hommes de la baleine. S’embarquant aux Açores avec des pécheurs de cachalot, il va filmer cette pratique en train de disparaître, la chasse au harpon lancé à la main. Il en montre tout à la fois la cruauté pour l’animal et le danger pour les hommes. Aux scènes de pèche en mer il ajoute des séquences consacrés à la vie de ces pécheurs d’une autre époque. Le film commence en fait par la fin, l’arrivée de l’animal tué dans le port et son long dépeçage, tandis que le commentaire explique, non sans humour que tout cela servira essentiellement à faire des cosmétiques et des produits de beauté pour toutes les belles femmes du monde. Au générique, le commentaire est attribué à un certain Jacopo Berenzini, qui n’est autre que Chris Marker, et l’on reconnaît vite son style, fait de comparaisons (la corrida), de citations littéraire (de Moby Dick à Prévert) d’allusions et de jeux de mots mais toujours empreint d’émotion. Avant que les cachalots ne soient repérés au large, ce sont les préparatifs, les nuits d’attente où les hommes jouent aux cartes et écoutent des chansons, ce qui entretient un certain suspens, même si l’on sait bien que les cachalots finiront par se montrer et que la chasse pourra alors commencer. La teneur du film est donc plutôt classique, avec son commentaire omniprésent et sa musique off et ses bruitages postsynchronisés. Mais le filmage dans le cœur de l’action, au contact même des hommes, préfigure nettement le futur travail de Ruspoli.
En
1972, il reviendra sur le sujet de la baleine d’une toute autre manière. Son
film Vive la baleine est une ode à
l’animal, réalisé avec la collaboration de Chris Marker encore, et dénonçant
l’industrialisation de la pêche, au canon et non plus au harpon, dont elle est
victime au point de risquer de disparaître totalement. Le film est un cri de
révolte, une sorte de trac cinématographique dans lequel on sent le souffle de
mai 68 et de l’écologie naissante, contre l’aveuglement des hommes poussés
uniquement par l’appât du profit. Appuyé sur une iconographie particulièrement
riche, les gravures japonaises et les photos en noir et blanc américaines sont
filmées au banc-titre, entrecoupées de vues réelles, tirées en particulier du
premier film. Il s’agit aussi d’un essai, une exploration, grâce au commentaire
de Marker, de la mythologie suscitée par cet animal toujours perçu comme hors
du commun, voire comme un animal fantastique.
Ses
deux films principaux, ceux par lesquels il occupe cette place qu’on ne peut
ignorer dans le cinéma documentaire, et pas seulement pour leur importance
historique, datent de 1961 : Regard
sur la folie : La fête printanière (47 minutes) et Les Inconnus de la terre (39 minutes).
Les Inconnus de la terre est tournée en Lozère, un pays désolé, presque désertique, où vivent encore, malgré tout, des hommes et des femmes, des hommes surtout Malgré tout : malgré la misère, malgré la difficulté du travail agricole de cette terre ingrate, malgré l’éloignement des villes, malgré l’absence de confort. En 1961 aller filmer en Lozère la vie de ces paysans et leur donner la parole est une démarche inédite, engagée. Engagée dans un cinéma qui se veut le plus proche possible des déshérités, comme le Free Cinema quelques années plus tôt. Mais là où un Lyndsay Anderson ou un Tony Richardson s’intéressaient surtout aux quartiers pauvres des villes, Ruspoli lui quitte Paris et va à la campagne, la vraie campagne, pas celle où l’industrialisation des cultures commence à modifier les conditions de vie. Cette campagne où l’on retrouve les conditions de vie ancestrale, même si l’on pressent là aussi qu’elle est condamnée à disparaître.
Le
film a donc un côté exotique, même s’il ne se situe pas à l’autre bout du
monde. Ces paysans de la Lozère ne sont-ils pas les indiens des
parisiens ? Le regard que pose sur eux la caméra ne vient-il pas d’un
autre univers et ses images ne seront-elles pas vues uniquement par des
habitants des villes vivant dans des conditions bien différentes ? Le
point de vue ethnographique implique la distance et l’éloignement. Ici, cette
distance n’est pas géographique. Mais en ce qui concerne les conditions de vie
quotidienne, peut-on faire plus ?
Le
pré-générique montre une manifestation de paysans, avec leurs attelages de
bœufs et leurs charrettes dans les rues d’une ville, sans doute la préfecture. Il
se termine sur un gros plan de pancarte où nous pouvons lire en lettres
manuscrites le slogan : « Les paysans n’ont-ils pas le droit de
vivre ? » Le ton est donné. Nous ne sommes plus dans la vie rurale
idyllique filmée en 1946 par Rouquier dans Farrebique.
En 61, on parle possibilités de modernisation, nécessité de regroupement,
besoin de confort et envie de partir à la ville lorsque ce n’est pas déjà fait.
Le film montre les derniers survivants d’une France en voie de disparition et
les présente comme les oubliés de la croissance. Et s’ils ne se présentent pas
comme porteurs de revendications organisées, on sent bien qu’ils s’expriment
surtout pour attirer l’attention sur eux, sur leur sort. Surtout qu’on ne les
oublie pas.
Le film mobilise alors deux types de filmage. D’une part dans les étables, dans les champs, dans les habitations, il montre ces conditions de vie et de travail qui deviennent inacceptables et qui ne sont acceptées que par tradition ou inertie. En second lieu il donne la parole à tous ces habitants à un berger solitaire ou à toute une famille, à l’instituteur agricole itinérant, à un petit propriétaire et à ces trois frères qui sont condamnés à rester célibataires par manque de femmes. Parfois ils dialoguent entre eux, parfois ils répondent aux questions d’un membre de l’équipe du film. Le commentaire est souvent littéraire et n’hésite pas à utiliser des formules choc : la Lozère, « admirable en carte postale, comme tous les enfers refroidis » ; « la Lozère est peuplée, elle n’est pas habitée ». Mais la beauté du film réside dans les images, les gros plans des visages souriants malgré le manque de dents et surtout, ces longs travellings au raz du sol, au plus près des épis dans un champ de céréales ou des pierres sur les chemins. On suit un bref instant un canard qui s’enfuit devant la caméra placée à sa hauteur. Ces images, dans lesquelles on peut reconnaître la patte du québécois Michel Brault, crédité au générique, font toute la modernité de ce film consacré à des survivances du passé. Mais il n’y a là de paradoxe qu’en apparence. A partir des années 60, le cinéma documentaire devient de plus en plus créatif du point de vue cinématographique. Le film de Ruspoli participe clairement de ce mouvement.
Regard sur la folie. La fête printanière est un film complexe qui emprunte plusieurs directions et propose plusieurs pistes de réflexion sans avoir la prétention de les pousser à leur terme. Ouvrir des pistes que d’autres pourraient explorer plus complètement, tel semble être le propos du film. Mais c’est justement ce non-achèvement, cette ouverture vers de nouveaux apports, qui en fait tout le prix. En 1961, il n’était déjà pas banal de s’interroger au cinéma sur la folie.
Le
film de Ruspoli est d’abord une approche de l’hôpital psychiatrique. Il est
tourné en Lozère, comme Les Inconnus de
la terre, à l’hôpital de Saint-Alban.
La caméra est aussi tenue par Michel Brault dont le style, caméra à
l’épaule est nettement identifiable dans les longs travellings le long des
couloirs et dans les pièces occupées par les malades allongés dans leur lit ou
assis à une table, pièces où on ne fait que passer une première fois, pour
ensuite revenir pour s’approcher de l’un de ces malades. L’hôpital de
Saint-Alban est un ancien monastère transformé une première fois en prison. La
caméra ne nous montre pas vraiment la vétusté des bâtiments, mais on ressent
une promiscuité forte, presque une surpopulation tant les malades sont nombreux
en particulier dans un des ateliers de travail. Mais cette dimension
descriptive est peu développée. Le cadre de l’hôpital n’est pas vraiment un
décor, mais ce n’est pas non plus une problématique.
Plus
importante est la place donnée aux malades, nombreux, mais parmi lesquels le
film va extraire des cas particuliers. Beaucoup sont filmés par la fenêtre de
l’étage, en plongée donc et de façon nettement distante. Mais le film propose
aussi des gros plans, de très gros plans même, sur les visages, sur les mains
qui pétrissent ou qui déchirent sans sembler pouvoir s’arrêter. Les malades à
qui il est accordé une attention particulière, c’est d’abord cette vieille
femme, qui dira s’appeler Blanche, filmée en plan fixe, allongée dans son lit,
le médecin psychiatre se tenant à ses côtés, tout près d’elle. C’est aussi cet
homme, que l’on retrouve à plusieurs reprises et qui tient toujours un discours
critique sur l’hôpital, sa nourriture « infecte » et ses murs qui en
font une prison. Comme dans Les Inconnus de la terre à propos des paysans, on sent
dans le filmage des pensionnaires de l’hôpital une véritable bienveillance,
voire une grande sympathie. Le carton introductif du film nous avait demandé de
regarder le film en abandonnant tous nos préjugés sur la folie. Le regard
humaniste qu’il porte sur ces « malades » nous rappelle qu’ils
restent avant tout des êtres humains.
Troisième
piste, le personnel soignant. Les infirmiers sont peu présents, par contre nous
rencontrons réellement les médecins. Le film ne prétend pas être une
explication des méthodes thérapeutiques utilisées à l’hôpital. On ne nous dit
rien sur les positions théoriques des médecins, mais on les voit agir et vivre
avec les malades. Le long entretien avec Blanche est tout à fait exemplaire à
ce propos. Lorsqu’elle ne peut plus retenir ses larmes, le psychiatre la
réconforte, passant doucement sa main sur sa tête. Il y a dans ce geste l’exact
opposé du célèbre plan de Titicut Folies où Wiseman filme comment le personnel
nourrit de force un malade, la cendre de la cigarette du médecin risquant à
chaque instant de tomber dans l’entonnoir par lequel est déversé la nourriture.
Cette relation particulière des médecins avec les malades est aussi mise en
évidence dans la réunion hebdomadaire d’élaboration du journal de l’hôpital.
Ils y font preuve d’une remarquable capacité d’écoute des plaintes et
récriminations qui sont adressées à l’hôpital. Ruspoli filme aussi la réunion
de régulation que tiennent les médecins entre eux. Ils s’y interrogent
d’ailleurs sur le film en train de se faire. Peut-il avoir une portée
thérapeutique ? Le film ne propose pas de réponse. Mais il est clair pour
les médecins que le fait d’être filmé ne peut qu’avoir une influence sur leur
pratique médicale quotidienne. Il y a là une réflexion sur la portée de cinéma
documentaire que l’on ne trouve le plus souvent que dans des films
explicitement militants. Ici, c’est le cinéaste qui s’interroge sur le cinéma.
L’équipe de tournage apparaît plusieurs fois à l’écran et le maté&riel est
aussi filmé en détail. Le dernier plan du film montre le cadreur (Michel
Brault ?), caméra à l’épaule, suivant deux pensionnaires de l’hôpital.
Puis subitement il les quitte et s’avance vers la caméra fixe qui filmait la
scène, pour un objectif à objectif inédit.
Reste
la quatrième piste, la réflexion sur la folie. A ce niveau, le film ne peut pas
être assimilé aux courants de contestation de l’idée même de folie comme
l’antipsychiatrie. Mais les médecins intervenant dans cet hôpital peuvent être
identifiés comme appartenant au courant de la psychiatrie
institutionnelle. « Que l’on entende, même dans l’angoisse, ce
message du monde de la folie » conclut le carton introductif. Et le long
texte d’Antonin Artaud qui ouvre le commentaire est aussi un élément
significatif. Si la folie est une maladie, semble nous dire le film, alors tout
le monde peut en être atteint et on doit considérer qu’on peut la soigner.
Le
film s’achève sur une partie quasi autonome, la kermesse du village (la fête
printanière du titre). Tout le village et tout l’hôpital y participent sans
distinction. On s’y déguise, on joue à la course de taureau, on dance, parfois
sans grand entrain. Seuls les enfants semblent réellement heureux. Mais il y a
dans cette fête comme une métaphore de la vision que propose le film, l’accent
mis sur le rapprochement entre les êtres humains, qu’ils soient ou non
considérés par les autres comme fous.
Je veux apprendre la France, Daniel Bouy, 2008, 65 minutes.
Ils viennent d’Afghanistan, de Tchétchénie, de Turquie, du Pakistan, d’Afrique ou d’Asie, chassés par la guerre, les persécutions, la peur, pour fuir aussi la misère, la faim et le désespoir d’un monde sans lendemain. Ils ont choisi la France comme terre d’accueil et se retrouve à Paris, démunis, souvent seuls, parfois sans papier, ignorant tout de notre langue et de notre culture. La première urgence, au-delà des moyens de subsistance immédiate est d’apprendre le français, pour pouvoir se repérer dans ce monde nouveau, pour acquérir une première autonomie absolument indispensable. Tâche difficile, qui demande du temps, de l’énergie et de l’argent. Et qui demande surtout un contexte rassurant et stimulant, avec des méthodes adaptées à ce qu’ils sont, basées sur leur investissement actif et sur la cohésion d’un groupe où la nécessité de réussir est plus fortes que les différences indépassables qui existent entre les uns et les autres.
La chance du groupe que le film va suivre pendant les six mois que dure ce premier apprentissage du français, c’est d’avoir rencontré dans un centre social du XVIII° arrondissement, une enseignante absolument extraordinaire, Marion, qui sait, par son dynamisme, les pousser à toujours progresser, les aidant par la confiance qu’elle leur manifeste à surmonter les difficultés et les moments inévitables de découragement. Et l’on en vient à se dire en la voyant à l’œuvre, que décidément, aucune machine, aucun laboratoire, aucune technologie, si sophistiquée soit-elle, ne pourront remplacer la chaleur de ce contact humain, important évidemment dans toute situation d’apprentissage, mais vraiment irremplaçable lorsqu’il s’agit du langage et de la communication dont dépend l’identité sociale nouvelle que ces jeunes ont à construire dans ce nouveau pays où ils doivent réapprendre à vivre.
Le premier
intérêt du film est de nous montrer concrètement les méthodes employées et de
nous permettre d’apprécier leur efficacité. La mise en place de situations de
communication au sein du groupe par exemple, à partir du vécu de chacun. Ou
l’utilisation de chansons. Pas facile de comprendre le texte de Louise
Attaque ! Pas facile non plus de chanter devant les autres. Les relations
garçons-filles ne sont d’ailleurs pas toujours évidentes, étant donné les
différences culturelles. C’est aussi le rôle de Marion d’aplanir les petits
conflits qui surgissent dans le groupe, de les utiliser même comme moteur dans
la vie collective, de les mettre au profit des buts communs. Et puis, il y a
les situations de communication authentiques, insérées dans la vie
quotidienne : prendre un rendez-vous au téléphone, demander un plan du
métro au guichet. On comprend les hésitations, mes angoisses même, que peuvent
ressentir ces jeunes étrangers devant ces tâches si faciles en apparence mais
qui demandent un effort considérable pour faire le saut dans la vraie vie. Là,
à l’évidence, c’est le soutien de tout le groupe qui est porteur. Et c’est bien
parce que l’enseignante utilise au maximum cette cohésion de groupe qu’elle
peut atteindre cet objectif qui, au départ, pouvait paraître insensé :
faire apprendre le français en six mois à des non-francophones d’origines
multiples et qui n’ont pratiquement pas de références culturelles communes.
Apprendre
la langue française, au-delà de sa fonction utilitaire, c’est aussi rentrer
dans une culture différente de la sienne. D’où l’importance donnée dans le film
aux visites de Paris, ses lieux mythiques, de la Tour Effel au Louvre. Des
clichés peut-être pour les Parisiens, mais pour le groupe de jeunes du film, il
y a dans ce contact direct avec ce qui
n’était jusqu’alors qu’un rêve une prise de conscience qu’il est possible de
vivre en France, comme les Français.
Quelle
qu’en soit l’importance, le film ne se
limite pas à cette perspective pédagogique. Son propos est plus
fondamentalement politique. Depuis la révolution française, la France a la
réputation mondiale d’être une terre d’asile. Est-ce bien toujours le cas
aujourd’hui ? Les Français savent-ils accueillir les étrangers ? Tous
les étrangers ? D’où qu’ils viennent ? Savent-ils s’ouvrir aux
différences, s’enrichir de la diversité ? Le film ne propose pas une critique
des politiques actuelles concernant l’immigration. Il montre, simplement
pourrait-on dire, ce qu’est la réalité de ces jeunes qui arrivent en France
avec l’espoir, le dernier espoir, d’une vie meilleure, d’une vie tout court.
Par là il suscite la réflexion. Il ne délivre pas à proprement parler un
message. Il met le spectateur en face d’une réalité présente dans notre pays.
Il met le spectateur en face de sa propre réalité !
Comme pour les films de fictions, le cinéma documentaire a connu tout au long de son histoire des évolutions importantes en grande partie déterminées par des innovations techniques. Celles-ci sont essentiellement de quatre ordres.
Dès le début des années 30, l’apparition
du son a conduit le documentaire vers plus de réalisme dans la mesure où il
devenait possible de prendre en compte en plus de l’image un élément
constitutif de la vie. Les cartons explicatifs sont devenus obsolètes, mais
pour les remplacer la bande son a alors souvent été réduite à un commentaire en
« voix over », redondant par rapport aux images ou simplement
descriptifs, ce qui a contribué à développer une réputation d’ennui qui a
longtemps été celle du cinéma documentaire.
Dans les années 60, le
perfectionnement des caméras légères, 16 mm, et surtout la possibilité
d’enregistrer du son synchrone a donné naissance au courant du cinéma direct
dont l’influence sur l’ensemble du cinéma est loin d’être négligeable. Si les
innovations techniques n’ont pas à elles seules élaboré de nouveaux codes
esthétiques, il est pourtant évident qu’elles étaient nécessaires pour les
rendre possibles. Filmer hors des studios, avec une caméra silencieuse portée à
l’épaule, sans lumière additionnelle, permettait de s’approcher encore plus de
la vie réelle et de faire oublier aux protagonistes qu’ils étaient filmés. Le
cinéma pouvait alors prétendre concurrencer la montée en puissance du reportage
télévisé.
Si la couleur a été un élément déterminant
dans le renforcement de la dimension spectaculaire du cinéma de fiction, le
documentaire n’est certes pas en reste dans ce domaine, du moins des
sous-genres comme le cinéma animalier ou d’exploration. Les documentaires aussi
peuvent être des films à grand spectacle, que ce soit dans une perspective
ethnographique ou plus trivialement en utilisant les ressors de l’exotisme.
Dans le domaine de la fiction,
l’abandon de la pellicule argentique au profit du traitement numérique de
l’image et du son a inauguré une ère nouvelle dans la dimension spectaculaire
du cinéma, en particulier dans la possibilité offerte de créer des effets
spéciaux de plus en plus grandioses et surprenants car sans ancrage dans une
expérience perceptive antérieure, mais aussi dans le réalisme des décors. En ce
qui concerne le documentaire, la
« révolution numérique »s’est traduite par l’utilisation de
caméras de plus en plus petites, donc légères et discrètes, dont la définition
des images a rapidement progressée pour en venir à faire jeu égal au niveau de
la qualité aves les images traditionnelles. La logique du cinéma direct des
années 60 était ainsi poussée à l’extrême. Aujourd’hui, une personne seule peut
à la fois enregistrer de l’image et du son dans des conditions techniques
satisfaisantes. Bien sûr le montage est resté une activité de spécialiste, mais
le tournage peut lui être effectué sans avoir recours à des techniciens. La
réalisation de films avec des appareils photo numériques et même avec des
téléphones portables peut laisser croire à tout un chacun qu’il peut devenir
cinéaste. C’est toute l’industrie du cinéma dans sa dimension économique qui
est ainsi bousculée. Reste que la qualité esthétique n’est pas toujours au
rendez-vous et que l’intérêt humain de ces petits films fauchés peut être
problématique.
Les carpes remontent les fleuves avec courage et persévérance, Florence Mary, 2011, 53 mn
La maternité doit-elle être réservée aux couples
hétérosexuels ? Le film de Florence Mary milite ouvertement en faveur
d’une évolution de la législation française, prisonnière des traditions et donc
bien loin des aspirations de tant de couples homosexuels et des évolutions
qu’ont su réaliser de nombreux pays à travers le monde. En France l’homoparentalité
est le plus souvent regardée comme une anomalie. Un couple de femmes qui décide
d’avoir recours à l’insémination artificielle n’a donc pas d’autre solution que
de partir à l’étranger, à Bruxelles ou Amsterdam, ce qui non seulement pose des
problèmes financiers évidents, mais aussi accroît considérablement la pénurie
de donneur dans ces pays.
Si Les Carpes… est ainsi un film militant, c’est avant tout un regard introspectif sur une situation personnelle, le récit autobiographique de cette quête de maternité de deux femmes qui décident de réaliser leur désir d’enfant quel qu’en soit le coût, et les difficultés innombrables qui se dressent devant elles. Mais le titre nous le dit dès le début, la persévérance finit toujours par être couronnée de succès. Et ce que la médecine peut permettre n’a pas de raison d’être contrarié par les préjugés sociaux.
Florence,
parce qu’elle est cinéaste, filme donc son couple, la décision que ce soit sa
compagne qui portera l’enfant, les relations que l’une est l’autre
entretiennent avec leur famille respective, leur mère en particulier, les
moments d’intimité avant et pendant la grossesse, et jusqu’à l’accouchement.
Aucun exhibitionnisme dans tout cela, mais un récit de vie plein de pudeur, et
une réflexion sur la signification culturelle et sociale de l’homoparentalité.
Sur un tel sujet, la réalisatrice aurait pu faire un documentaire classique,
rencontrant les femmes, et les hommes, pour qui la position juridique française
est vécue comme une injustice, donnant à connaître sous forme d’interviews le point
de vue de la médecine, mais aussi pourquoi pas, les opposants, les critiques
mobilisant les préjugés et les stéréotypes. Le film aurait pu être ouvertement
militant, revendicateur et donc
dénonciateur. Il aurait pu être un acte politique. En fait c’est bien un acte
politique, fondamentalement porteur de convictions. Le choix de l’implication
autobiographique n’est pas une facilité, surtout pas une complaisance. C’est le
choix de l’authenticité, mettant en évidence la force nécessaire pour surmonter
les peurs, les hésitations, le risque de céder devant les difficultés. Et
surtout, c’est la mise en œuvre d’une réflexion de fond sur le cinéma. Ce que
nous dit ici la réalisatrice, c’est qu’être cinéaste c’est se demander sans
cesse pourquoi l’on filme, pourquoi filmer telle scène, tel moment de vie,
telle situation, telle rencontre…C’est montrer la nécessité de chaque plan, de
chaque cadrage, de chaque raccord. C’est dire que rien ne doit être gratuit
lorsque l’on décide de montrer des images. Il serait facile de filmer la Gay
Pride et d’en faire un spectacle. Il serait facile de filmer un enfant de
l’homoparentalité et de jouer sur l’émotion que peut provoquer son évocation de
ses deux mamans. La Gay Pride et cet enfant sont bien présents dans le film, mais
sans rien de spectaculaire ou de pathétique. Ce sont simplement des éléments de
contextualisation du vécu de Florence et Sabine. C’est précisément parce que le
film est un itinéraire personnel qu’il n’enferme pas le spectateur dans un
discours clos. L’itinéraire autobiographique n’est jamais dogmatique. Il ne
peut pas être dogmatique. Et tout particulièrement lorsqu’il n’est pas
linéaire. Le point d’arrivée, l’aboutissement de la quête, n’est pas fixé
d’avance. Florence et Sandrine pourraient très bien ne pas réussir dans leur
projet d’avoir un enfant. Elles pourraient renoncer, ou être trahie par la
médecine, par défaut de donneur. Florence pourrait à chaque instant arrêter de
filmer, ne pas aller jusqu’au bout de son travail cinématographique. Bien sûr
en voyant le film nous savons qu’il n’en a rien été. Mais cet achèvement n’a
rien d’aléatoire. Si le film n’a pas été abandonné, c’est parce que les deux
protagonistes n’ont pas renoncé à leur projet, à leur désir, à leur vie.
L’autobiographie cinématographique manifeste la nécessité profonde du
cinéma : ne plus filmer ce serait ne plus vivre.
Le premier « film », Sortie d’usine, projeté par les frères Lumière dès avril 1895 pour présenter le Cinématographe, invention de Louis, était-il un documentaire ? Sans renter dans le débat historique de savoir si d’autres avant Lumière, Edison par exemple, avaient eux-aussi réalisé des films, il est important de noter la pertinence des quelques dizaines de secondes (moins d’une minute) qui assurèrent immédiatement le succès de l’invention, bien au-delà de l’effet de nouveauté. Ce que nous montre Sortie d’usine, c’est la vie, la vie simple, la vie de tous les jours, sans effet, sans trucage, criante de « vérité » malgré l’absence de couleur et surtout de son. Le cinématographe Lumière annonce ainsi le triomphe du réalisme dans l’histoire future du cinéma. Pourtant, cette simplicité naturelle n’exclut pas une certaine forme de « mise en scène », c’est-à-dire ici de préparation, ce qui est une donnée encore plus fondamentale pour le développement du cinéma. D’abord il fallait bien décider de l’emplacement de l’appareil de prise de vue, en tenant compte des contraintes techniques bien sûr, les conditions de luminosité principalement, mais aussi en anticipant sur ce qui sera donné à voir au spectateur, ce que souligne le fait qu’il existe plusieurs versions de la même scène, tournées à des moments différents et visant à améliorer la qualité du résultat.. En choisissant sa propre usine, Louis Lumière invente la publicité filmée. Mais surtout, il ne filme que quand tout est comme il le souhaite, les ouvriers rassemblés, invisibles dans le champ fixe et qui tout à coup vont déferler dans la rue par la porte ouverte. Cet effet de masse ne peut pas être le simple fait du hasard. L’auteur du film le recherche et fait ce qu’il faut (le rassemblement initial, mais non vu, des « figurants ») pour qu’il soit efficace. C’est exactement ce qui se passe, de façon encore plus évidente, avec l’Arrivée du train en gare de la Ciotat. Certes, Lumière n’avait peut-être pas imaginé que les spectateurs essaieraient de fuir pour échapper à ce train qui fonce sur eux. Mais l’effet de foule produit par tous ces voyageurs (les amis, la famille, mobilisés pour l’occasion) qui envahissent le quai est bien lui le résultat d’une intention proprement cinématographique. Imaginons un instant que ce plan ait été filmé en plongée (du haut du bâtiment de la gare par exemple). A l’évidence, l’effet produit eut été radicalement différent : non plus la présence parmi les voyageurs, mais une distanciation en adoptant un point de vue de supériorité.
Inventeur,
artiste, Louis Lumière était aussi un redoutable homme d’affaire. Plutôt que de
vendre le nouvel appareil, l’entreprise Lumière choisit la voie du spectacle en
ouvrant des salles où étaient projetées les œuvres réalisées. La première de
ces salles ouverte à Paris (au Grand Café, boulevard des Capucines) attira
aussitôt les foules de curieux, qui n’étaient certes pas encore des cinéphiles,
mais qui permirent un essor particulièrement rapide de ce nouveau genre de
distraction. Après Paris et Lyon, ces salles sous concession Lumières essaimèrent
dans le reste de la France et dans le monde entier. Mais pour gagner de
nouveaux spectateurs, pour ne pas les décevoir, il fallait renouveler sans
cesse le spectacle offert. D’où la deuxième voie ouverte par les Lumière, le
recrutement d’opérateurs chargés de réaliser des « vues » du
monde entier pour satisfaire la soif naissante d’images animées. C’est ainsi
qu’à côté des scènes de la vie quotidienne française (le travail du maréchal
ferrant ou la partie de carte), furent présentées au public les colonies
françaises (Algérie et Indochine) ou de grands événements mondiaux comme le
couronnement du tsar Nicolas II. L’ensemble du fond Lumière est ainsi riche de
plus de mille titres d’une variété étonnante dans ses sujets, même si la forme
(plan fixe de 50 secondes) est toujours la même.
« Lumière c’est le documentaire, Méliès le fantastique ». Ce lieu commun a longtemps prétendu dire le sens de l’histoire du cinéma en la fondant sur une opposition originelle. Une opposition qui serait très vite devenue une compétition dont l’issu ne fait plus de doute. Et cela depuis bien longtemps. Pourtant, les choses ne sont pas si simples. Rappelons d’abord que Louis Lumière lui-même est l’auteur de « vues » qui peuvent difficilement être considérées comme « documentaires », à commencer par le célèbre Arroseur arrosé. Et puis les productions Lumière ont très vite été contraintes pour garder leurs spectateurs et en conquérir de nouveau, de se diversifier. D’où la réalisation de reconstitutions historiques, jouées par des acteurs dans des décors artificiels. Citons parmi ces « vues historiques et scènes reconstituées » La vie et la passion de Jésus Christ, L’exécution de Jean d’Arc, Entrevue entre Napoléon et le Pape, L’assassinat du duc de Guise, La mort de Robespierre. Même chez les Lumière, les cinéastes peuvent difficilement être enfermés dans des spécialisations définitives !
Que retenir aujourd’hui de
l’œuvre de Louis Lumière ? D’abord, bien sûr, une invention géniale, le
Cinématographe, un appareil assurant à la fois la prise de vue et la projection
sur grand écran des images animées ainsi enregistrées. Il faudra attendre plus
d’un demi siècle pour voir l’arrivée sur le marché d’un appareil, le caméscope,
assurant ces deux fonctions avec une aussi grande facilité d’utilisation.
Mais
Louis Lumière, c’est aussi un industriel dont l’invention doit faire vivre une
entreprise. Pour cela il met en œuvre très rapidement la chaîne totale de ce
qui deviendra le cinéma, de la prise de vue avec les opérateurs Lumière
sillonnant le monde entier jusqu’à l’ouverture de salle se spectacle où il
fallait amener un public toujours plus important pour assurer les bénéfices.
Enfin, il est indispensable de souligner la dimension artistique voulue et
merveilleusement incarnée par nombre de films Lumière dont les cadrages, les
angles de prise de vue et la « mise en scène » sont des modèles du
septième art. Comme le disait Jean-Luc Godard, « Lumière, c’est le
fantastique dans le quotidien ».
Avec un tel point de départ, le cinéma est très vite devenu l’activité créatrice phare du XX° siècle. Pour l’heure, il est bien parti pour le rester au XXI°.
Quelques titres des « Vues
Lumière » attribuées à Louis :
Sortie d’usine, Arrivée d’un train en gare, Baignade en mer, Le goûté
de bébé, Déjeuner du chat, Lancement d’un navire, Enfants au bord de la mer,
Barque sortant du port, Course ensac,
Bal d’enfants, Partie d’écarté, Maréchal-ferrant.
THE GATEKEEPERS , Dror Moreh. 2012. Noir et blanc et couleur. 95 minutes.
Le conflit israélo-palestinien vu du côté d’Israël. Non du côté du peuple israélien, ou des gouvernants israéliens, mais du côté du service de sécurité intérieur, le Shin Beth, plus précisément dénommé « Agence de renseignement chargé de la défense d’Israël contre le terrorisme, l’espionnage et la fuite des secrets d’Etat ». Le réalisateur a en effet retrouvé et convaincu de répondre à ses questions, six anciens directeurs de ce service (un seul est absent, mais il est décédé au moment de la réalisation du film). Une plongée unique au cœur d’un monde du secret et des combattants de l’ombre.
Il est difficile de dire s’ils révèlent vraiment des secrets d’Etat et quelle est la part du non-dit dans leur discours. Mais étant à la retraite, ils apparaissent libres de toute contrainte et de tout devoir de discrétion. Et ils ne se privent pas de donner leurs avis, de développer leur vision personnelle de la politique d’Israël vis à vis des palestiniens. Tous sont particulièrement critiques des hommes politiques et plus particulièrement des différents premiers ministres, à l’exception cependant d’Itzahak Rabin. Tous accusés de n’avoir aucune vision claire de la situation concrète du pays et des conséquences de leurs décisions sur la paix dans la région. Des prises de positions fondamentalement politiques, mais affranchi de toute allégeance au pouvoir. Et ils font bien sentir qu’ils n’interviennent pas pour défendre une quelconque ligne officielle.
Cette liberté de pensée et d’expression des interlocuteurs du cinéaste constitue le premier intérêt du film. Le second réside dans la description détaillée et minutieuse des moyens mis en œuvre pour combattre le terrorisme, puisque telle est leur mission. Un intérêt renforcé par le fait qu’aucun d’eux ne reste cantonné dans un discours pragmatique, du côté de l’efficacité des moyens considérables dont ils disposent. Tous, à un moment ou à un autre sont amenés à se situer au niveau du droit et de la morale. Ils n’esquivent aucune question de fond. Leurs actions sont-elle compatibles avec les lois de leur pays ? Peuvent-ils utiliser sans hésitations les mêmes moyens qu’ils dénoncent chez leurs ennemis ? Eternel conflit entre les fins et les moyens. Dans l’exercice de leurs fonctions, ces hauts responsables n’ont semble-t-il jamais hésité à faire ce que l’efficacité commandait. Mais c’est aussi cette efficacité qu’ils remettent en cause. « On ne fait pas la paix avec des méthodes militaires » dit l’un d’eux.
Après coup, ils ne manifestent pas de remords. Leur intervention dans le film ne se situe pas au niveau de la conscience, de leur état de conscience. Elle se situe au niveau de la réflexion éthique. Et par là elle dépasse leurs positions personnelles. Dans l’action, dans la guerre la référence aux valeurs humaines n’a pas sa place. Mais les « dommages collatéraux » peuvent-ils toujours être ignorés ? La morale peut-elle être définitivement écartées ? Ne fait-elle pas toujours retour, d’une façon ou d’une autre, en particulier au niveau politique ? « Oublie la morale » peut bien être donné comme l’impératif de tous ceux qui font la guerre. Mais suffit-il de faire la guerre pour vivre en paix ? La dernière phrase du film est à cet égard une sanction définitive : « Nous gagnons chaque bataille mais nous perdons la guerre ».
Le film est construit de façon classique en alternant les fragments d’entretien avec des images d’archives. Le point de départ est la guerre des six jours et l’écrasante victoire d’Israël sur ses ennemis arabes. Issues des télévisons américaines ou israéliennes, les images nous montrent des files de prisonniers, les mains en l’air ou les yeux bandés, ou assis face à un mur sous la surveillance de soldats en arme. De 1967 à nos jours, les images choisies constituent un raccourci percutant de l’histoire d’Israël, mais aussi de la situation du peuple palestinien dans les territoires occupés. Certaines de ces images sont bien connues, les deux intifada, les manifestations du Hamas lors des enterrements de leurs chefs éliminés par le Shin Beth, la signature des accords d’Oslo, la reconstitution de l’assassinat de Rabin ou l’invasion du sud Liban en 1982 lors de l’opération « Paix en Galilée ». D’autres sont plus « originales », comme ces couloirs de prison nous permettant d’entrevoir par les lucarnes entre-ouvertes des cellules des fragments d’interrogatoires de suspects. Comme surtout cette vue revenant tout au long du film du mur d’écran dans une salle de travail du Shin Beth. Nous voyons alors concrètement comment ces écrans permettent par grossissements successifs de suivre, lors des opérations « d’éliminations ciblées » une voiture ou un groupe de personnes et de commander à distance le déclenchement du tir qui les détruira. Rarement le cinéma n’avait été aussi directement introduit dans l’exécution d’actes de guerre.
Les six ex-directeurs du Shin Beth interviennent dans le film tout à tour (jamais plusieurs en même temps), sans que leurs ordre d’apparition soit commandé par une logique explicite, chronologique par exemple ; Chacun a son style propre, plus ou moins hésitant ou catégorique dans ses affirmations Ami Ayalon par exemple martèle beaucoup de ses propos poing fermé tendu devant lui. Mais dans le fond, peu importe. Il y a bien sûr des nuances et des différences dans leurs propos. Mais globalement il ressort une grande unité de leurs interventions, comme s’il s’agissait d’un seul et même discours. Ce sont moins des hommes dans leur individualité qui s’expriment que l’institution elle-même, le Shin Beth comme fonctionnement d’un rouage étatique dans lequel la spécificité de la réalité humaine a bien peu de place.
Le
film a été diffusé en salle en Israël pendant la campagne des élections
législatives de 2012, ce qui a provoqué quelques remous. Peut-on en déduire
qu’il peut-on en déduire qu’il peut avoir une influence, même minime, sur les
mentalités et les représentations de la population israélienne ? Rien
n’est moins sûr. Il n’en reste pas moins Qu’il invite le spectateur à opérer
une mise à distance de ses propres convictions personnelles. « Le
terrorisme des uns est la résistance des autres ».
Les six intervenants ex-directeurs du Shin Beth sont les suivants, par ordre d’apparition à l’écran : Yuval Diskin, directeur du Shin Beth entre 2005 et 2011. Avraham Shalom, 1981 – 1986. Avi Dichter, 2000 – 2005. Yaakov Peri, 1988 – 1994. Carmi Gillon, 1995 – 1996. Ami Ayalon, 1996 – 2000.
Le film a été nommé aux
Oscars du meilleur documentaire 2013. Il a obtenu les récompenses
suivantes : prix du meilleur documentaire de The American National Society
of Film Critics. Prix du meilleur documentaire de la Los Angeles Film Critics
Association. Meilleur Documentaire 2012 du New York Film Critics Circle Awards.
Mention spéciale au FIPA 2013.
Dans un jardin je suis entré, Avi Mograbi, France-Suisse-Israël, 2012, 97 minutes.
Dans un jardin je suis entré est-il bien un film de Mograbi ? Car nous sommes bien loin de la contestation véhémente, des coups de colère spectaculaires ou des dispositifs sulfureux qui ont fait la renommée du cinéaste et sont souvent considérés comme sa marque de fabrique. Dans un jardin… est un film calme, presque paisible, du moins en apparence. Ce qui le rend d’autant plus émouvant.
Avi et Ali sont amis, depuis de longues années. Tous deux sont Israéliens, le premier juif, le second arabe. Cela n’enlève rien à leur amitié et à leur envie de mener des projets ensemble. Un film par exemple, même si Ali se déclare immédiatement étranger au monde du cinéma. Ce film, ce sera donc le cinéaste Avi qui le fera. Il a déjà un titre, « Retour à Beyrouth », et tous les personnages parleront arabes. Mais en fait, c’est un autre film qui va être entrepris, celui que nous sommes en train de voir Un film sans idée préconçue, sans fil conducteur, réalisé au fur et à mesure de leurs discussions, en suivant seulement les idées qui surgiront dans leurs échanges. Comme Mograbi le dit à Yasmine, la fille d’une dizaine d’année d’Ali, ce film est un documentaire. Le film qu’Avi et Ali sont en train de faire traitera évidemment de ce qui les concerne tous les deux, le conflit et la perte de ce qui faisait la magie de ce Moyen Orient « mosaïque culturelle, nationale, religieuse », une magie aujourd’hui perdue. A jamais perdue ? Les deux amis voudraient ne pas le croire. Alors ils essaient de rêver la fin du conflit, ou plutôt ils rêvent d’un monde où le conflit n’aurait jamais eu lieu, un monde où les Palestiniens n’auraient pas été expulsés de leurs maisons, de leur terre. Un monde où la « catastrophe », la Naqba, n’aurait pas eu lieu. La réalité est tout autre, et c’est une remarque de Yasmine, cette fillette née d’un mariage mixte et qui parle aussi bien arabe qu’hébreu, qui en donne tous le sens. « A mon avis, le problème de Tel Aviv, c’est le racisme ».
Une grande partie du film se déroule dans l’appartement d’Avi. Ali et Avi y mènent de logs échanges sur leur vie, sur eux-mêmes, de longues discusions ponctuées de rires et alternant les langues, l’hébreu et l’arabe. A partir de photos de famille ils interrogent leur passé, leurs origines. Et ils commentent les photos, celle du père d’Avi en particulier, interrogeant la présence d’un pistolet qu’il porte, bien en évidence, à la ceinture. Le pistolet lui appartenait-il vraiment ? La photo n’est-elle pas une mise en scène ? L’affirmation de son engagement sioniste ? Ces interrogations disent bien la nécessité, pour un cinéaste, de ne pas prendre les images pour de simple reproduction du réel.
Le monde extérieur existe-t-il encore ? La promenade sur le lieu de naissance d’Ali opèrera un dur retour au présent. Ali et sa fille, Yasmine, découvrent à la place même où s’élevait la maison natale dont il a été chassé, un panneau portant l’inscription « Interdit aux étrangers », ce qui provoque une réaction de fureur de la petite fille. Les réfugiés palestiniens ne reviendront pas sur leur terre. La colonisation est irréversible et Yasmine ne parviendra pas à déterrer le panneau qui l’a tant choquée. La télévision pourtant, au retour dans l’appartement, propose quand même une lueur d’espoir : les manifestations égyptiennes de la place Tahrir. Pour Ali, c’est l’occasion de porter un toast à la révolution, une révolution dont il espère la propagation dans tout le monde arabe.
Le monde arabe est constamment évoqué en toile de fond du film. Les grands-parents d’Avi ont vécus en Syrie et au Liban. Lorsqu’ils se sont établis en Palestine, ils faisaient tous les ans le voyage à Beyrouth pour les vacances. Des allers-retours aujourd’hui impossibles. Avi a rencontré une femme dont il se déclare amoureux. Elle vit à Beyrouth. Leur amour sera marqué par l’éloignement. Un amour impossible. C’estr ce que disent les séquences qui, sous forme de lettres, retracent l’amour et la séparation d’une femme restée au Liban et d’un homme parti au loin. Tournées en 8 mm à Beyrouth, ces images de la ville accompagnent cette voix anonyme qui parle en français. Une ville qui à elle seule incarne toute l’histoire des peuples de la région.
Dans un jardin je suis entré est bien un film d’Avi Mograbi. S’il ne prend pas la forme d’un cri de colère, on y sent la même profonde conviction, l’espoir de voir un jour un pays où Palestiniens et Israéliens seraient enfin réconciliés. Un rêve dont il sait bien que le temps repousse sans cesse la réalisation.
A propos de Miguel et les mines, Olivier Zabat, 2002, 55 minutes.
Jean Pierre:
Le film peut bien sûr être
vu comme une dénonciation
de la folie meurtrière
des hommes. Mais d’une
toute autre façon que s’il montrait les horreurs de la guerre. Ce film n’est pas un cri, cri de
colère ou cri de révolte. Il ne montre
aucun corps mutilé,
amputé. Il ne montre pas la
souffrance de la guerre. D’ailleurs il ne montre les mines que dans un seul de ses
chapitres (sur 6). Mais alors il les montre toutes, les grosses comme les
petites, tant il en existe de modèles. Etalées l’une après l’autre sur une table de
salon. Et il n’explique
le fonctionnement, de façon
purement rationnelle, sans pathos, que pour l’une d’elle,
la plus meurtrière
peut-être, désignées par des initiales de
fabrication, PMN2, ou par un surnom, la « mine Pol Pot ».
Les mines, l’arme de guerre la plus redoutable, la plus effroyable, la plus
destructrice, la plus cruelle. Une arme faite pour tuer mais aussi pour
mutiler, pour faire souffrir, longtemps, durablement. Une souffrance sans fin.
Des éclats
de métal qui pénètrent les corps, entrent
dans les chairs, atteignent les viscères, pour les empêcher de fonctionner, pour les réduire à la douleur. Comment les hommes ont-ils pu inventer de telles
armes ? L’invention des armes à feu avait déjà en son temps modifié la réalité de la guerre. Il était devenu possible de tuer sans voir sa victime, sans voir sa
souffrance. En ignorant sa mort. Avec les mines il est devenu possible de tuer à retardement. Sans jamais savoir si elles ont explosé et avec quel résultat. La mort violente devenue potentielle, à jamais.
Olivier :
Je
crois que par réflexe on attend du traitement et de la
diffusion de tout sujet de société
qu’il
génère
des émotions
collectives, qu’il tende en quelque sorte à
une
forme d’universalité
de
l’empathie.
J’ai
beaucoup de réserves sur les objets qui veulent fédérer
à
partir
de communions émotionnelles. Il y a entre le sensible
et l’irrationnel,
une possible porosité qui me parait
politiquement dangereuse.
Bien
sûr il y a beaucoup
de contre exemples. Je pense notamment à
Fuocoammare,
qui intègre
l’émotion
avec pertinence. Il met au service de l’urgence
d’une
cause – celle du destin des migrants- les ressort émotionnels
d’un
cinéma
populaire, ce qui favorise l’empathie et par
conséquent
la prise de conscience.
Pour
ma part, je n’ai jamais considéré
mes
films comme les porte-voix de mes cris du cœur sur les sujets qui ont motivé
et
dont traitent mes films. Les émotions
relèvent
de l’intime,
et tenter de les mettre en images me parait un peu impudique.
J’en
reviens à
ce
que j’ai
déjà
évoqué
dans
d’autres
conversations que nous avons eues, où
je
déplore
que le sujet, une question délicate, soit si
souvent placé au sommet d’une
hiérarchie
entendue des composantes documentaires et où
son
association avec l’émotion lui octroierait un pouvoir fédérateur.
Je préfère
explorer des systèmes plus abstraits, donc plus
complexes, qui ne répondent pas à
cette
hiérarchie.
Si ces systèmes provoquent l’émotion,
je m’en
réjouis.
Dans
le cas de Miguel, mes films sont – comme
je vous le disais précédemment
– des objets artisanaux qui touchent plus une somme d’individus
qu’un
public.
Cependant la question du (grand) public m’intéresse
depuis Zona Oeste – et est encore présente
aujourd’hui
dans mon enseignement – et Miguel est le premier exemple signifiant.
Ces
deux films ont je pense un assise commune dans la prise en compte du (grand)
public. Mais celui-ci n’est pas questionné en terme de diffusion et d’adresse,
mais bien plus en amont dans le processus de réalisation
d’un
film, avant même
que l’on puisse parler de production. Une
partie de mon travail sur ces deux
films, a été
de prendre
en compte les outils dont l’industrie
a inondé
le
marché.
La fin des années 90 est en effet le moment
historique d’une re-formulation brutale des modes
de production et des enjeux esthétiques
qui en découlent
et dans laquelle des auteurs de ma génération
se sont retrouvés.
A
l’époque
de Miguel
et les mines et de Zona Oeste,
la démocratisation
du matériel
de prise de vues n’était qu’une
prémisse à
une
caméra
qui rejoindrait, par son couplage au téléphone portable, les attributs de
notre vie de tous les jours – comme le sont les lunettes ou les vêtements. Mais ce qui était
absolument troublant à l’apparition des caméras
DV, c’est
qu’elles
étaient
destinées
à
la
sphère
domestique alors que leur image ressemblait à
s’y
méprendre
aux images les plus industrielles qui soient à
l’époque,
celles de la télévision.
Dans Zona et Miguel je me suis posé
la
question suivante: à partir du moment où
l’industrie de l’image se déploie
si massivement dans les foyers, qu’en
est-il des expériences individuelles du réel
? Peut-on offrir un regard sur le monde
en expérimentant dans la proche périphérie
de la sphère domestique, dans une économie
bien plus proche de l’amateurisme que du broadcast?
C’était
un des champs de réflexion en germe dans Zona Oeste, je l’ai formulé
dans
Miguel et qui s’est
déployé
dans
1/3 des yeux.
En
substance, peut-on aborder un sujet, notion qui par nature induit sous-tend l’idée
d’exhaustivité,
par des situations de tous les jours qui a contrario
relèvent
de l’expérience
singulière? En cela la forme de l’essai
semblait une possible réponse à
cette
approche.
(Autant
la violence des favelas peut sembler exotique, autant les mines anti personnels
est un sujet international qui nous semble familier.)
Mais
je me souviens surtout d’une conversation avec une personnalité
du
monde de l’art, une commissaire vraiment concernée
par la question du documentaire, et qui
me tenait des propos assez éloquents sur Zona Oeste, que j’avais
réalisé
avec
un financement institutionnel assez modeste. D’après
elle, un film comme Zona Oeste ne pouvait être
« validé »
que
s’il
parlait aussi de la violence en col
blanc, celle qui génère
la violence dans les favelas. Ce que sous-entendait cette remarque c’est
que toute approche d’un phénomène
ne pouvait se faire que si elle tendait à
un
traitement exhaustif du sujet. Par conséquent
un film comme Zona Oeste n’aurait
pu exister d’après
elle que s’il bénéficiait
d’une
opulence de moyens financiers nécessaires au
traitement du sujet dans son entier, que
la majorité des individus ne
possède
pas, bien sûr.
En creux c’est l’attitude
expérimentale
– généralement
à
l’œuvre dans les
avant-gardes et la contre-culture – dans ce qu’elle
a d’essentiel
qui était
reniée
au profit d’une nécessaire
appartenance, par des moyens financiers, à
des
formes établies
de production audio-visuelles, d’une
allégeance
à
une
certaine forme de pouvoir en quelque sorte.
Je
vois cet épisode comme une attitude
symptomatique de cette confusion de regard et d’analyse
qu’a
pu provoquer l’irruption brutale de l’image
DV/TV qui a eu lieu au tournant du siècle.
Ce
qui a été
assez
stimulant dans cette question de la démocratisation
des outils de prise de vue, c’est
qu’au
tournant des années 90/2000 les ambitions cinéastiques
ont pu s’incarner
en sortant de la Femis chez certains, ou en sortant de chez Darty avec une caméra
sous le bras, comme ça a été
le
cas pour moi.
JP :
Si le film s’attarde si peu sur les mines elles-mêmes, dans leur matérialité, c’est qu’il se concentre sur les
humains, ces femmes et ces hommes qui ont un rapport avec les mines. Des
rapports bien différents
d’ailleurs, du plus
explicite au plus lointain. Du démineur – celui qui fait métier de rendre inoffensives les mines – filmé sur son petit bateau lors d’une partie de pêche – à Miguel –celui
du titre – qui a traversé sain et sauf, exploit
rarissime, un champ de mines, en passant par cette femme qui fait des puzzles.
Le film passe de l’un à l’autre
de ces personnages sans indiquer s’il y a un rapport entre eux, nous laissant déterminer
après coup s’il y a un rapport. Des
mines, il n’est
question dans le film que par petites touches. Evoquées
de façon lointaine au début du film, elles
deviennent de plus en plus présentes, dans les paroles d’abord, pour devenir envahissantes au point de saturer l’image dans le plan de la
table de salon où elles sont entassées.
O :
Les
différents
protagonistes du film qui peuvent paraitre hétérogènes, partagent
malgré tout plusieurs
questionnements qui sont les dénominateurs
communs de l’ensemble.
(Est-ce
que des représentations indirectes, des
abstractions, peuvent tenir lieu de représentations
fidèles du réel?)
L’une
des principales questions que j’ai pu me poser a été
de
savoir dans quelle mesure les situations spécifiques
et domestiques pouvaient répondre à
ce
qu’on
attend d’un
sujet et dans ce cas, d’une
réflexion
sur les mines? En soi, une mine anti
personnelle n’a-t-elle pas à
voir
avec la domesticité?
Les
deux principaux usages de la mine sont soit « stratégique »,
soit « terroristes »,
avec bien sur une porosité entre les deux. L’usage
stratégique
relève
de la déontologie
militaire, (protéger un périmètre
etc.) et l’usage terroriste vise les
populations, dans la sphère
civile et domestique (comme par exemple le minage des puits, des maison, des champs et chemins etc.) L’approche
de Miguel est du côté
de
ce dernier.
(Je
reviendrai un peu plus tard sur vos
remarques sur le chapitre du film PMN2, la mine Pol-Pot, qui est l’un
des paradigmes l’ancrage des abstractions dans le réel
sur lequel j’ai construit le film, mais avant il
est nécessaire
de parler de)
Je
conçois
toujours mes films à partir d’une
hypothèse
qui tient lieu de repère dialectique. Et le film est à
l’image
de la littéralité
de
son titre: un homme et son expérience d’un
objet. Il est introduit par Miguel, dont
l’histoire
tient lieu de légende : Sa traversé d’un no mans land miné
vers
une frontière qu’il
parvient à atteindre indemne.
Le film repose sur cette histoire, ce paradigme qui pose la question de la mine
à
contrepied
: une mine qui épargne.
A
partir du témoignage de Miguel,
j’ai
fait un certain nombre de repérages, au cours
desquels j’ai entre autres rencontré
deux
démineurs,
Chris North, (Chapitre No fish) et Philippe Houlliat, (Chapitre PMN2)
J’avais
dans un premier temps choisi de rencontrer Chris North – qui se définit
comme démineur
et poète- qui semblait offrir une mise à
distance
de sa pratique du déminage
parce dans sa poésie
qui est une forme d’exutoires à
l’origine
adressé
à
sa
femme Janice.
Lorsque
je l’ai
filmé
chez
lui en Ecosse, j’ai eu la confirmation que mon approche des mines à
partir
du non-événement
était
possible. Sa manière de témoigner
des mines dans ses poèmes contenait cette relation aux mines
en creux, comme par exemple dans avec son poème « A
blink of an eye. I cant’ explain… »
Lors
du tournage il s’est agi de voir si cette mise à
distance
littéraire
trouverait des échos dans le dispositif de tournage.
et c’est
une fois de plus la portée du dispositif d’auto
représentation
choisi qui permet au film de se développer
en finalement laissant au protagoniste créer
une mise à distance, un point
de vue qui incombe en général
à
l’unique
réalisateur
. (Chris disait qu’il jetait ses poèmes
après
les avoir écrit et que quelqu’un
les a sortis de la corbeille pour les mettre en lumière.)
Il
y a dans le dispositif mis en place par Chris
un prolongement de sa relation au monde exprimée
dans sa poésie, un contrepoint sensible à
la
rigueur froide, à la maitrise absolue
nécessaire
à
la
pratique du déminage (une attitude à
l’opposé
de l’impulsivité
du démineur
de Kaltyn bigelow).
(Mais
bien qu’il
y ait pu avoir une adéquation
entre mes intuitions et son expression
sur les mines, il s’agissait en plus de
cela de voir si cette approche pouvait générer une forme particulière
au tournage.)
(qui se construit sur le non-événement,
sur ces « assassins silencieux »
(l’un
des poèmes
de Chris North), dont on ne peut
comprendre la nature que dans l’épreuve de la
destruction de son corps ou de sa propre
mort.)
Son
choix du dispositif se fonde plutôt
sur un jeu d’affirmation de la pudeur, un de ces
paradoxes qui donnent du sens à la
scène
d’après
moi. Chris a fait le choix de lire ses poèmes
sur son bateau, au milieu du lac, afin que personne ne puisse l’entendre
et le voir déclamer sa poésie.
Par là
même
il se pose comme une abstraction filmique, comme un personnage distant de lui-même
dont certains attributs environnementaux, façonnent
le personnage :
Chris
met à
distance
sa propre poésie avec la pêche
comme un contre point auto dérisoire de la solennité
de
sa déclamation. Et dans ce rapport à
la
pêche,
il y a bien sur la ligne qui ne mord pas
(No fish) comme écho au non-événement
de l’histoire
de Miguel.
Chris,
dans son dispositif se donne à
voir
comme un homme qui ne trouve sa sérénité
que
dans les mouvances de l’eau, loin de la terre ferme. Sa femme Janis, en commentant ses puzzles va également dans le sens de cette mise à
distance
de sa relation avec son mari, par l’expression
d’une
passion sur l’image métaphorique
du fauve.
(Je
parlais du caractère générateur
imageant des dispositifs spontanément
mis en place par les protagonistes de mes films. Je suis persuadé
que
tout dispositif génère
en filigrane des signifiants, tout aussi et parfois même
plus importants que l’énoncé
premier.)
Les
différents
démineurs
que j’ai
pu rencontrer qualifiait la représentation
des mines anti personnelles au cinéma
comme des « Hollywood mines »,
une forme de spectacularisation de la mine
qui en soi n’a rien de spectaculaire.
(Les
abstractions qui apparaissent lors des tournages peuvent-elles tenir lieu de réponse
à
un
sujet, se substituer à une captation et
une représentation
directe de l’environnement?)
Dans
le chapitre PMN 2, Houlliat déploie son exposé
à
partir
d’une
mise en espace précise et minutieuse des artefacts qu’il
commentera.
Ces
objets, fruits d’une récolte
menée
dans le cadre de son activité de
déminage
à
travers
le monde, destinée à
la
formation des futurs démineurs, sont disposés
progressivement sur le périmètre
de la table, qui est une représentation
domestique inversée de leur récolte
comme autant de preuves de dépollution. Autant d’objets,
extraits de paysages pollués s’amassent
dans sur un espace plan, qui représente
des motifs de nature.
Dans son rôle
de conférencier/
formateur, Houliat systématise ces objets qu’on aborde généralement
par l’émotion,
l’effroi,
l’indignation.
Ce
chapitre est en quelque sorte un point où
se
pose ce qui est à l’œuvre dans le film:
la dialectique qu’entretiennent humains entre l’expérience
réelle
et leur
relation qui ne peut exister que
dans le recours à des
simplifications, des abstractions,
lorsqu’il y a transmission de savoir. A
la
part d’abstractions
contenue dans toute tentative de le donner à
voir,
de témoigner
de représenter
le réel
et l’expérience
qu’on
en fait. Houliat qui dans le formalisme
de son exposé
laisse
entrevoir la relation intime qui se met en place à
un
moment aigu entre un objet et un individu, et met en lumière
par le témoignage
les mécanismes
de représentation
de son propre corps dans son environnement de démineur. Philippe Houliat, tout comme Chris le
fait dans a blink of an eye, évoque la trivialité
de
l’objet, de mécanique
effroyable totalement rudimentaire.
Philippe Houliat et Chris North nous donnent à
voir
ces objets dans l’intimité
qu’ils
entretiennent en tant qu’individu, un nécessaire
moment d’intimité
avec
l’objet
pour pouvoir le neutraliser. En cela ces scènes
m’ont
paru être
en adéquation
avec le postulat initial du film comme procédant
de la sphère domestique.
Les
divulgations publics de leur activité
se
situe malgré tout dans une
petite échelle,
et tant que formateur chez Houliat, et en tant que poésie
intime chez Chris, dans les moments qui
sont créés, relève
d’une
volonté
bénévole,
de la sphère du temps libre.
JP :
Le film se compose de 6 chapitres, dont les titres s’inscrivent sur le fond noir de l’écran. Des titres très différents les uns des autres. Des titres qui restent énigmatiques. Pas anodins en tout cas. « Martine va au Cambodge », La cour des lions », « Nos fish », « Prendre un secteur », « PMN2 », « La ligne rouge ».
Sur ces 6 chapitres, 2 sont consacrés à la boxe thaïe. Plus exactement à des entrainements de
boxeurs. Des séances
où il faut apprendre à frapper,
où il faut répéter inlassablement les
coups. Le tout guidé par un entraineur. Un entraineur qui stimule, encourage, félicite et critique
aussi. Un entraineur qui accompagne chaque coup du boxeur de ses cris. Un
entraineur qui dissèque l’action du boxeur. Le
boxeur lui n’a rien à dire. Ou il garde pour
lui ses impressions. De toute façon, on ne lui donne pas l’occasion de les exprimer.
O :
C’est
finalement là que se produit un
rapport à
la
boxe Thai, qui dans le film donne à
voir
ce sport par le filtre joyeux d’un club amateur, d’un
sport qui évidemment est une forme de
domestication de la violence. Ce contexte d’amateurisme
est tant chez les démineurs que chez les boxeurs,
ontologiquement propice à une déspectaculatrisation
de la violence.
JP :
Reste le premier chapitre. Le plus mystérieux. Ou du moins celui
qui joue avec le mystère.
Qui est cette femme ? Que
fait-elle ? Il n’a pas été encore question de mines – sauf dans le titre du
film. Mais peu à peu on découvre
que ce qu’elle
fait est dangereux. Elle est de plus en plus concentrée dans son action. Elle
transpire abondement dans son effort. Un effort pas tant physique qu’intellectuel. Comprendre
où est le danger pour l’éviter. Une stratégie de survie. Tout le sens du film.
O :
Le
titre du premier chapitre est à prendre
littéralement.
« Martine
va au Cambodge ». Dans ce premier chapitre, l’histoire
passée
dont témoigne
Miguel côtoie
celle, à
venir,
de Martine, sa pratique mystérieuse en sont les
prémisses.
Martine s’apprête
à
partir
au Cambodge, en tant que bénévole
pour une mission humanitaire. Toute personne qui sera dans ce cadre doit
apprendre les mesures d’auto-extraction d’une
zone minée.
Cela consiste, lorsque qu’on découvre
qu’on
est en terrain miné, à
s’immobiliser
et à
trouver
des moyens de baliser puis de sonder son environnement proche afin de s’extraire
de la zone polluée.
Vous
avez raison quand vous évoquez une stratégie
de survie. Qu’il s’agisse
de mines ou de boxe, l’issue du conflit est dépendante
de la compréhension du périmètre
dans lequel il se manifeste et se résout.
C’est
finalement ce qui se passe avec ce boxeur au fort caractère,
dont les entraineurs tentent de prévenir
un ko attendu dans les règles de l’art,
alors que ce boxeur se disqualifie par
un coup de tête « hors
cadre »
donné
à
l’adversaire.
En miroir, dans le dernier chapitre, « La
ligne rouge », on voit les techniques du noble art apparaitre en temps réel
chez un boxeur novice. La dernière injonction de
son entraineur est « maintenant tu vas lui casser la gueule ».
Et cette phrase conclusive je pense éclaire
sur ce qui a été
en
jeu tout le film : l’apparition du corps abimé,
meurtri, de la gueule cassée, dans les dispositifs et artefacts distanciés,
supports au témoignage sur la brutalité
primaire
du conflit, qui ne peut s’appréhender
que par un cheminement abstrait.
Afrique. Comment ça va avec la douleur ? Raymond Depardon ? 1996, 165 minutes
L’Afrique est un continent malade. Malade du sida, malade des guerres civiles, malade des génocides, malade de la famine… Malade de la douleur.
Depardon n’est pas africain. Mais c’est peu dire qu’il aime l’Afrique. L’Afrique est son continent. Ou plus exactement, son monde, sa terre. La douleur de l’Afrique est sa douleur, une douleur dont il n’est pas simple spectateur, qu’il vit dans chacune de ses images.. Cette douleur, en regardant ce film, nous la partageons. La force des images la fait nôtre.
Il y a au début du film un plan tout à fait exceptionnel : la minute de silence observée par Nelson Mandela. Filmé en légère contre-plongée, stature imposante, grave, le premier président noir de l’Afrique du Sud se prête de bon grès à la demande du cinéaste – qu’il a dû quand même trouver surprenante. Plutôt que de lui poser des questions, le faire parler dans une interview classique, Depardon se contente de le filmer, immobile et silencieux. C’est la seule référence du film. Si la fin de l’apartheid n’a pas supprimé la douleur en Afrique du Sud, c’est quand même une première victoire, indispensable. Toute la suite du film montrera l’immense chemin qui reste à parcourir pour vaincre la douleur, ou simplement la faire reculer ne serait-ce qu’un petit peu.
Afrique. Comment ça va avec la douleur est un voyage, du sud au nord. Un itinéraire à travers les pays qui souffrent. Que peut le cinéaste devant l’immensité du désastre ? Chaque étape semble pire que la précédente. Où est la lueur d’espoir qui permet de survivre ? Son film n’est pas un document au sens traditionnel du terme, qui voudrait dire la vérité la plus profonde du réel observé. Depardon documentariste va ici au fond d’une démarche qui bouscule l’idée même de documentaire. Bien sûr, comme chez Marker par exemple, ou quelques autres, son point de départ est bien son attention au réel qu’il connaît parfaitement. Mais son film n’est pas un essai sur l’Afrique. En toute rigueur, il ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà. Pourtant, après l’avoir vu, nous pouvons dire que maintenant, et maintenant seulement, nous savons, que nous avons appris, au sens le plus fort, celui qui modifie la totalité de notre être, ce qu’est l’Afrique. Démarche unique et donc exemplaire. Depardon seul avec sa caméra, faisant à la fois l’image et le son, parfois seulement accompagné d’un interprète, nous donne à voir des images, ses images, entièrement personnelles, mais dont le sens est universel : la douleur de l’Afrique.
Z32, Avi Mograbi, France-Israël, 2008, 81 minutes.
Z32 est le matricule d’un soldat de l’armée israélienne. Ce soldat, dont nous ne connaîtrons que le matricule, vient témoigner devant la caméra d’Avi Mograbi. Il y a là pour le cinéaste une remarquable occasion de poursuivre son investigation sur la vision qu’a la société israélienne du conflit avec les Palestiniens. Et cette fois-ci c’est l’armée qui est en quelque sorte mise en examen, de l’intérieur.
Le tourment de Z32 trouve son origine dans sa participation à une opération de représailles de l’armée israélienne suite à un attentat qui a coûté la vie à six des siens. Il s’agit donc « d’exécuter » des policiers palestiniens, les premiers que le commando rencontrera. Peut-on accepter de faire cela, simplement parce que ce sont les ordres ? Telle est la question que pose le film. Et au-delà du cas individuel de Z32, du plaisir qu’il avoue avoir pris à tuer, c’est la responsabilité de l’armée tout entière qui est en cause.
C’est cette double exigence éthique qui conduit ce militaire à venir témoigner devant les caméras du cinéaste. Cette démarche ne va cependant pas de soi. Ce que souligne fortement le fait qu’elle soit faite dans l’anonymat. Sa position ne semble en tout cas pas majoritaire dans la société israélienne. Dans ce contexte, et alors que la droite nationaliste gagne de plus en plus de voix aux élections israéliennes, le film est un acte politique. De France, il est pourtant bien difficile d’évaluer sa réelle portée dans la société. Ce qui n’enlève rien à la dimension novatrice du film.
Z32, le film, n’est pas un simple documentaire qui se contenterait de rendre compte d’un phénomène de société. C’est un film qui invente des formes nouvelles. D’abord par la mise en scène de l’anonymat. Il ne s’agit plus simplement de flouter les visages du soldat et de sa compagne. Les effets spéciaux numériques permettent de créer des masques d’une grande force visuelle. En même temps, c’est une réflexion fondamentale sur l’implication personnelle dans le récit cinématographique qui est développée.
Une première réponse se trouve dans la présence à l’écran de la compagne de Z32. Elle n’est pas là simplement pour l’aider à parler, pour ne pas le laisser seul devant la caméra. Elle est là parce que c’est à elle que le récit de l’opération militaire a été fait une première fois. Le film n’est pas la mise en image d’une confession où le « coupable » viendrait implorer le pardon. Il est la mise en scène d’un récit médiatisé. Non pour le rendre acceptable. Mais pour le donner à la réflexion collective.
Cette médiation du récit se redouble par la présence du cinéaste à l’écran. Dans beaucoup de ses films, Mograbi se filme lui-même. Mais ici sa présence a un sens encore plus fort. La première séquence où il apparaît est pourtant tout à fait « classique » dans son œuvre cinématographique. Elle correspond à l’interrogation du réalisateur sur la possibilité même de réaliser son film. Cela était déjà le thème central d’Août (avant l’explosion). Apparaissant cagoulé dans son salon, Mograbi s’interroge sur la possibilité de filmer l’anonymat, non pas compris comme un réel indistinct ou indifférencié, mais comme un réel qui se cache, ou se retranche, derrière une barrière, un paravent. La solution du problème sera trouvée dans la réalisation de masques virtuels, qui donne en fin de compte une nouvelle identité, bien réelle, à ceux qui les portent.
Enfin, dernière forme de la présence de Mograbi dans son film, la plus surprenante, la plus innovante : les séquences de chant. Accompagné d’un orchestre, comme s’il était en studio pour enregistrer un album, il met en musique et en paroles le sujet de son film. Quel est le sens de ces séquences qui reviennent régulièrement en contre-point du dialogue entre Z32 et sa compagne ? On pourrait penser que Mograbi se donne en spectacle. Je crois plutôt qu’il vise au contraire à introduire une rupture radicale par rapport à la perspective du voyeurisme et de la confession. On peut dire aussi que ce recours au chant et à la musique introduit une distance par rapport au moralisme facile, à l’apitoiement et à la sensiblerie. Le film est fait pour faire réfléchir le spectateur.
Tout cela fait de Z32 un film comme on n’en a jamais vu. En espérant qu’il ne restera pas une exception dans le cinéma mondial.
Daniel Darc, pieces of my life, de Marc Dufaud et Thierry Villeneuve, 2019, 105 minutes
Qui se souvent de Daniel Darc ? Et de Taxi Girl, le groupe dont il fut le chanteur. Un groupe de rock français qui eut un certain succès dans les années 80. Si à cette époque vous fréquentiez le Gibus à Paris, et si vous regardiez les émissions de télé qui assuraient la promo de ces groupes de jeunes gens modernes, alors oui, vous devez bien retrouver facilement dans votre mémoire les images d’époque et peut-être même quelques fragments des textes que Daniel composait pour son groupe.
Le film que nous proposent aujourd’hui Marc Dufaud et Thierry Villeneuve, qui étaient des amis de Daniel, est bien sûr un film souvenir, et un film hommage, composé comme un puzzle, à partir d’archives personnelles de Daniel, de fragments de concerts, de clips et d’émissions de télé, des pièces proposées sans aucune logique apparente, comme elles doivent surgir dans la mémoire des deux réalisateurs. S’y ajoutent des entretiens avec au moins deux personnages qui ont compté dans la carrière de Daniel, le guitariste de Taxi Girl et Frédéric Lo le compositeur de Crévecoeur, l’album qui en 2004 marqua le grand retour de Daniel sur la scène musicale après une bonne dizaine d’année de vide, où il avait disparu on ne sait où. Et puis il y a le commentaire de Thierry Villeneuve qui propose sa vision personnelle de la personnalité du chanteur. Un commentaire en première personne qui nous dit aussi pourquoi ce film existe. Et comment il a été fait.
Car Daniel Darc, pieces of my life est aussi un regard sur un film en train de se faire. D’où les images récurrentes de la salle de montage qui ponctuent ce qui, sans elles, ne serait qu’un portrait qui échapperait difficilement à l’hagiographie. D’ailleurs, dès les premières images du film, la volonté des réalisateurs de ne pas se limiter à un portrait traditionnel est claire. Le film propose un travail continu sur les images, les gros plans du visage de Daniel, les vues de Paris où dominent le métro, et surtout ces images très oniriques, d’un noir et blanc bleuté, montrant des lieux ou des personnages indistincts, comme si on entrait entièrement dans les rêves de Daniel et la profondeur de son âme.
Daniel Darc, un personnage complexe, parfois contradictoire, animé d’une passion dévorante pour la musique et surtout pour l’écriture Il était chanteur, mais il se voyait surtout poète. Il affirme à plusieurs reprises sa foi en Dieu. Et il ne cache son addiction à la drogue. Mais le film ne cherche pas à étaler des détails de sa vie. On ne saurait rien de ses origines, de son enfance, de ses relations amoureuses ou sociales, en dehors de la musique. Pour les réalisateurs il s’agit avant tout de préserver la dimension mystérieuse du personnage. Ce qui ne va pas sans une forte nostalgie. Daniel Darc est décédé en 2013. Ce qui disparaît avec lui ne reviendra jamais.
Les admirateurs – nombreux – de cette œuvre protéiforme (et encore inachevée) reconnaitront les films qui sont, à chaque mot, évoqués.
Camions
Des rotations incessantes pour transporter le charbon.
Camp de travail
Très vite devenus des camps de la mort.
Censure
Ses films contestataires sont bien évidemment interdits par le régime chinois.
Cheminots
Que l’on rencontre aux arrêts du train.
Chine
Le pays de la démesure. Dont il faut inlassablement dénoncer les dérives et les crimes.
Enfants
Trois sœurs quasiment abandonnées à elles-mêmes, dans une région si peu hospitalière.
Exil
Lorsqu’il n’y a pas d’autre solution que fuir la guerre. Fuir, sans savoir où aller, en emportant le minimum.
Fiction
Une seule fiction jusqu’à ce jour : Le Fossé.
Folie
Pour se débarrasser des opposants, les accuser de folie.
Guerre
Les fusillades et les obus tout proches constituent une bande son angoissante.
Industrie
La plus traditionnelle est sinistrée. Comme dans bien d’autres régions du monde. Laissant derrière elle des carcasses d’usines abandonnées. Et des ouvriers sans travail.
Jeunesse
Ils quittent leur village pour aller travailler à la ville, la tête pleine de rêves. Pourront-ils les réaliser ?
Mines de charbon
Les plus dangereuses du monde. Mais l’exploitation doit continuer. Économie oblige.
Mort
Vécue sereinement, puisqu’elle est inéluctable.
Neige
Plus grise que blanche. Elle recouvre tout, les rails et les bas-côtés. Jusque sur la caméra.
Nom
Existe-t-on lorsqu’on n’a pas de nom ? Anonymat absolu. Le cinéaste et sa caméra n’existent pas.
Révolution culturelle
Ils s’y sont engagés avec ferveur avant d’en devenir les victimes.
Textile
Il a envahi le monde, mais à quel prix pour ceux qui travaillent dans ces petits ateliers où aucune sécurité ne leur est assurée.
Train
Il continue sa route, rectiligne, s’enfonçant interminablement dans la profondeur de champ. Venant de nulle part, on ne saura jamais où il va.
Usines
Désaffectées ou en voie de l’être. Le feu des hauts-fourneaux. Le désespoir des ouvriers. Les licenciements.
Villages.
Perdus dans la montagne. Les conditions de vie y sont particulièrement difficiles.
Les Trois sœurs du Yunnan, Wang Bing, France-Hong Kong, 2012, 153 minutes
Le film est tourné dans un village situé à 3 200 mètres sur les hauts plateaux du Yunnan, dans les contreforts de l’Himalaya. Un village pauvre, très pauvre, subsistant essentiellement de l’élevage de quelques moutons ou autres cochons. C’est dans une de ces habitations que nous allons faire connaissance de trois enfants, trois filles de 10, 6 et 4 ans. Nous allons suivre pendant tout le film leur vie quotidienne et surtout celle de l’aînée, Yinging, qui doit jouer le rôle de mère de famille, puisqu’au début du film elles sont seules, livrées à elles-mêmes, le père étant parti travailler à la ville.
À 10 ans, Yinging est-elle encore une enfant ? Dans la première séquence du film, elle prépare le feu, à même le sol, ses deux sœurs jouent à côté d’elle, se disputent et elle doit essayer de consoler la plus petite. On n’a l’impression tout au long du film qu’elle ne rit jamais, même pas un sourire. Les tâches ménagères qu’elle doit effectuer se répètent inlassablement. De jour comme de nuit, ces séquences d’intérieur sont sombres, peu éclairées, même si un rayon de soleil semble tomber du ciel. Dehors, elle part garder les cochons sur de maigres prés à côté du village, ou bien elle aide le grand-père à rentrer les moutons dans ce qui leur sert d’étable. Des actions lentes, méthodiques, que Wang Bing filme sans mesurer la longueur des plans. Le film est l’exact opposé du film d’action qui vise à créer un rythme. Ici, c’est la durée qui compte. Un filmage qui demande au spectateur autant de patience, et de persévérance, que Yinging en met à cueillir de petites pommes de pins sur des arbustes rabougris.
Le sujet du film est-il la misère de ces villageois isolés dans leur montagne, oubliés de tous ? Le père revenu un temps au village conduit ses filles à la ville voisine. Yinging va à l’école. De retour, elle s’efforcera de faire quelques devoirs sur un cahier à moitié déchiré qu’elle pliera cependant avec soin lorsqu’elle devra faire un peu de ménage et préparer le repas. Mais si la misère est omniprésente, Wang Bing filme aussi la persévérance de cette enfant, sa résistance face à des conditions matérielles de vie qu’on a du mal à croire réelle. Et pourtant…
Sans ajouter le moindre commentaire, sans porter le moindre jugement, Wang Bing nous montrer une face de la Chine qu’on aurait tendance à oublier, tant il est tentant d’y filmer l’explosion des villes et le déferlement de biens de consommations dont quelques-uns peuvent jouir. Le cinéma de Wang Bing nous apprend à savoir ouvrir les yeux.
Sur le film lire aussi I COMME INCIPIT – Wang Bing
Se filmer tous les jours pour réaliser le film d’une vie
Cheval
Celui De Bartabas, au nom de peintre. Caravage
Commentaire
« C’est ça tout le problème, parler et filmer en même temps »
Deuil
Repeindre une pièce en noir, même les fenêtres, surtout les fenêtres
Filmeur
Seul avec une caméra numérique, filmer les petits bonheurs quotidiens.
Françoise
La compagne du filmeur qui partage toujours avec bonne grâce ses facéties et ses taquineries.
Irène
La compagne victime d’un accident de la route. Un vide qui qui ne sera jamais comblé.
Mort
Une compagne, les parents, une amie…Une vie.
Obsession
« Avant, je notais tout. Maintenant, je filme ».
Paradis
Il existe ici-bas. Tout simplement.
Parents
Les accompagner jusqu’à leurs derniers moments.
Portrait
24 courts consacrés à des femmes exerçant de petits métiers en voie de disparition, 3 moyens consacrés à des auteurs d’actes d’héroïsme pendant une guerre (la seconde et celle d’Algérie), 6 Xl consacrés à des ami.e.s
Renoncement
Aux grosses équipes techniques, aux budgets plus ou moins conséquents, aux acteurs, aux actrices et aux figurants, bref à la fiction.
Vie quotidienne
Faite de petits riens mais qui sont tellement importants.
Des mots clés pour rendre compte de son œuvre, la résumer un peu, la caractériser peut-être, la faire connaître en tout cas et surtout la faire aimer.
Des entrées qui ouvrent des voyages dans ses films, qui peuvent nous guider, qui nous suggèrent des itinéraires, qui nous donnent des rendez-vous pour des rencontres souvent étonnantes, mais toujours stimulantes.
Des souvenirs de séquences, d’images, de voix, de musique. A travers mon filtre personnel.
Admiration
Des exercices pour rendre hommage à des cinéastes admirés, reconnaître une dette, faire un bout de chemin ensemble. Une petite sœur (Naomie Kawase) et frère Alain (Cavalier), une scène culte d’un film culte (La Maman et la putain d’Eustache), Jean Cocteau et Roberto Rossellini.
Allemagne
L’autre pays, après l’Italie, celui des voyages aussi nombreux, ou presque. Le pays des musées, de la musique romantique. Le pays des brumes, du froid, de l’hiver. Le pays du nord, si loin du sud. Mais le pays de la littérature et de la poésie. Et surtout de la musique.
Amants
Il y a les amants d’une rencontre, une rencontre brève, que l’on fait dans un lieu où l’on va pour faire des rencontres, des rencontres sans lendemain donc, parfois décevantes, mais qui peuvent aussi se révéler exaltante. Il y a aussi des rencontres dues au hasard, le hasard de la vie, la vie tout simplement.
Et puis il y a les amants qui ne sont pas qu’une simple aventure, des amants avec qui on s’installe, dans la vie, dans un appartement, avec qui se mettent en place des habitudes, presque des routines. Des amants pour lesquels le terme amour a du sens. Simon, bien sûr.
Amour
Indispensable à la vie, le sentiment amoureux lui donne tout son sens. L’exaltation de la rencontre, les affres de la séparation et l’intensité de chaque instant vécu avec l’être aimé. L’amour n’est jamais désincarné.
Attentat.
A la gare de Bologne le 2 août 1980, 85 morts.
Autobiographie
Parler de soi, encore et toujours, raconter des épisodes de sa vie, être présent à l’image quelque fois et dans la bande son, en off, toujours.
Berlin
Mais pourquoi donc aller vivre à Berlin quand on est Français ?
Didi-Huberman
Pour l’évocation de la Survivance des Lucioles.
Drogue
Un shoot qui aurait pu finir mal, très mal…mais qui finit quand même bien.
Érudition.
La connaissance de la peinture. Celle du Caravage en particulier. La philosophie. De Pascal à Didi-Huberman.
Homosexualité
Des corps d’hommes, souvent barbus, nus, enlacés, se caressant, dans des images faiblement éclairées. Des rencontres furtives. Des liaisons suivies. La drague. La tendresse aussi.
Immigrés
Un campement sous un pont de Paris, vu depuis la fenêtre de l’appartement tout proche. L’évocation de la vie du monde.
Italie
L’émerveillement des premiers voyages, des premiers amours. Puis le passage du temps. Trop de changements. Le pays aimé devient haï.
Jansénisme
Une aventure religieuse et philosophique qui finit mal.
Musique
Pour voyager dans le temps. Du XVII° sicle de Couperin au romantisme allemand.
Palerme
Pour y rencontrer des marionnettes.
Paris
Un quartier surtout, qui sonne comme une annonce, Bonne Nouvelle.
Peinture
Des musées. Des tableaux filmés en gros plans. Des corps nus d’hommes. Caravage.
Rome.
La ville du premier film. Une ville comme nous ne l’avons jamais vue. Une ville sale, délabrée, aux murs de vieilles maisons décrépis. Une ville nocturne, sombre, pluvieuse. Une ville filmée en longs plans fixes et presque sans mouvement. Des images sans aucune beauté, sans aucune recherche esthétisante
Schubert
Un voyage en hiver. Du piano. Des sonates, celle en la majeur en particulier.
Ténèbres.
Les trois leçons de Couperin. « Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les musiciens composèrent des “leçons de ténèbres” d’après le texte des lamentations de Jérémie. Ces leçons étaient chantées les Mercredi, Jeudi et Vendredi saints. Durant ces “ offices des Ténèbres”, on éteignait un à un les cierges d’un chandelier jusqu’à l’obscurité ultime de l’ignorance du monde. »
Villes
En Allemagne et en Italie, de Rome à Berlin. Mais aussi Buenos Aires. Et bien sûr Paris. Des plans fixes de carrefours ou des travelings le long des rues, longs, lents. Des images le plus souvent nocturnes. Des ruelles étroites, peu éclairées. Et souvent, la pluie.
Voix off
De film en film, le récit d’une vie intérieure riche en sentiments.
Voyages
Partir, pour des raisons professionnelles ou sans raison. Quitter un lieu. L’incertitude du retour. Mais la découverte de la route. Et un travail de mémoire aussi.
Cinq caméras brisées, Emad Burnat et Guy Davidi, France-Israël-Palestine, 2011. 90 minutes.
Le cinéma peut-il rendre compte de la vie quotidienne des Palestiniens, de leur vie professionnelle et familiale, sans évoquer en même temps la situation faite à leur peuple depuis qu’il y a des « territoires occupés » ? Le film du Palestinien Emad Burnat et de l’Israélien Guy Davidi répond clairement par la négative. Le conflit israélo-palestinien est non seulement le contexte historique et politique de la vie de tout habitant de la Cisjordanie. Il est leur vie même, il est leur quotidien, chaque instant, chaque acte de leur vie. Le sens de Cinq Caméras brisées est de dire que dans la situation actuelle, le peuple palestinien n’a pas de vie « privée ».
Emad est agriculteur. Il n’est pas cinéaste, mais il le deviendra par la force des choses. Avant 2005, il cultivait des oliviers, comme tous les agriculteurs de son village, Bil’in. En 2005, tout bascule. L’État d’Israël décide de construire un mur sur la commune pour séparer le village de la colonie juive qui doit s’implanter sur ce territoire, privant les Palestiniens de l’accès aux oliveraies. Alors le village tout entier va se révolter, ne pas accepter cette spoliation. Tous les vendredis sont organisées des manifestations pacifiques mais qui deviendront de plus en plus violentes du fait de la répression exercée par l’armée israélienne qui n’hésite pas à tirer sur des hommes, femmes et enfants non armés, qui n’hésite pas à blesser et à tuer.
En 2005, à la naissance de son quatrième enfant, Djibril, Emad achète une caméra, sans projet autre que de filmer sa famille et son fils. Mais la situation du village et de ses habitants va le pousser à en faire un tout autre usage. Manifestant parmi les manifestants, il filme régulièrement et avec persévérance les manifestations. Ce qui n’est pas sans danger, comme le prouve le fait que ses caméras seront successivement détruites dans les heurts avec l’armée israélienne.
Le film retrace la chronique de cette lutte, mais en même temps il montre comment cette lutte se répercute sur la vie familiale d’Emad. Mais pour lui, il n’est pas question de renoncer. Comme aucun habitant de Bil’in ne renonce aux manifestations. Les filmer est alors un acte de résistance. C’est la force du film de montrer comment cet acte de résistance est à la fois personnel et collectif, familial et historique. Il nous place au cœur des manifestations, au plus près des soldats. En même temps, il nous ouvre l’intimité de la vie d’une famille palestinienne en temps de guerre. Une famille qui devient le symbole de la lutte de tout un peuple.