Des films anciens ou récents, inédits ou culte ; des entretiens avec des cinéastes ; des filmographies thématiques. Le documentaire sous toutes ses formes.
Le Cauchemar de Darwin. Hubert Sauper, France-Autriche-Belgique, 2003, 107 minutes.
Le Cauchemar de Darwin est un film événement à bien des égards. Il connut à sa sortie un succès public et critique important. Il fut couronné par de nombreux prix, dont le César du meilleur premier film en 2004 et toujours en 2004 le prix du meilleur film documentaire européen. D’un autre côté, il suscita une violente polémique qui déboucha sur un procès en diffamation que d’ailleurs le cinéaste gagna. Un film choc donc, qui n’hésite pas à utiliser des images provocantes. Un film dérangeant parce que dénonciateur. Un film qui ne peut pas laisser indifférent.
Le point de départ de l’enquête menée par Hubert Sauper est la perche du Nil, ce poisson carnivore introduit artificiellement dans les années 60, dans le lac Victoria, ce qui aboutit à la disparition de la majorité des poissons présents antérieurement dans le lac. Les filets de perche, eux, ont inondé les poissonneries de tous les supermarchés d’Europe. En Tanzanie, dans la petite ville de Mwanza où nous conduit le cinéaste, deux avions atterrissent chaque jour et repartent avec des tonnes de poissons.
Ce commerce est significatif de la mondialisation contre laquelle le film part en guerre. Sauper montre d’abord qu’il ne profite nullement aux habitants de Mwanza, bien au contraire. L’Afrique qu’il filme est l’Afrique pauvre, exploitée, pillée même, en proie à toutes les calamités du monde moderne, misère, sida, prostitution, corruption, violence généralisée. Les images qu’il réalise ne font pas dans la dentelle et ne peuvent que soulever l’indignation du spectateur. Le visage d’une femme borgne travaillant au séchage du poisson, par exemple, ou l’accumulation des carcasses où prolifère la pourriture et servant de nourriture à la population la plus pauvre du village qui n’a pas d’autres moyens d’échapper à la famine. A la catastrophe écologique concernant le lac, s’ajoute un ensemble de drames humains auxquels aucun habitant ne semble pouvoir échapper. Le film présente une série de portraits plus terrifiants les uns que les autres, du veilleur de nuit à la prostituée, du pécheur à l’industriel, des enfants des rues aux pilotes russes qui essaient de fuir le plus possible la caméra.
Mais le film va plus loin dans la dénonciation. S’insurgeant contre les effets de la mondialisation, il prétend en dévoiler les dessous les plus scandaleux. Le trafic d’armes en particulier. Car les avions qui viennent chercher le poisson n’arrivent jamais vide…
L ’existence d’un tel trafic fut au cœur de la polémique que suscita le film. L’historien François Garçon en particulier partit en guerre contre le cinéaste, dénonçant son film comme n’étant qu’une supercherie, pratiquant l’amalgame et ne mettant l’accent que sur les aspects négatifs du commerce de la perche du Nil. Rien ne prouverait dans le film l’existence du trafic d’armes, ni que les carcasses de poisson réduites en farine serviraient à la nourriture humaine plutôt qu’à celle des animaux, dont il existerait une industrie florissante contribuant à la richesse du pays. Au-delà de ses éléments concrets, une telle polémique n’oppose-t-elle pas au fond ceux qui ne voient dans les effets de la mondialisation que des épiphénomènes négligeables à ceux qui la condamnent en bloc. Le film de Sauper est révélateur des enjeux du débat.
Le Cauchemar de Darwin a été réalisé clandestinement, le cinéaste et son équipe se faisant passer pour de simples touristes, ou se déguisant en pilotes russes. Le résultat est un film engagé, qui n’hésite pas à utiliser des images choquantes, parfois à la limite du supportable, pour provoquer la réaction du spectateur. Ce n’est pas un film historique, ni une simple enquête journalistique. C’est un film d’auteur, qui témoigne et qui alerte, et qui utilise les ressources du cinéma pour le faire de façon percutante et efficace. Le cauchemar, un jour, ne risque-t-il pas de se transformer en réalité ?
Le mil, sauvage ou cultivé, la céréale emblématique de l’Afrique, comme le blé l’est pour les Européens, le riz pour les asiatiques ou le maïs pour les Américains. Une céréale nourricière, qui a tout pour combattre la sécheresse et le risque de famine. Mais comment résiste-t-elle devant la mondialisation et sa recherche incessante de l’augmentation des rendements qui conduit bien des africains à se tourner vers le maïs, ou même le coton ? Le mil, une céréale à défendre.
Après un incipit en dessin animé qui retrace rapidement l’origine des mils, le film nous conduit dans un voyage au Sénégal et au Mali, dans ce Sahel toujours guetté par la sécheresse. Nous y rencontrons les différents acteurs concernés par les problèmes actuels de l’agriculture en Afrique. Des chercheurs qui font état de leurs travaux, mais surtout de simples paysans pour qui la culture du mil est toute une tradition et surtout une question de survie. On est frappé par le bon sens de ces agriculteurs qui subissent la concurrence du maïs et du coton qui sont sans doute plus rentables sur le moment. Mais, l’un d’eux insiste avec force sur les risques encourus par l’utilisation des engrais, obligatoires pour faire pousser le maïs, alors que le mil n’en a pas besoin.
Les images proposées par Idriss Diabaté nous immergent dans les champs de mil. Nous assistons à la récolte, manuelle ou avec des machines. Dans les villages les femmes pilent les grains de façon traditionnelle et cuisinent pour les hommes. Nous allons sur les marchés et même dans une boulangerie qui propose des utilisations nouvelles du mil. Des images toujours pleines de vie.
Du réalisateur, Idriss Diabaté, nous connaissions jusqu’à présent son film sur Jean Rouch, Jean Rouch, cinéaste africain, accessible sur le dvd d’hommage au cinéaste ethnographe (Il était une fois Jean Rouch) publié par les éditions Montparnasse. Il a d’autre part fait l’image du film de Constance Ryder, portrait de Monique Peytral, l’auteure des peintures du facsimilé de la grotte de Lascaux (Monique Peytral : peindre Lascaux, peindre la vie). Avec cet éloge des mils, il nous propose de nous pencher sur les problèmes concrets de la vie quotidienne au Sahel concernant l’agriculture et la nourriture, des problèmes que le réchauffement climatique rend sans doute beaucoup plus aigus ici que partout ailleurs.
La saison des tourteaux. Martin Benoist, 2020, 52 minutes.
Etretat, les falaises, comme on ne les a jamais vues. Sous l’Arche, tout près de l’Aiguille. Les pieds dans l’eau, sur les rochers. Des images magnifiques. Et le cinéaste ne se prive pas de nous éblouir. Qui s’en plaindrait ?
Pourtant, il ne s’agit pas de réaliser un dépliant touristique, mais de nous proposer un portrait. Le portrait d’un « non-voyant profond » comme il se présente lui-même. Mais cela au fond n’est pas sa caractéristique essentielle. Il préfère se définir comme pêcheur. Un pécheur de crabes, et de homards. Une pêche à la main, dans les rochers, sous les falaises. Une pêche qui est tout un art.
Si nous voyons beaucoup les falaises dans le film, c’est que nous suivons notre pêcheur, sur la plage, sur les rochers, dans l’eau à marée basse. Nous le voyons pêcher, patiemment, filmé au plus près. Une technique impeccable : il plonge la main sous l’eau après avoir repéré un trou et au toucher, il sait s’il y a une étrille, un tourteau ou un homard, qu’il suffit alors de sortir de sa cachette sans se faire pincer. Une pêche assez dangereuse en somme. Dont la simplicité n’est qu’apparente. Sans compter les risques de chute sur les rochers glissants.
Un film sur la mer et la beauté du paysage, certes. Mais surtout un film sur le handicap, ou plutôt sur le dépassement du handicap. Un film qui montre comment un handicap peut ne plus être une limitation de son activité, mais bien une force. Pêchant les tourteaux depuis l’âge de 14 ans, Christophe, notre pêcheur mal-voyant a tiré profit de l’acuité de son sens du toucher. Dans la mer il est dans son élément, au point où il en vient à affirmer pouvoir admirer la beauté du paysage. Unr bien belle leçon d’optimisme et d’amour de la vie.
Un énorme dôme d’acier s’élève sur l’immensité plate et vide de la campagne à 70 kilomètres de Berlin. Il abrite une île tropicale, avec sa mer, sa plage, des cocotiers et les petites cabanes pour héberger les touristes. Des touristes de tous les pays, mais surtout des allemands et des polonais. Le triomphe du tourisme moderne. Des vacances au soleil et dans la chaleur d’un été éternel pour ceux qui vivent dans le froid et le brouillard.
Marie Voignier filme ce projet titanesque de façon très simple, sans effet grandiloquent, comme s’il s’agissait d’un village de vacances comme il peut en exister un peu partout dans le monde. Des panoramiques très lents sur la végétation, des travellings avant dans les allées comme si on effectuait une simple promenade à pied ou des plans fixes sur l’étendue d’eau d’un bleu uniforme se confondant avec celui du ciel où les nuages sont immobiles, toujours à la même place. Pas de bruit, pas de cris ou d’éclats de voix, tout est fait pour le repos et la détente, ce que ces images si banales évoquent parfaitement. Elle retrace l’historique du projet grâce à des interviews des principaux responsables actuels. Du temps de la RDA, il y avait là un immense terrain d’aviation. Puis, après la chute du mur, une entreprise transforma les entrepôts en usine de fabrication de zeppelins. Un projet déjà de grande ampleur mais qui ne résista pas à une forte tempête destructrice. Puis vinrent les promoteurs touristiques et leur réalisation semble maintenant parfaitement viable économiquement. Ce dont se réjouissent les membres de la direction interrogés, ajoutant au passage l’évocation d’une philosophie d’entreprise pacifiste et d’un hédonisme quelque peu naïf.
En contre-point de la douceur acidulée de Tropical Island, la cinéaste filme le village tout proche avec ses rues et son épicerie bureau de tabac qui sont restées identiques à ce qu’elles étaient avant. Deux vieilles dames, qui parlent parfois en même temps, évoquent ce changement dans leur paysage quotidien. L’île, elles y sont allées quelques fois avec leurs petits-enfants, mais pas question de s’y baigner.
Hinterland montre sur cet exemple concret les évolutions de l’Allemagne réunifiée. En dehors de l’arrivée des cars de touristes rien ne semble avoir vraiment changé pour la population. Le rêve et l’illusion d’un côté, mais de l’autre la réalité n’est pas toujours aussi réjouissante, comme le prouve l’évocation par le pasteur du village du passage à tabac de son fils par des jeunes se réclamant de l’extrême droite. L’Allemagne a encore ses vieux démons.
Une institution, la plus ancienne sans doute. Aujourd’hui en pleine mutation. Décomposition et recomposition. Et aussi les nouvelles formes de procréation. Mais les liens familiaux ne sont-ils pas toujours aussi déterminants pour les enfants, les adolescents et même les adultes ?
800 km de différence. Claire Simon
A Bastard Child. Knutte Wester
Adieu l’hiver. Helke Misselwitz
A côté. Stéphane Mercurio
Adolescentes. Sébastien Lifshitz
Album de famille. Fernand Melgar
Amal. Mohamed Siam
Amore carne, Pippo Delbono
Les Arrivants. Claudine Bories et Patrice Chagnard
Au tribunal de l’enfance. Adrien Rivollier.
Backyard, Ross McElwee
Bélinda. Marie Dumora
Le bon grain et l’ivraie. Manuela Frésil
Borinage. Joris Ivens et Henry Storck
Braguino. Clément Cogitore
Brothers. A Family Film. Valentin Mez Tanören
Les carpes remontent les fleuves avec courage et persévérance. Florence Mary
Carré 35. Eric Caravaca
Celle qui manque. Rares Lenasoaie
Champ de batailles. Edi Laconi
Le Chili de mon père. Carmen Castillo
The Choice, Gu Xue
Cinq caméras brisées. Emad Burnat et Guy Davidi
Cœur de pierre. Claire Billet et Olivier Jobard
Le dernier train. Lixin Fan
Dormir, dormir dans les pierres. Alexe Poukine
Doux amer. Matthieu Chatellier
Du train où vont les mômes. Bernard Mangiante
Elle s’appelle Sabine. Sandrine Bonnaire
Les enfants du 209 rue Saint Maur Paris X°. Ruth Sylberman
Un enfant tout de suite. Chantal Briet
Être et avoir. Nicolas Philibert
La famille. Marie-Christine Gambart
Une famille française. Jérémie Bole du Chaumont
Farrebique. Georges Rouquier
Le fils. Alexander Abaturov
Genpin. Naomie Kawase
Grandir. Dominique Cabrera
Histoire d’un secret. Mariana Otéro
L’Inconnue du Maghreb. Pascal Thirode
L’homme que nous aimions le plus. Danielle Jaeggi
Les Invisibles. Sébastien Lifshitz
J.A. Gaëlle Boucand
Jeux criminels. Adrien Rivollier
Je vois rouge. Bojina Panayotova
Les larmes de l’émigration. Alassane Diago
Louis dans la vie. Marion Gervais
Louise, son père, ses mères, son frère et ses sœurs. Stéphane Mercurio
Madame, Stéphane Riethauser
La Maison des mères. Philippe Constantini
Mères filles, pour la vie. Paule Zajdermann
Mes parents sont homophobes. Anelyse Lafay-Delhautal
Mes voix. Sonia Franco
Mille Jours à Saigon. Marie-Christine Courtès
Mirror of the bride. Yuki Kawamura
Mon père, notre histoire. Richard Dindo
Mrs Fang. Wang Bing
Ne m’oublie pas. David Sieveking
Nos traces silencieuses. Sophie Brédier et Myriam Aziza
Nous, Princesse de Clèves. Régis Sauder
La nuit appartient aux enfants. François Zabaleta
Pauline s’arrache. Emilie Brisavoine
La Pieuvre. Laetitia Carton
PMA, GPA, les enfants ont la parole. Laure Granjon
Puisque nous sommes nés. Jean-Pierre Duret.
Punta Sacra. Francesca Mazzoleni
Sablé sur Sarthe, Sarthe. Paul Otchakovsky-Laurens
Le saint des voyous. Maïlys Audouze
Les Sénégalaises et la Sénégauloise. Alice Diop
La sociologue et l’ourson. Etienne Chaillou et Mathias Théry
Spartacus et Cassandra. Ioanis Nuguet
La terre du milieu. Juliette Guignard
Toto et ses sœurs. Alexander Nanau
Travail, famille, etc. Récits de la jeunesse 2 – Famille. Jean-Michel Carré
Tous nos vœux de bonheur. Céline Dréan, 2019, 52 minutes.
C’est un film sur l’amour. L’amour d’un couple. Un couple qui a dû se battre pour pouvoir s’aimer. Pour pouvoir se marier. Un mariage d’ailleurs qui eut lieu presque dans la clandestinité. Il y a 50 ans. A voir ce couple aujourd’hui – un couple qui s’aime toujours autant – on se dit que, malgré la difficulté, ils ont triomphé de l’adversité, surmonté tous les obstacles. Pour vivre heureux. Toute une vie de couple heureux.
Le prétexte du film – un film familial, réalisé par une des filles du couple – c’est un album de photos, où sont soigneusement rangées les clichés, en noir et blanc, de l’époque de leur rencontre et de leur mariage. Et de leur vie de jeunes mariés. Une vie de travail en usine, engagée auprès des travailleurs. Un album qu’ils n’ont pas regardé depuis longtemps. Qu’ils n’ont jamais montré à leurs filles. C’est que cet album dit tout de leur vie, de leur jeunesse, de leur mariage. Un album qui renferme le secret de leur vie. Un secret qu’ils n’ont pas révélé jusqu’à présent – même pas, surtout pas, à leurs filles. Mais ce secret n’est plus aujourd’hui quelque chose de dangereux. Il est devenu anodin. Comme leur vie de couple. Un couple tout ce qu’il y a de plus « normal » en somme. Même si cela n’a pas toujours été le cas.
L’album révèle donc ce qui a été caché pendant si longtemps. Les photos les montrent, lui en soutane et elle en robe de religieuse. Ils sont en effet rentrés dans les ordres, confiant leur vie à leur religion. Une vie qui se devait d’être une vie de célibataires.
Mais l’amour a été le plus fort. Même s’il leur a fallu se battre, lutter pour imposer leur rupture d’avec la religion, s’opposer à la hiérarchie religieuse, aux quant dira-t-on de leur entourage. Et s’opposer – ce fut le plus dur – à leurs propres parents.
Le film opère un incessant va et vient entre le présent apaisé et ce passé de lutte, d’opposition, de révolte. Devant les photos de l’album, le couple évoque ce passé. Il le fait sereinement, sans agressivité aucune, sans colère, sans critique. Ils ont renoncé à la religion, perdu la foi. Et ils n’on aucun remord. Et la cinéaste de proposer, en écho au récit de leur vie, des images d’époque, qui complètent les images familiales contenues dans l’album. Une construction simple, limpide, dans fausse route.
Un film familial donc, intimiste. Mais dont la portée universelle est tout à fait évidente.
La Visite – Le Château de Versailles. Pippo Delbono, 2015, 22 minutes.
En hommage à Michael Lonsdale
Deux personnages silencieux : Michael Lonsdale et Bobo, l’ami du réalisateur Pippo Delbono qui en a fait un acteur de ses films et de ses pièces de théâtre, alors qu’il était enfermé « à vie » dans un hôpital psychiatrique.
Une longue errance dans le châteaux de Versailles.
Lonsdale, qui ne joue pas un rôle – ou alors c’est le sien même – y est littéralement majestueux.
Il a réalisé des moyens métrages (L’emploi vide, Porteurs d’homme), une série télévisée (Trépalium 2016). Il a obtenu le Fipa d’Or national pour En équilibre
Tout commence dans un tunnel, un passage souterrain pour piétons, sous une voie de circulation sans doute, une avenue ou peut-être même une voie ferrée. Il y a là des passant bien sûr, pressés. Quelques mendiants ou clochards ou SDF. Et un musicien, ou plutôt deux musiciens, un violon accompagné par un accordéon. C’est le violon qui attire l’attention de la cinéaste. Sa musique (la deuxième valse de Chostakovitch ou le boléro de Ravel) qui la fascine dès cette première rencontre, comme le dit le texte qui s’imprime sur l’écran, se confondant presque avec le générique de fin. Car cette séquence du tunnel est la séquence finale du film, sa fermeture paradoxale puisque c’est là que le projet du film prend naissance. Ce film qui va raconter la vie de ce joueur de violon, qui n’a pas toujours joué dans ce tunnel. Comment en est-il arrivé là ?
Trio est donc le récit d’une vie, celle d’un musicien roumain. Ou plutôt le récit de deux vies, car la vie du musicien ne peut se raconter qu’à l’intérieur de la vie d’un couple, de son couple, le couple de Gheorghe et Sorina. Une vie de deux amoureux, qui se rencontrèrent jeunes, qui tombèrent amoureux l’un de l’autre, qui se marièrent, qui eurent deux enfants. Ils vécurent (heureux ?) dans cette Roumanie marquée par la dictature de Ceausescu et de la révolution qui le chassa du pouvoir. Un contexte que le film ne peut pas ne pas évoquer. Est-il un nostalgique de Ceausescu et du communisme, cette époque où le chômage n’existait pas ? Il s’en défend (peut-on l’avouer dans la Roumanie actuelle devant une caméra ?), mais il tient à souligner les « qualités » du dictateur.
La nostalgie, de toute façon, le film en est chargé du début à la fin. D’abord parce que la forme du récit, en voix off, l’inscrit nécessairement dans le passé, un passé nécessairement revalorisé – ou même survaloriser – puisque c’était celui de la jeunesse et de la vie plus vivante qu’aujourd’hui. Et puis le film est en noir et blanc – un noir et blanc d’une éclatante beauté – ce qui renforce, il faut bien le dire, la dimension passéiste de ce récit de vie, présenté comme un grand feed back par la dernière séquence, celle du tunnel.
Une vie donc vécue à deux, et racontée à deux voix. Deux voix qui se répondent, se complètent, font écho l’une à l’autre. Il ne s’agit pourtant pas d’un dialogue, mais d’une connivence, une fusion, où chacun est indispensable l’un à l’autre. Une vie avec ses joies et ses peines, ses moments de bonheur (le voyage à la mer) et ses désillusions (la fin du travail musical à la radio).
Le récit de la vie d’un couple racontée par lui-même. Mais pourquoi donc trio ? Y a-t-il un troisième personnage, un personnage central qui serait le véritable héros du film ? On le comprend très vite dans le film. Son titre n’est donc pas une énigme. La dévoiler avant de voir le film ne détruit pas le plaisir de la découverte. Car Trio est bien un film musical – même si l’on voit très peu Gheorghe jouer avant la séquence finale- un film sur l’amour de la musique. Mais alors, c’est bien son instrument qui est filmé.
Les femmes cinéastes sont de plus en plus en première ligne dans le domaine du documentaire. Au-delà des luttes féministes pour la conquête de leurs droits et de l’égalité avec les hommes, elles prennent position sur tous les problèmes fondamentaux de notre monde : dénonciation du racisme et de la pédophilie, soutien aux mouvements de résistance comme en Palestine, rejet de l’emploi des pesticides dans l’agriculture, entre autres. Les femmes documentaristes ne peuvent qu’être des femmes en lutte.
Comme leurs confrères masculins, mais peut-être avec encore plus d’acuité et de détermination, les cinéastes documentaristes ne peut rester insensibles à la misère du monde. Il s’agit alors pour elles de dénoncer l’injustice, l’oppression, la dictature, la maltraitance, les violences de toutes sortes faites aux femmes et aux hommes, à des groupes particuliers et même à des peuples. Mais il s’agit aussi par leurs films de soutenir les luttes, les revendications, les révoltes. Essayer donc de sensibiliser, de populariser, d’appeler à l’aide et à l’action. Beaucoup de documentaristes donnent la parole à celles – et à ceux – que l’on n’entend jamais, les oubliées de l’histoire, les faibles, les pauvres, les plus démunies. Et à tous celles qui sont différentes, qui ne vivent pas comme la majorité, celles que l’on montre du doigt et qui sont mis au ban de la société.
LORSQU’UNE FEMME CINEASTE S’ENGAGE CE N’EST JAMAIS FORTUIT. C’EST TOUJOURS LE FAIT D’UNE NECESSITE
LORQU’UNE FEMME CINESATE SOUTIENT UNE CAUSE, C’EST TOUJOURS DE FACON SINCERE ET AUTHENTIQUE
LORSQU’UNE FEMME CINEASTE PREND POSITION, C’EST TOUJOURS D’UNE FACON REFLECHIE, PARCE QU’IL Y A URGENCE DE FAIRE BOUGER LES CHOSES.
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Pour évoquer les femmes documentaristes en lutte, deux noms viennent immédiatement à l’esprit : Agnès Varda et Carole Roussopoulos.
Agnès Varda, une cinéaste qui s’est elle-même définie comme « contestataire », et dont l’engagement est celui d’une femme, qui se situe à côté des femmes dans leur lutte pour la cause des femmes.
Son engagement cinématographique n’est bien sûr pas étranger à celle de la femme qui signe en 1971 le manifeste des 343.
En 1975, « année de la femme », elle répond à la demande d’Antenne 2 qui pose, à 7 femmes, la question devant être traitée en 7 minutes : « Qu’est-ce qu’une femme ? » Toujours impertinente, Varda le fera en 8 minutes (Réponses de femmes, 1975).
A cette occasion, elle invente le « cinétract », genre qui aurait pu avoir une descendance plus importante.
Varda filme donc des femmes, jeunes ou vieilles, nues ou habillées, des bébés, des enfants, seules ou en groupe, enceintes ou portant un enfant dans les bras, de face, de profil, en gros plan ou en pied….
S’adressant directement à la caméra, elles parlent de maternité, de désir, de sexe, de leur place dans la société, la société des hommes, dominée par les hommes. Elles évoquent aussi l’image, exemples à l’appui, que renvoie d’elles la publicité. « Ça va changer » dit plusieurs fois une adolescente.
Lors de sa diffusion à la télévision, le film suscita des protestations de téléspectateurs, preuve de son côté dérangeant à l’époque.
Carole Roussopoulos, une figure centrale, une cinéaste auteur de plus de 150 films, dont l’action reste aujourd’hui encore exemplaire.
C’est jean Genet qui lui fit découvrir la vidéo légère, un outil qui lui parut immédiatement correspondre parfaitement à ses besoins et à ses projets.
Carole Roussopoulos devint ainsi dès le début des années 70 une pionnière d’un cinéma d’intervention, engagé dans toutes les luttes que vont mener les femmes dans la décennie,
de la revendication au droit à une contraception libre et gratuite à la lutte pour la libéralisation de l’avortement,
en passant par l’affirmation du droit des femmes contre toutes les formes d’exploitation dont elles sont victimes, dans le travail et dans le milieu familial.
Un ensemble de luttes essentiellement politiques, prolongeant les visions de mai 68, mais prenant à travers les thèses féministes une orientation spécifique qui contribua incontestablement à changer la société.
Le cinéma occupa une place importante dans ce mouvement, filmant les luttes au cœur même de leur déroulement, les popularisant en dehors des circuits médiatiques habituels tenus essentiellement par des hommes, comme le cinéma dans son ensemble, y compris le cinéma militant. Les femmes vont alors inventer de nouvelles formes de revendication, comme elles vont inventer de nouvelles formes d’expression. La vidéo en fut l’outil par excellence.
La vidéo (le Portapack de Sony filmant en noir et blanc en ½ pouce), c’est la liberté. C’est pouvoir être partout où les femmes luttent. C’est supprimer les contraintes, tout aussi bien au niveau du filmage que du montage et de la diffusion. C’est échapper à la main mise masculine sur l’information. C’est pouvoir enfin donner réellement la parole aux femmes. Une parole enfin libérée des stéréotypes imposés par la société masculine.
Les femmes cinéastes vont alors créer les organes de leur lutte. Des coopératives d’abord, assurant la réalisation et la production.
La première de ces coopératives voit le jour en 1974 : Vidéa.
Carole Roussopoulos, de son côté après avoir créé le groupe Les insoumuses avec Delphine Seyrig, Iona Wieder et Nadja Ringart, suivi des Muses s’amusent, fonde avec son mari Vidéo Out qui produira la plus grande partie de ses films.
Elle participe d’autre part à la création en 1982 du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, dont la mission est faire connaître les réalisations des femmes et soutenir leurs projets.
Le premier festival de films de femmes voit aussi le jour, festival dont le rayonnement ira grandissant jusqu’à son implantation actuelle à Créteil.
Le cinéma féministe c’est donc d’abord filmer les luttes des femmes tout en y participant. Puis c’est organiser en dehors des circuits de distribution habituels, des projections publiques suivies de débat, le plus souvent particulièrement animés, voire houleux.
Dans tout ce travail, c’est une nouvelle manière de faire de la politique qui voit le jour, en dehors de tout parti et de toute organisation. Mais c’est aussi une nouvelle forme de parole, affranchie des modèles dominants dans la presse écrite et à la télévision. La vidéo permet d’enregistrer la parole de femmes qui ne l’avaient jamais eue, à qui on ne l’avait jamais donnée. Elle permet aussi de filmer sans limite, sans restriction ; filmer la vie dans son jaillissement même.
Les premières réalisations de Carole Roussopoulos concernent le mouvement des noirs américains, Jean Genet parle d’Angéla Davis,
le mouvement homosexuel en France (Le FHAR 1971) et les luttes autour de l’avortement,Y’a q’à pas baiser (1971) où elle montre un avortement illégal pratiqué selon la méthode par aspiration.
Elle initie alors Delphine Seyrig à la vidéo et réalisera avec elle Maso et Miso vont en bateau (1976) qui peut être considéré comme le manifeste cinématographique féministe.
Delphine Seyrig réalisera de son côté un film particulièrement original sur le métier d’actrice, Sois belle et tais-toi (1976) où elle interroge une bonne vingtaine d’actrices connues, de Juliet Bertho à Shirley Mc Laine en passant par Jane Fonda. Toutes montrent comment elles sont victimes dans leur métier de la domination des hommes.
Carole est sur tous les fronts. Elle filme avec Iona Wieder, les manifestations contre les exécutions de militants basques par le régime franquiste, La marche des Femmes à Hendaye et Les Mères espagnoles (1975).
Elle suit les luttes des ouvrières de Lip de 1973 (Monique Lip I) à 1976 (Christine et Monique Lip V). Cet intérêt pour la condition des femmes dans le travail se retrouvera dans la série Profession, pour laquelle elle réalise Profession : agricultrice (1982) revendiquant un véritable statut professionnel pour les femmes travaillant dans les fermes de leur mari et Profession : conchylicultrice (1984) montrant tous les aspects de ce travail particulièrement difficile.
Carole Roussopoulos restera dans l’histoire du féminisme une figure centrale. Ses films sont aujourd’hui non seulement des documents irremplaçables sur la portée du mouvement, mais constituent aussi une véritable œuvre cinématographique privilégiant le documentaire et montrant comment celui-ci peut être, non pas simplement un outil de propagande, mais un instrument efficace d’intervention et de changement social.
Tentative d’épuisement d’un lieu parisien. Jean-Christian Riff, 2007, 73 minutes.
Un film d’après un livre de Georges Perec. De quoi s’agit-il ? Une adaptation. Une transposition. Un démarquage. Une référence (une simple référence). Une citation. Un hommage. Un canular. Un plagiat. Une imitation. Une tentative. Tentative de quoi ?
Le film porte le même titre que le livre de Perec. Sa bande son comporte, en voix off, la lecture du livre. En totalité ou seulement des extraits ? Pour répondre à cette question il faut avoir le livre entre les mains. Le feuilleter tout en regardant le film peut-être, au risque de manquer des images.
Le film nous propose des images de ce lieu que Georges Perec a décrit dans son livre, la place Saint-Sulpice dans le 6° arrondissement de Paris. On dira alors que le film met en images les mots et les phrases de Perec. Pour cela le cinéaste a commencé par choisir les lieux – sur la place, ou dans un café ou une boutique donnant sur la place – où poser sa caméra. Des lieux où George Pérec a posé son regard (puisqu’alors il n’avait pas de caméra) et dont il a donné une « vision » par des mots et des phrases dans son livre.
Dans le film, et dans le livre, nous voyons donc les mêmes lieux, la même place, les mêmes fragments de la place. Du moins dans ce qu’il y a dans cet espace d’intemporel, la fontaine, les trottoirs, les rues, etc. Mais les bus sont-ils les mêmes, à part les numéros qu’ils portent ? Et les passants, nombreux ici, qui passent sans s’arrêter ?
Le film est réalisé trente ans après l’écriture du livre. Donne-t-il alors à voir la même place ? Ce projet de réaliser en film ce que Perec a réalisé en livre – décrire la place jusqu’à épuisement – ne devient-il pas alors une approche du temps qui passe, la comparaison entre le livre et le film pouvant nous montrer ce qui a changé en trente ans. Mais bien sûr, le spectateur « normal » – c’est-à-dire celui qui est dans une salle de cinéma, une salle obscure comme on sait- du film n’a pas le livre entre les mains.
La question « de quoi s’agit-il » ne peut avoir au fond qu’une seule réponse : il s’agit de faire au cinéma ce qu’un écrivain a fait en littérature. Le texte tentait de décrire ce que l’écrivain voyait place Saint-Sulpice. Le film lui nous montre les images qui peuvent être réalisées sur cette même place. Des images qui peuvent alors correspondre (donner à voir) à l’écrit, ce que concrétise la présence du texte en voix off. Lorsque Perec écrit « bus 86 », Jean-Christian Riff, filmera le bus 86, mais pas forcément au moment où le texte en parle. Et ainsi de tout ce nous voyons dans le film, qui ne cherche pas à correspondre strictement au texte. Car les 2CV verte sont plutôt rare à l’époque de la réalisation du film. Ce qui signifie clairement que le travail, le filmage, du cinéaste n’a rien à voir avec une caméra de surveillance.
Jusqu’à épuisement…du spectateur, du cinéaste, comme cela a pu être le cas de l’écrivain et de son lecteur. Ou alors jusqu’à épuisement du visible. Ou dans le cas du film, jusqu’à épuisement du livre, jusqu’à sa dernière ligne, son dernier mot. Ce que nous voyons dans le seul plan du film où le livre est physiquement présent à l’image, ouvert à sa dernière page.
Pourtant, le film a bien une spécificité par rapport au texte écrit. La différence entre les deux tient dans le cadrage des images. Car Pérec ne dit pas s’il voit le bas 86 en gros plan, il joue simplement avec son degré de remplissement ou de vide. Dans la première séquence du film, une sorte de présentation des bus parisien passant place Saint Sulpice, Il dit seulement que le bus 86 va à Saint Germain des prés. Regardant le film nous pouvons le savoir – si le son ne le dit pas – si nous avons le temps d’apercevoir cette annonce inscrite sur le fronton du bus. Mais quand dans l’image le bus 86 tourne devant nous, si près de nous que nous pourrions très bien avoir le même type de réaction que les spectateurs du train entrant en gare de La Ciotat (non pas fuir bien sûr, mais avoir quand même un petit sursaut de recul…), c’est bien la « magie » première du cinéma qui est à l’œuvre.
Ce que le cinéaste opère, c’est bien en fin de compte, une confrontation entre le film et le livre, une mise en perspective du visible et du lisible. Sans qu’on puisse affirmer une quelconque supériorité de l’un par rapport à l’autre.
Le film se termine par trois photographies de Perec dans son café de la place Saint Sulpice et quelques vues d’époque, en noir et blanc de la place. Puis c’est le cinéaste qui prend la parole, pour évoquer son rapport personnel à cette place
On se plait à penser que Georges Perec n’aurait pas désavoué cette chute.