A propos de AU CLEMENCEAU.
1 Quand et dans quelles conditions avez-vous réalisé Au Clémenceau ?
J’ai réalisé Au Clemenceau en janvier 2019. Je savais que le bar allait être détruit quelques mois plus tard pour un projet immobilier et donc je n’avais pas le temps de chercher pendant plusieurs années des subventions. Ma productrice Laurène Belrose a été convaincue par le projet et a mis un peu d’argent personnel et moi aussi pour payer les techniciens. J’ai filmé avec 3 techniciens, un chef op image, un chef op son et un assistant réalisateur. Nous avons été logés et nourris chez Georges Methout le patron du bar. Je me suis retrouvé très vite sans production, car ma productrice est décédée à l’âge de 46 ans et j’ai dû terminer le film seul.
2 Comme il y a un film d’Ozu qui a le goût du saké, on peut dire que Au Clémenceau a le goût du pastis. Comment avez-vous pris en compte cette dimension? Au tournage et / ou à la postproduction?
Le film a le goût du jaune et nous étions à la période des manifestations des gilets jaunes. Le pastis est fortement présent, comme dans toute la région, certains personnages en boivent et en parlent constamment, mais je ne voulais pas tomber dans le folklore. Par exemple lorsque je filme la partie de pétanque, je la filme silencieusement et j’essaye de capter plutôt la concentration et l’application du lanceur de boule que la gouaille qui accompagne les parties, car je me suis dit c’est un folklore si attendu. Je voulais aussi montrer le côté universel de ce type de bar, il est à Saint-Raphaël, mais cela pourrait se passer n’importe où en France. Au Clémenceau à Saint-Raphaël, c’est la boisson la plus consommée, nous sommes en Provence et c’est un homme d’origine tunisienne qui en parle et en consomme constamment avec délectation.
3 Pensez-vous qu’il puisse être un élément de débat au sujet de l’alcoolisme? Si oui comment?
Beaucoup d’addictions sont abordées dans le film, celle à l’alcool bien évidemment, mais aussi l’addiction au tabac, l’addiction au jeu. Le film ne se veut pas donneur de leçon, il ne s’agit pas d’un film moralisateur, mais il soulève la question de la vente de drogues libres et de la responsabilité associée. Il peut mener je l’espère à un débat sur les addictions dans nos sociétés. En tout cas c’est un thème qui me touche énormément. J’ai accompagné beaucoup de gens qui ont continués à se détruire, malgré la maladie, le cancer, jusqu’à la mort. Cette pulsion de mort toute puissante est quelque chose de sidérant.
Le film a gagné le prix du Festival Psy de Lorquin, il va être accompagné par des addictologues et des psychologues travaillant sur la question. Certains ayant eux même été alcooliques.
4 Pensez-vous que les hommes que vous filmez dans le bar puissent être sympathiques aux yeux des spectateurs du film? Les avez-vous filmés dans cette perspective ou avez-vous plutôt cherché une certaine distanciation, un regard neutre?
J’ai gardé un regard neutre, comme je l’ai toujours fait dans mes films. Comme le dit Véronique Nahoum-Grappe (anthropologue et chercheuse sur les questions d’addiction qui fera le premier débat autour du film). :« C’est ainsi que les personnes interrogées dans ce film sont elles aussi présentes, sans être reconstruites rétrospectivement à cause d’un désir de correspondre à une image ou même seulement de plaire d’un auteur séducteur : on dirait que Xavier Gayan a fait le deuil du moindre récit même silencieux en amont du film, qu’il s’est délivré de toute posture de son « moi-je » artiste, pour mieux laisser la place à ce-ceux qu’il filme. »
Je crois qu’on perçoit chez chacun de ces hommes une vulnérabilité, que ce soit dans le regard, dans leurs paroles ou leurs attitudes et on rentre en empathie si on accepte le film avec son côté brut qui ne va pas chercher l’émotion avec des artifices. L’émotion est dans l’échange, le regard, les gestes, les provocations, la tendresse qu’on perçoit lorsqu’un des habitués se met à chantonner et qu’on entend en off les autres dirent que c’est beau.
5 Avez-vous eu des contacts plus particuliers avec le barman (Georges) pendant le tournage? L’ambiance particulière qui se dégage du bar lui doit-elle beaucoup?
J’ai connu Georges, le patron du bar Le Clémenceau en 2011, sur le chemin de Compostelle. J’étais parti marcher trente et un jours, moi pour oublier que je n’étais pas content d’un scénario que je venais d’écrire, lui pour retrouver du sens à sa vie.
Malgré nos 15 ans de différence, et des parcours d’existence opposés, une amitié est née. Depuis je suis venu à de nombreuses reprises le voir à Saint-Raphaël. Il connaissait et appréciait mon travail de documentariste et m’a, un jour proposé de réaliser un film sur son bar. J’étais hésitant, car le sujet était délicat. Je ne voulais pas filmer les clients du bar comme des personnages de foire et faire du sensationnel : il y avait donc une question morale à se poser. Avant notre venu Georges a averti et préparé les clients pendant plusieurs mois. Ça ne faisait pas si longtemps qu’il tenait le bar, car il l’avait d’abord acheté pour sa fille Neige. Elle avait 21 ans, avait abandonné ses études de médecine et attendait un enfant. Il pensait que ce serait un bon moyen pour lui permettre de s’en sortir. 13 ans plus tard, Neige n’en pouvait plus. Ce bar avait eu de nombreuses incidences sur sa vie, ses enfants souffraient de ne pas voir leur mère. Georges qui s’apprêtait à prendre sa retraite (il s’occupait de chambres d’hôtes) a décidé de reprendre le bar. Quand Neige a vu le film, elle m’a dit je ne reconnais plus mon bar, l’ambiance n’est plus la même, l’ambiance pour elle dépend du barman. Donc il y a sûrement de ça.
6 Il y a une séquence qui me semble introduire une rupture dans les relations avec les clients du bar. C’est la séquence où vous filmez le lycéen. Quelle portée accordez-vous à ce passage?
Au départ lorsque je suis allé le filmer, je ne m’attendais pas à grand-chose, mais son témoignage m’a vraiment touché, son récit fait sens dans le film et pose la question ouverte de son avenir, que deviendra-t-il ? Ses hautes ambitions peuvent paraître moins hautes à un public issu de familles où ce genre d’études sont tout à fait classiques. Ce lycéen me fait un peu penser à un personnage tout droit sorti d’un film de Jean Eustache (Mes petites amoureuses). Lorsque j’ai montré le film à Neige et Georges son témoignage a été une surprise , une révélation pour eux qui le voyaient tous les jours, mais il restait plutôt discret. En le filmant j’ai tout de suite su que cette séquence aurait sa place dans le film, une rupture surprenante et qui fait écho à la scène où Georges parle de ses attentes de père envers sa fille Neige.
7 Il n’y a pas de femme parmi les clients qui boivent au Clémenceau. L’entretien avec Neige (qui a précédée Georges derrière le comptoir) vise-t-il a compenser cela? Ses propos sont d’ailleurs en décalage évident avec ceux de Georges. Avez-vous recherché plus particulièrement cet effet de contraste.
Comme je l’ai dit auparavant, j’ai accepté de faire le film à la seule condition de pouvoir interroger Georges et Neige, car je connaissais leur histoire et leur sensibilité très différente. Ce bar Georges l’a acheté pour sa fille Neige lorsqu’elle avait 21 ans, cela a pesé sur toute sa vie. Je voulais avoir ce contraste entre le rationalisme de Georges et la grande émotivité de Neige. Neige n’est absolument pas présente pour compenser l’absence de cliente femme, son témoignage permet aussi d’avoir le recul d’une personne qui a été derrière le bar pendant 13 ans.
8 Comment s’organise la distribution du film?
C’est le même distributeur que pour mon film précédent Roland Gori, le succès de ce dernier avec plus de 130 salles en France a permis d’en avoir déjà une trentaine pour Au Clémenceau. On se heurte parfois à des difficultés pour le programmer, car certains programmateurs considèrent que leur public ne veut pas être confronté à un film sur cette population. Un cinéma a refusé le film parce qu’on parle d’alcool. Mais c’est mon premier film à avoir obtenu des prix. Il touche donc profondément certaines personnes.
Entretien réalisé en septembre 2023

