Des films anciens ou récents, inédits ou culte ; des entretiens avec des cinéastes ; des filmographies thématiques. Le documentaire sous toutes ses formes.
Grève ou crève. Jonathan Rescigno, 2020, 93 minutes.
1995, les mines ferment. Le charbon n’est plus rentable. Les mineurs perdent leur emploi et leur raison de vivre. Il ne leur reste plus qu’à se mettre en grève. Et à manifester.
Leurs manifestations sont dures, violentes, avec la force du désespoir. « Armés » de manches de pioche, ils affrontent les forces de l’ordre. Qui bien sûr répliquent à coup de grenades lacrymogènes.
Les images d’archives de ces luttes que nous propose le film de Jonathan Rescigno sont donc le plus souvent remplies d’une épaisse fumée blanche. Une fumée qui envahit souvent l’écran, même en dehors des manifestations. Le brouillard par exemple, ou les nuages. Ou des feux d’artifices. Des trainées, des volutes, qui peu à peu ou rapidement, recouvrent tout. Le visible devient quelque peu flou, obscurci même par les fumées blanches.
Ces images nous montrent des manifestations bien différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui, surtout dans l’arsenal des armes dont dispose la police. Quoique déjà il y a des blessés côté manifestants, victimes essentiellement des tirs « tendus ». Mais ce qu’on pourrait appeler « la gestuelle » de la manifestation, est des plus classiques – ou du moins le deviendra. Jets de pierres contre jets de grenades. Et coups de pied dans les grenades qui atterrissent devant les manifestants pour retour à l’envoyeur. On voit pourtant peu de coups de matraque, les affrontements directs étant filmés derrière la première ligne de manifestants et non aux côtés de la police. Il n’en reste pas moins que la violence est bien présente et si nous assistons à un défilé pacifique -impressionnant la nuit avec les lampes frontales des mineurs qui nous éblouissent – il fait exception. Les mineurs partent littéralement à l’assaut de la police, au point que l’un d’eux – qui fabriquait alors des cocktails Molotov – reconnait après coup qu’il ne s’agissait plus de manifestation !
Ces images de manifestations violentes sont bien sûr particulièrement saisissantes et constituent un témoignage important sur les luttes ouvrières de l’époque. Mais le film de Jonathan Rescigno n’en reste pas à cette dimension historique. Son propos c’est ouvertement de mettre en perspective la grève des mineurs et leur lutte avec la situation actuelle des villes de l’est de la France, région industriellement sinistrée. Car bien sûr la vie à repris dans le bassin minier et si les plaies sont encore vives, la jeunesse est passée à autre chose.
Cette autre chose, c’est dans Grève ou crève, le sport et les loisirs, essentiellement. Le sport c’est la boxe, les loisirs c’est une fête foraine – avec ses manèges impressionnants, ses loteries et son tir à la carabine. Les deux sont filmés avec beaucoup de virtuosité, dans les combats du gala de boxe final par exemple. Rescigno ne filme pas le travail (est-ce qu’il y en a dans la région ?), mais s’attarde longuement dans les rues de la ville, filmées en plongées de nuit. Des rues totalement vides, sans passants, pas même une voiture…Et puis, souvent, ce brouillard envahissant, évoquant qu’on le veuille ou non la fumée des lacrimos, dont il est bien difficile de se débarrasser.
Des rencontres avec des adolescentes et des adolescents -mais aussi des personnes du troisième âge – dans les banlieues ou des lycées professionnels. A l’écoute de leur parole, évoquant en toute simplicité leur vie, leurs problèmes, leurs espoirs et leurs rêves. Un cinéma de l’authenticité.
Tu me demandes de jeter sur le papier quelques idées sur le choix du noir et blanc dans mon film documentaire Couteau suisse. Je vais essayer de te répondre le plus sincèrement possible, tout en te rappelant que l’esthétique d’une œuvre, cinématographique ou autre, ne procède pas d’un choix mûrement réfléchi, conscient, d’un raisonnement, mais au contraire d’une réaction animale, incompatible avec les exigences du logos, à la difficulté, souvent même à l’impossibilité d’être.
Pour un cinéaste le choix du noir et blanc pour un film est tout sauf un choix. Ce n’est, d’ailleurs, contrairement aux idées reçues, pas plus un choix qu’une solution de facilité. Chez certains spectateurs le noir et blanc réactive la nostalgie d’un cinéma illustratif et passéiste qui m’a toujours semblé une pure hérésie. Le noir et blanc, loin de se conjuguer au passé, est devenu l’un des attributs d’un art poétique cinématographique pleinement contemporain, c’est-à-dire résolument lucide sur ses enjeux politiques. L’esthétisme est l’exact opposé de l’esthétique. L’esthétique, comme l’écrivait Sartre dans Situations, renvoie à une morale. L’esthétisme jamais, puisqu’il est précisément un renoncement à l’ascèse de l’esthétique. Le noir et blanc n’a pas de beauté intrinsèque. Sa charge de pittoresque est son plus grand danger. Il n’est pas beau en soi, il est à la rigueur juste joli, c’est-à-dire décoratif, régressif, réactionnaire. Il n’est beau que s’il est vrai, nécessaire, urgent, capable de faire résonner les véritables enjeux d’une histoire, d’un sujet, d’un personnage. S’il s’agit d’une coquetterie, d’une boursoufflure passéiste, le noir et blanc agit alors comme un écran de fumée qui renvoie le cinéma au divertissement pascalien. Mais il y aussi un paradoxe pervers qu’il faut prendre en compte. Qu’il faut intégrer, sans hypocrisie, dans le tissu même de son travail de cinéaste. Le paradoxe qui veut que le refus de la posture artistique est, en soi, une posture artistique.
Le passé ne s’écrit pas en noir et blanc. Le noir et blanc doit agir comme un révélateur, et non comme un effet spécial, un accessoire magique destiné à arrondir les angles, à atténuer la violence ou l’ambiguïté des évènements passés, personnels ou non, qu’on se propose d’évoquer ou de raconter.
Quand j’ai commencé à travailler sur Couteau suisse j’avais écrit ce texte de présentation que je n’ai finalement pas utilisé. « Une histoire vraie n’est jamais aussi vraie que lorsqu’ elle est réinventée. Couteau suisse n’est ni un documentaire ni une fiction. Les personnages principaux de cette histoire ont existé, ils ont traversé ma vie, peut-être ai-je aussi, dans une moindre part, traverser la leur, mais ils n’ont pas existé sous la forme que je leur prête. Je n’ai pas menti. Je n’ai pas trahi. J’ai réécrit un brouillon de mémoire. Je lui ai donné une forme, une colonne vertébrale, une vérité émotionnelle, sensorielle, qu’il n’aurait pas eus si je m’étais contenté de la stricte vérité factuelle. La mémoire n’est souvent qu’une matière première qui a besoin d’une paire de ciseaux et d’un tube de colle pour se rendre intelligible. Il faut parfois savoir prendre des libertés avec la vérité du souvenir pour, pleinement, le retrouver dans sa fraîcheur d’origine. S’éloigner pour mieux se rapprocher, comme on dit en mathématiques, de sa valeur absolue, c’est là tout l’enjeu de ce genre cinématographique impur, hybride, la fiction documentaire »
Le noir et blanc. L’expression est impropre. En tant que tel le noir et blanc n’existe pas. Il n’y a pas de noir et blanc. Il y a des noirs et blancs. Parlons technique, veux-tu. On peut tourner directement en noir et blanc, c’est-à-dire choisir l’option noir et blanc sur le menu de sa caméra. On peut aussi tourner en couleur, en fichier brut (c’est-à-dire non compressé) et puis, ensuite, choisir un noir et blanc spécifique sur son logiciel de montage. On peut alors jouer sur la lumière, le contraste etc… Voici donc un inventaire à la Prévert, quelques appellations, quelques noirs et blancs possibles :
Monochrome Fuji ETERNA 250 D Kodak 2395
Monochrome Kodak 5205 Fuji 3510
Monochrome Kodak 5218 Kodak 2395
SL NOIR 1965
SL NOIR HDR
SL NOIR LDR
SL NOIR NOUVELLE
SL NOIR NOUVELLE RED
SL RED WAVE
SL NOIR TRI-X
Mais on peut aussi, très sommairement, se contenter de désaturer une image couleur. C’est un peu l’équivalent de la fonction automatique des appareils photos. Il s’agit alors d’un noir et blanc aléatoire, non choisi, sans relief. Mais qui peut aussi, parfois, procéder d’un choix esthétique.
Tout cela pour dire que le noir et blanc se conjugue l’infini, offrant au cinéaste une palette qui lui permet de trouver la nuance la plus cohérente, la plus adéquate.
Couteau suisse je le vois comme un film américain. C’est une histoire pourtant très française, qui se passe dans une ville moyenne française à la fin des années soixante-dix. Pourtant dès le début ça a été une évidence. Le noir et blanc très blanc, presque sans contraste, de la solarité funèbre de ces villes du centre de l’Amérique, écrasées par la chaleur, les ciels immenses, l’horizon comme un gouffre, l’ennui sans antidote, ces villes aux banlieues sans fin, aux pavillons accueillants, à la propreté anxiogène, alignés comme des tombeaux d’emmurés vivants. S’il m’est arrivé, pour certains films, (Escort boy, par exemple) de m’inspirer du noir et blanc nerveux, nocturne, sexuel, granuleux, grumeleux, du photographe japonais Daido Moriyama, j’ai choisi, pour Couteau suisse, de m’inspirer du noir et blanc neutre, non contrasté de certains grands photographes américains de paysages urbains middle class tels que Lewis Baltz, Robert Adams, John Schott ou Nicolas Dixon. La violence, la rage et le sadomasochisme de Couteau suisse vient de ma fascination pour le William Faulkner de Lumières d’août, du Bruit et la fureuret de Sanctuaire. Il m’a semblé, d’emblée, évident que ce noir et blanc si particulier, en apparence si anodin, si peu stylisé, était en réalité le seul susceptible de rendre intacte la tonalité vénéneuse de cette histoire aux personnages de tragédie grecque.
C’est un noir et blanc qui ne renvoie nullement au passé, à la mémoire, ni même à la mémoire du cinéma. Les noirs et blancs numériques n’ont rien de commun avec les noirs et blancs du cinéma argentique. Ils n’ont aucune charge nostalgique. Celui de Couteau suisse est un noir et blanc incantatoire, tout à fois froid et lyrique, implacable comme la hache d’un bourreau.
Chaque fragment de mémoire, chaque impression est une énergie. Et chaque parcelle d’énergie possède une musicalité, une colorimétrie qui lui est propre. Faire résonner, de l’intérieur, l’enfer de ma propre mélancolie ne pouvait, de mon point de vue, se concevoir qu’en noir et blanc.
Y a-t-il une esthétique particulière – revendiquée ou non par les cinéastes – dans les documentaires en noir et blanc ? Question quelque peu bateau à laquelle on ne peut certainement pas apporter une réponse unique, univoque. A partir d’un inventaire – très sélectif – de films dont on ne voit pas comment ils pourraient être en couleur, on essaiera de repérer non pas des constantes mais des directions communes. Le fait par exemple que beaucoup de films traitant des banlieues et de l’immigration ne sont pas en couleurs n’est certainement pas un hasard. Et puis il y a des conventions, en premier lieu en ce qui concerne les films d’histoire ou à dimension historique – ou des contraintes matérielles dans les films qui sont des montages d’archives lorsque celles-ci sont anciennes. Mais il n’en reste pas moins que les images en noir et blanc – qui sont en elles-mêmes à l’opposé du réalisme puisque aucune vision du réel n’est sans couleurs – donne au film une tonalité bien spécifique pouvant aller de l’expression du désespoir à un enthousiasme créateur.
Notre sélection exclut les films d’avant 1930 – et les grands classiques, Flaherty, Vertov, Vigo, Ruttmann, Rouquier – les montages d’archives, les films de BD ou sur la BD, les films scientifiques et les courts métrages de commande ou de télévision.
17° parallèle, Joris Ivens et Marceline Loridan
Araya de Margot Benaceraf
Baka, Thierry Knauff
La Bataille du Chili, Patricio Guzmán
Couteau suisse, François Zabaleta
De cendres et de braises, Manon Ott
Les Eclats, Sylvain George
L’Enfant aveugle, Johan van der Keuken
Être là, Régis Sauder
Grands soirs, petits matins, William Klein
Histoire d’A, Charles Belmont et Marielle Issartel
Histoire de la nuit, Clemens Klopfenstein
Le Joli mai, Chris Marker et Pierre Lhomme
Licu, Ana Dumitrescu
Near Death, Frederic Wiseman
N’entre pas sans violence dans la nuit, Sylvain George
Patricio Guzmán, une histoire chilienne, Catalina Villar
Paris est une fête – Un film en 18 vagues Sylvain George
Le Masque, Johan van der Keuken
Middle of the Moment, Nicolas Humbert, Werner Penzel
Le Mystère Picasso, Georges-Henri Clouzot
Les Révoltés, Michel Andrieu, Jacques Kebadian
San Clemente, Raymond Depardon
Le Sang des bêtes, Georges Franju
Si j’avais 4 dromadaires, Chris Marker
Step across the border, Nicolas Humbert et Werner Penzel
Les Statues meurent aussi, Chris Marker et Alain Resnais
Le Temps, Johan van der Keuken
Le Temps de la lumière, Ana Dumitrescu
Titicut Follies, Frederic Wiseman
La trilogie de l’Île-aux-Coudres (Pour la suite du monde, Le Règne du jour, Les Voitures d’eau) de Pierre Perrault
Trio, Ana Dumitrescu
Ulysse, Agnès Varda
Un jeudi sur deux, François Zabaleta
Une poste à la Courneuve, Dominique Cabrera
Vers Madrid – The Burning Bright – (Un film d’in/actualités), Sylvain George.
What you gonna do when the world’s on fire, Roberto Minervini
Note : Nous avons volontairement limité la mention des films de Frederic Wiseman à deux films. Le lecteur complètera facilement la liste par lui-même.
Pour votre confort et votre sécurité. Frédéric Mainçon, 2020, 59 minutes.
Filmer un musée. La vie d’un musée. Tous les aspects de cette vie. Parce qu’un musée est vivant. Grâce à ceux qui y travaille. Beaucoup plus que par les œuvres qui y sont exposées. Même si ces œuvres sont contemporaines, réalisées par les artistes vivants, mais qui ne sont plus nécessairement là, sur place, dans le musée, avec leurs œuvres, qu’ils abandonnent donc aux visiteurs, ou à ceux qui sont là tous les jours, qui ne font pas que passer, les gardiens de musée.
Dans le « genre » film de musée, il y a deux grandes références, très différentes l’une de l’autre, mais auxquelles on ne peut pas ne pas penser quand un cinéaste se propose de filmer un de ces lieux de l’art. Wiseman et la National Gallery à Londres et Philibert et sa Ville Louvre. Ce dernier ayant l’originalité de nous montrer en quelque sorte l’envers du décor, tous ceux qui travaillent pour que le musée soit visitable, pour que le public puisse rencontrer des œuvres. Mais ces œuvres, justement, ce n’est pas le propos du film de nous les montrer, contrairement à Wiseman qui lui n’hésite pas à filmer des tableaux plein cadre et de suivre des guides qui en parlent, et des spectateurs qui les admirent.
Au Palais de Tokyo, Frédéric Mainçon nous propose une approche bien à lui, en se centrant sur les membres du service de sécurité, ces personnels qui accueillent les visiteurs pour les fouiller et qui les surveillent, sans en avoir l’air, dans chaque salle.
Et des salles dans le Palais de Tokyo, à Paris, ce haut lieu de l’art contemporaine, il y en a à profusion, de quoi se perdre dans ces espaces presque infinis. Ces gardiens nous les entendons en voix off, et nous les apercevons dans les salles (mais jamais ils ne s’adressent à la caméra) faire leur travail, c’est-à-dire essentiellement être là, et intervenir en cas de besoin, en particulier si un visiteur ne peut pas résister à l’envie de toucher une œuvre. Une envie que l’on peut parfaitement comprendre dans bien des cas, alors qu’il ne viendrait jamais à l’esprit de qui que ce soit d’essayer de toucher la Joconde. De toute façon elle est parfaitement inaccessible.
Que nous disent ces travailleurs du musée ? Ils nous parlent de leur métier bien sûr, de leur mission, « surveiller et protéger ». Ils nous parlent aussi de l’art, de ces œuvres qu’ils sont chargés de surveiller et protéger donc, cet art contemporain que certains – et ils sont plus nombreux qu’on ne pense, même au Palais de Tokyo – sont plutôt réticents à le considérer comme de l’art. Mais surtout, ils nous parlent d’eux.
La particularité du service de sécurité au Palais de Tokyo, c’est que ses membres sont presque tous originaires d’Afrique. D’où leurs propos sur la relation des noirs et des non- noirs (dans les bureaux nous dit l’un d’eux, il n’y a que des blancs), non pas précisément en termes de racisme – ce qui n’est pourtant pas totalement absent – mais plutôt en termes de stéréotypes ou de fantasmes. Les noirs ne sont-ils pas particulièrement adaptés à ces métiers de sécurité, puisqu’ils sont tous particulièrement forts ? Et puis ce qu’on leur demande ici, c’est « d’être bêtes et disciplinés », dans un travail où il ne faut surtout pas qu’ils prennent des initiatives. Respecter le règlement, voilà ce qu’on leur demande, un point c’est tout. Et le film devient ainsi à travers ces propos, une approche de la situation des travailleurs immigrés (selon la terminologie courante), même si nous ne sommes pas dans une usine ou dans un service de nettoyage.
Mais travailler dans un musée – ou un centre d’art contemporain – c’est côtoyer l’art quotidiennement, c’est avoir avec les œuvres exposées un rapport, un contact, particulier, qu’aucun visiteur ne peut avoir. Et c’est bien ce que nous dit un de ces « surveillants ». Une revanche en quelque sorte, par rapport à la dévalorisation de son travail.
Le film nous fait entendre ces propos en nous promenant dans les salles du Palais de Tokyo, au milieu des visiteurs (il y a même dans une séquence des enfants qui s’amusent bien en courant dans tous les sens), sans jamais avoir l’air de s’arrêter sur une œuvre particulière, mais en nous donnant l’occasion quand même, par le seul fait de circuler dans les salles, de les appréhender. Car l’ensemble du film – sauf deux courtes séquences – est réalisé au ralenti. Comme si le réalisateur voulait nous donner le temps de regarder, et peut-être de contempler – ce qui est là exposé, installé pour être regardé, ou peut-être même contemplé. Ce filmage nous donne donc l’impression d’être tout simplement un de ces visiteurs que nous croisons, de déambuler, en piétinant souvent, sans se presser, dans ces espaces dévolus à l’art contemporain. Car bien évidemment une visite au Palais de Tokyo, ça n’a rien à voir avec une visite au Louvre par exemple, surtout si elle est effectuée en courant (sacré Godard) !
États généraux du film documentaire 2020, sur Tënk.
L’argent ne fait pas le bonheur des pauvres. Manuela Frésil, 2020, 59 minutes.
Connaissez-vous Bessèges ? Une petite ville du Gard, comme il y en a sans doute beaucoup dans le sud de la France. On dirait un village plutôt, même si c’est quand même un gros village. Mais c’est surtout une ville qui se meurt. On ne compte plus dans le film de Manuela Frésil les plans sur les magasins fermés, les boutiques au rideau de fer baissé, définitivement sans doute. Des plans fixes. Parfois une ou deux personnes traversent le champ. Sans un regard vers la boutique. Sans regarder non plus la cinéaste qui filme. Une image de la solitude.
A Bassèges, il n’y a guère de distraction. Le passage du Tour de France quand même, que la cinéaste expédie en deux plans (un pour la caravane publicitaire, l’autre sur la file des coureurs). Elle s’attarde plus pour filmer le carnaval, le défilé des chars, les Miss qui saluent le public (un geste bien mécanique, sans entrain). Il y a quand même du monde aux terrasses des bistrots. Et le soir les villageois (plutôt âgés) dansent en faisant comme s’ils s’amusaient. Mais en dehors de ces événements exceptionnels, n’est-ce pas l’ennui qui domine. Un ennui bien réel chez cette vieille femme, assise à proximité d’un carrefour (le seul peut-être de la ville) et qui compte les voitures à l’aide d’un petit compteur à main sur lequel elle appuie méticuleusement. Ainsi elle peut dire si la circulation augmente …
De quoi vivent les habitants de Bessèges ?
Le film n’est pas une enquête sociologique. Plutôt de chercher à rencontrer un panel des habitants, la cinéaste va se concentrer sur un petit groupe de marginaux, qu’on pourrait dire déclassés. En tout cas ils ne travaillent pas. Ils habitent dans des lieux quelque peu délabrés. Seraient-ils ces pauvres dont parle le titre du film ?
Tout au long du film, on va suivre leurs occupations. Jouer aux échecs ; cueillir des fleurs d’acacia pour faire des beignets, ramasser des châtaignes pour les vendre. Faire un barbecue au bord de la rivière. Et ainsi de suite. Il ne se passe pas grand-chose de plus dans le film. Un film lent. Presque vide. Rempli de rien.
Sauf que ce petit groupe de personnage a une âme. Et donne une âme à la vie du village.
D’abord la cinéaste prend comme personnage central un homme particulièrement attachant, Alec. Dans les premiers plans du film on l’écoute chanter devant le supermarché du coin en s’accompagnant à la guitare. Un artiste ! Dont les chansons (on en découvrira d’autres dans la suite du film) sont originales. Un artiste doublé d’un ingénieur qui s’ignore, un créateur capable de construire des mécanismes étonnants avec une roue de bicyclette et quelques tuyaux. C’est qu’il s’est mis dans la tête de construire une fontaine. Il dessine les plans. Fait des essais. Ne réussit pas du premier coup. Mais persévère jusqu’à ce qu’il puisse installer son « œuvre » près de la rivière. Une rivière où d’ailleurs ses amis, les membres de sa « tribu » comme il dit, font eux aussi œuvre artistique en accumulant des rochers, en érigeant des statues ou des sculptures avec et en les peignant de couleurs vives. On n’est pas loin de Tinguely et de Niki de Saint Phalle.
Les membres de cette tribu sont-ils heureux ? Aucune plainte, aucune revendication dans leurs propos. Ils ne parlent jamais d’argent. Comme s’ils n’en avaient pas besoin. Ils vivent en parfaite harmonie avec eux-mêmes. Mais il serait trop facile de dire qu’ils ont trouvé le vrai bonheur. En fait, le film ne répond pas à la question. Il ne s’agit surtout pas pour la cinéaste de proposer une théorie. Le bonheur, sans doute chacun peut le trouver en lui-même, ce qui est une idée bien banale. Mais dans le film il paraît évident qu’Alec en a trouver un petit brin.
Une nuit à l’Opéra. Sergueï Loznitsa, France, 2020, 19 minutes.
On savait Loznitza maître dans l’art du montage d’archives, avec ces réussites exemplaires que sont Revue (2008) ou Le Siège (2005) concernant le siège de Léningrad pendant la deuxième guerre mondiale. On en a ici une nouvelle illustration, dans un registre beaucoup plus léger, mais tout aussi chargé de significations.
Le titre du film est quelque peu trompeur. Non seulement le film n’a rien à voir avec les Marx Brothers, mais en plus il ne nous montre pas une seule nuit, mais opère une synthèse des différentes archives disponibles et courant visiblement sur plusieurs années. Et c’est bien sûr beaucoup plus intéressant. Car non seulement on a ainsi accès à l’esprit d’une époque – les trente glorieuses avec son déploiement de luxe et de faste – mais cinématographiquement parlant, l’art du montage peut aussi nous proposer une véritable dramaturgie, de l’attente de l’événement, jusqu’à sa clôture avec l’apothéose du feu d’artifice.
Après le pré-générique montrant la haie d’honneur des gardes républicains sabre au clair, nous nous retrouvons place de l’Opéra au milieu de la foule des badauds venus assister de loin à la cérémonie, en espérant entre-apercevoir une ou deux vedettes et les personnalités de l’époque. Car nous sommes dans les années 50-60, sous le pouvoir gaulliste, et qui semblent dominer par une insouciance générale.
Puis c’est le ballet des voitures, avec leur escorte motorisée pour les officiels. Et la montée des marches du palais Garnier. Le film peut alors très bien servir à une sorte de blind test : quels sont les artistes, les écrivains, les hommes politiques, etc, que nous reconnaissons et ceux dont l’image est aujourd’hui totalement tombée dans l’oubli ? Toujours est-il que nous avons affaire à un déluge de manteaux de fourrure et de robes longues, de médaille sur les poitrines des militaires et de couronnes sur quelques têtes royales ou princières. Tout ce que Paris, la France et même le monde, contient de célébrités défile devant nous, sourire aux lèvres pour les dames. Les puissants du monde – les gouvernants, les hommes de pouvoir – se permettent quelques petits gestes de la main en direction du public. Mais c’est Brigitte Bardot qui triomphe sans conteste à l’applaudimètre.
Quelques scènes, plus ou moins insistantes dans leur répétition, sont autant de clins d’œil humoristiques dans le sérieux ambiant. Par exemple ce moment, en haut des escaliers, où des « petits rats de l’opéra », offrent d’énormes bouquets de fleurs – certains les dépassant en taille – aux dames du jour qui s’empressent de s’en débarrasser en les faisant passer derrière elles.
Et puis il y a tous ces plans avec le Général De Gaulle, alors Président de ka République. De Gaulle avec des lunettes et sans lunettes, accompagné d’un Président africain ou asiatique, d’une tête couronnée ou d’un militaire en grande tenue. Il monte inlassablement les escaliers et semble ne jamais arriver en haut. On en viendrait presque à penser que décidément ces soirées ne sont pas de tout repos.
Il y a quand même un grand moment de sérieux – et de plaisir – dans le film, c’est l’interprétation de l’air de Rosine par Maria Callas sur la scène d’une de ces soirées. Son triomphe est assourdissant, mais le cinéaste a le bon goût de ne pas nous montrer le public, pour rester sur les saluts si modestes de la diva.
Le brio de Loznitsa – un art parfaitement maîtrisé du choix des archives et de leur organisation filmique – nous permet d’apprécier ce qu’on peut appeler la magie des archives. Avec elles, nous saisissons ce qu’une époque a pu avoir de factice et de superficiel. Un tel film serait-il réalisable avec les images d’aujourd’hui. Certainement pas, bien que de telles manifestations d’auto-glorification du pouvoir existent encore. Mais à force de les banaliser à la télévision, on peut parier que cela ne passionnerait plus le grand public et qu’il n’y aurait guère d’intérêt d’en faire un film.
Ils-Elles ont nom Maman, Mademoiselle Boop, Loulou Velvet, Kimi. Nous les rencontrons dans la loge de leur cabaret, lors de la séquence de maquillage d’avant spectacle. Un maquillage qui se doit précis, minutieux, méticuleux avant d’exploser de mille couleurs dans une composition qui est une véritable transformation. Des visages donc filmés en gros plans, dans des jeux de miroirs étonnants. Un moment de vie commune, joyeuse, truculente même (comme la chanson entonnée en chœur) et où le champagne délie les langues et fait pétiller les yeux.
C’est Maman qui parle le plus. Son pseudo dit bien la place qu’elle occupe dans le groupe. C’est bien sûr la plus âgée, la plus expérimentée, celle qui a tout vécu et qui est bien dans son rôle de protectrice des jeunettes. Celles dont les paroles peuvent être des sentences définitives : « si tu veux être heureux-se, tu dois être toi ». Mais il ne s’agit nullement de cacher la difficulté du coming out. Kimi par exemple n’a pas encore dit à sa mère son état de Drag Queen. Pour Maman, il est pourtant absolument nécessaire de franchir le pas.
La relation avec leur mère respective devient ainsi le centre des échanges. Quel et le rôle d’une mère ? Et une mère aime-t-elle, toujours et nécessairement, son enfant. Et cet amour résiste-t-il aux évolutions de la vie ? Assurément il n’est pas facile d’accepter que sa progéniture soit une Drag Queen. L’amour maternel peut-il résister à cette remise en cause radicale des conventions ?
Dans la dernière partie du film, nous sommes conviés à un court – trop court – extrait de leur spectacle. Le film se termine sur ce plan magnifique d’une reconstitution de la Cène, un dernier repas ou un repas de noce, une référence picturale assurément, un tableau vivant donc, mais aussi l’art photographique inspirant le cinéma, un jeu de poses animé pourtant, la beauté de l’image et la vérité du spectacle.
États généraux du film documentaire 2020 sur Tënk.
Du Jura au Japon en passant par l’Algérie, une œuvre où les portraits dominent. Des personnages souvent hors du commun, mais toujours attachants, filmés de façon particulièrement authentique, ce qui nous permet de comprendre leurs passions.
Un film sur Brel ? Non. Un film sur les chansons de Brel ? Pas exactement non plus. Même s’il y a là une excellente occasion de découvrir – pour les plus jeunes – quelques-unes des chansons parmi les plus célèbres du chanteur belge, du Plat pays à Ne me quitte pas en passant par Madeleine ou Jeff.
Ces chansons, elles sont interprétées par Abdel, un immigré algérien qui découvre un jour les chansons de Brel et qui tombe sous le charme. Il n’a alors de cesse de chanter Brel, si possible devant un public, même peu nombreux (il raconte comment il a un jour chanté devant quatre personnes, dont deux étaient des amis). Alors il répète sans cesse, avec trois musiciens (pas d’accordéon, et son Vesoul trouve quand même le moyen de « chauffer », grâce à la guitare), parcourt une bonne partie de la France, du Pays Basque jusqu’en Bretagne en passant par le Périgord, de petites salles communales en restaurants et jusque dans les salons privés.
Le film de Laetitia Mikles est le récit de cette passion, une aventure qui tient du rêve – ou de la folie. Et c’est bien sûr le portrait de cet homme hors du commun, même s’il reste toujours étonnamment modeste. Abdel ne joue pas les vedettes. Il n’est pas une star de la chanson, et il le sait. Il se contente de vivre sa passion. Et ça remplit parfaitement sa vie.
Nous le suivons dans sa vie professionnelle. Il évoque sa vie personnelle, sa femme par exemple (mais elle est absente du film), son père et sa mère qu’il retrouve en Algérie, où comme Brel, il va chanter. L’occasion pour la cinéaste de nous offrir de belle vue d’Alger, et d’évoquer la situation d’immigré d’Abdel.
Mais l’essentiel du film concerne le rapport d’Abdel avec Brel, avec le personnage de Brel, par chansons interposées.
Abdel ne cherche pas à imiter Brel, même si la cinéaste se plait à souligner un certain mimétisme, par exemple dans des gros plans des mains du chanteur devant son micro. Mais il ne renonce jamais à sa propre personnalité. Et si l’on peut dire qu’il s’approprie Brel, le chanteur et le poète, c’est uniquement dans l’interprétation des chansons. On est loin de cette mode des sosies qui essaient de redonner vie à des chanteurs disparus en jouant tout sur le physique.
De Brel lui-même on ne verra dans le film que quelques images, muettes parfois, un court extrait d’interview où le journaliste ne laisse pas parler le chanteur, et on l’entendra enfin, dans la clôture du film, dans l’interprétation de Quand on n’a que l’amour, qui a inspiré le titre du film.
Abdel ne chante pas Amsterdam, et la cinéaste ne filme pas de port. Par contre il évoque à plusieurs reprises une des premières chansons de Brel, Les Fenêtres, et Mikles nous offre de magnifiques plans de façades d’immeubles de nuit. Il y a dans ces choix la marque de l’authenticité du film et de son personnage.
Son dernier film, 9 jours à Raqqa, fait partie de la sélection officielle du Festival de Cannes 2020. Une consécration pour ce cinéaste engagé dont les films sont souvent des lueurs d’espoir.
Ne m’oublie pas. David Sieveking, Allemagne, 2012, 88 minutes
À 73 ans, Gretel est frappée par la maladie d’Alzheimer. Pendant deux ans, son fils David va filmer la progression de la maladie. Surtout, il va s’occuper d’elle pour essayer de retarder cette progression. Il lui demande chaque jour : « Tu me reconnais ? Je suis ton fils. Tu es ma mère. »
Bien sûr, ce combat est perdu d’avance. David le sait, mais, à aucun moment, il ne renoncera. Cela donne à son film une tonalité toute particulière. S’il s’agit d’une manifestation des plus émouvantes d’amour filial, il nous montre aussi la difficile situation de toute une famille face à une maladie incurable. La déchéance de Gretel a quelque chose de pathétique, mais David la filme avec beaucoup de pudeur, beaucoup de retenue. Il se dégage de chaque plan une grande douceur, parce qu’il n’est pas possible de brusquer la malade. Le film respecte parfaitement le rythme de cette vie qui se ralentit peu à peu.
Film sur la maladie d’Alzheimer, Ne m’oublie pas est un film sur la mémoire. Mais c’est aussi un film sur la famille. Accompagnant la longue disparition de la mémoire de sa mère, le cinéaste retrace sa vie, convoquant chaque étape marquante, faisant resurgir les souvenirs qui s’effacent peu à peu. Le film devient ainsi biographique. Non pas seulement pour faire le portrait d’un être cher. Pas seulement non plus pour lui rendre hommage au soir de sa vie. Le récit de la vie de Gretel est rendu nécessaire par la maladie même.
Le film retient surtout son engagement politique, proche de l’extrême gauche, et ses actions en faveur des femmes, créant et animant un groupe féministe. Il évoque aussi sa vie amoureuse, une vie de couple libre où chacun a pu avoir des liaisons extraconjugales sans que cela remette en cause leur entente et leurs sentiments. David multiplie les plans de photos, souvent en noir et blanc, montrant Gretel jeune, souriante, belle et séduisante. Un modèle de femme active et libre, contrastant fortement avec ce que la maladie a fait d’elle.
Affiche
Ce qui fait la force du cinéaste, c’est qu’il garde toujours une grande sérénité. À aucun moment, il ne se révolte contre le sort que la maladie réserve à sa mère. Il évite parfaitement le piège de la nostalgie. On pense simplement que Gretel a bien de la chance d’avoir un fils cinéaste, un fils qui a su faire de son film une victoire contre la maladie. Une victoire artistique.