1 vous êtes chef op et réalisateur, comment s’opère pour vous la jonction entre ces deux activités ?
Je réalisais déjà des petites formes documentaires parallèlement à mes études de direction photo à la Fémis et j’ai fait Lussas en Réalisation un an après mon diplôme. Cela s’est fait de façon assez simple et mes films naissent davantage des rencontres que je fais, plutôt qu’à la volonté d’explorer des sujets. Aujourd’hui, je fais surtout mes heures d’intermittence comme chef opérateur sur les projets des autres. Ce qui me permet de réaliser des films sur le temps long, ça a l’avantage de ne pas me mettre la pression pour écrire à tout prix, mais l’inconvénient d’avoir moins de temps pour cela.
Les deux pratiques se nourrissent mutuellement, je pense beaucoup au montage lorsque je filme pour d’autres réalisateur.rices. Le découpage de la séquence elle-même mais aussi la place de la séquence dans le film. J’ai besoin de comprendre le sens de ce que je filme, comment cela s’inscrit dans une narration, un propos plus large. Mais est-ce vraiment une déformation professionnelle due à ma pratique de la réalisation, je ne sais pas ?
En tout cas je sais qu’il est parfois difficile en tant qu’auteur d’avoir les réponses aux questions du chef op ! Parfois on ne sait plus, ou l’on ressent quelque chose que l’on n’arrive pas à expliquer, une intuition qu’il faut filmer ça comme ça. Alors il faut le faire. Je sais aussi que l’écriture d’un film peut être difficile, que la recherche d’une production, de financements, avec les nombreuses réécritures, mettent les réals dans des positions parfois très inconfortables.
Certaines boites de prod et réals me disent être rassuré.es par le fait que je réalise aussi des films, tant mieux pour moi !
2 Les documentaires que vous avez réalisés sont essentiellement des portraits. Est-ce pour vous le genre documentaire par excellence ?
C’est un registre parmi d’autres et pour moi c’est la fascination que j’éprouve pour les personnes qui me donne des envies de film et qui devient la matière principale de mon écriture ; qu’est-ce qui me fascine chez lui ou elle, et pourquoi ? Qu’est-ce que cela dit de moi ? Où est la faille de cette personne ? Comment joue-t-elle avec moi et ma caméra ? Je trouve qu’il y a dans le portrait, à la fois la simplicité du contexte, un tête-à-tête, voire un face à face et la complexité de cette rencontre : le rapport filmeur-filmé, le rapport de pouvoir qui se joue, aussi dans les échanges de regard, le « rituel de séduction » comme dit Chris Marker dans Sans Soleil. Ensuite c’est comment tourner autour des personnes pour dévoiler des choses d’elles-mêmes, comment montrer ce qu’elles nous cachent, tout en les respectant. Je pense souvent aux portraits de Modigliani, il y a le choix des fonds, de la lumière, de l’instant choisi, l’expression de la personne, c’est toujours un discours, qu’il soit impressionniste, expressionniste, abstrait ou très réaliste. Aussi je trouve que les portraits cinématographiques les plus intéressants sont les portraits de personnes non-aimables, je veux dire sur le plan moral ou politique. C’est le plus difficile selon moi, et le plus intéressant.
3 Dans votre dernier film vous traitez de l’alcoolisme féminin. Quelle a été la genèse du film ? Comment avez-vous rencontré les femmes que vous filmez ?
L’une des personnages est ma mère, Any. On ne le sent pas trop dans le film même si certains indices le révèlent. Ce n’est pas que je voulais le dissimuler à tout prix mais je ne souhaitais pas faire un film sur moi, ni me faire happer par mon histoire intime. Je voulais comprendre l’addiction de ma mère et ce par quoi j’étais passé, à l’aune d’autres récits de femmes, proches en âge et en statut (retraitées et jeunes grands-mères).
Josiane et Marie-Hélène avaient rencontré Any à un atelier de peinture pour personnes souffrantes d’addictions. Je les avais croisées plusieurs fois chez ma mère et je pense que ma place d’enfant d’alcoolique les a mises à l’aise, ne se sentant aucunement jugées par le regard que je porterai sur elle dans le film.
Aussi, ce trio m’a intéressé pour leurs différences : elles ne viennent pas des mêmes milieux, n’ont pas affronté les mêmes déchirements familiaux, n’ont pas eu les mêmes éducations, n’ont pas bu aux mêmes moments de leur vie, n’ont pas bu de la même façon, ni à la même heure de la journée, ni le même alcool. Elles n’expliquent pas les raisons de leur glissement dans la dépendance par les mêmes facteurs, et celle-ci n’a pas engendré les mêmes conséquences intimes et familiales. Ces différences permettent d’anéantir certains clichés sur la “pochtronne”, la “dépravée”, elles permettent aussi de faire ressortir des similitudes, dans les traumatismes ou dans le fait d’être une femme dans notre société. Le trio féminin permettait enfin de pointer du doigt un tabou social puissant, celui des femmes alcooliques « qui n’ont qu’à bien se tenir » là où les hommes bénéficient, à leur dépend aussi et pour le pire parfois, du statut de “bons vivants, fêtards, amateurs de bons vins, ou de bonhommes qui encaissent”.
4 Comment jugez-vous la situation du documentaire en France ?
En tant qu’auteur on bénéficie d’un système de redistribution et d’une attention portée au documentaire qui reste une exception dans le monde. Mais personnellement, les nombreuses réécritures et la taille des dossiers exigés par les différents financeurs m’ont fatigué. Et même en ayant été très bien accompagné par mes productrices… (Les Films du Tambour de Soie et Simone et Raymond Production). Comme chef op, je lis aussi des dossiers de film qui ressemblent à de véritables essais littéraires, à des articles fouillés, voire à des mémoires, et si certain.es auteur.rices sont à l’aise avec l’écriture, d’autres non, et cela crée une inégalité.
Récemment une convention demande aux producteurs de payer une partie de l’écriture des auteurs, avant leur engagement, les choses vont dans le bon sens. La diffusion est plus problématique. Pour mon dernier film “Je suis allergique aux fraises” par exemple, doc de création ou d’auteur comme on dit, nous avons obtenu une coproduction France 3 Région. C’était à la fois une aubaine et une épine dans le pied. Le confort technique apporté par FR3 et la possibilité de toucher un public large d’un côté, et de l’autre l’étiquetage “télé” que le film subit de la part de certains festivals notamment.
Et pourtant je me suis senti particulièrement libre dans la case La France en Vrai de FR3 Bourgogne Franche-Comté, le film a la radicalité que je voulais : le titre est énigmatique, il n’y a aucun commentaire “pour guider le spectateur”, mes entretiens sont montés sans plans de coupe, il n’y a aucune musique de confort, etc. mais il fait 52 minutes et mes productrices m’avaient prévenu, sa diffusion en festival serait compliquée…C’est dommage, et pas seulement pour mon film. Sans parler du passage au cinéma, réservé encore trop souvent à une poignée de cinéastes déjà connus, et qui n’ont pas eu à écrire des dossiers aussi longs pour se faire financer, j’ai pu l’observer. Il y a un problème d’étiquettes apposées sur les films et leurs auteurs, qu’il faudrait pouvoir remettre en question pour plus d’égalité.
5 Sur quoi travaillez-vous actuellement ? Quels sont vos projets
J’ai plusieurs projets et collaborations en cours comme chef opérateur et je travaille parallèlement à l’écriture et repérages d’un film avec les locataires de deux Habitats Inclusifs récemment construits dans le Morvan.
Le site de Rémi : https://remijennequin.onfabrik.com/
