Comment êtes-vous devenue cinéaste ?

Une lettre de Litsa Boudalika

Mercredi 3 août 2022, 15h57 GMT. A l’abri du soleil caniculaire de mes étés grecs, sourdine discrètement, du fond du sac, le bling-glong de mon téléphone cellulaire, égaré depuis la veille. C’est jpc, alias Jean-Pierre Carrier, en plein tissage éditorial, sans doute :

« Le DICODOC (dicodoc.blog) lance une grande enquête :

Comment êtes-vous devenue cinéaste ? En 3 lignes ou 3 pages, qu’est-ce qui a été déterminant dans votre entrée dans la « carrière » ? Merci de répondre en mp ou à l’adresse …. »

Je ne manque pas de le remercier pour le petit devoir d’été, aussitôt persuadée que je ne me mettrais pas au clavier avant longtemps. En moi-même, je cherche une réponse laconique, en un seul mot, si j’y arrive, une paraphrase, une …antiphrase même, du style: « Complexe, mon cher jpc ! ». Vous avez l’art, vous, de poser les questions que l’on effleure de temps à autre sans trop s’y attarder. Steven Spielberg, désormais septuagénaire, vient seulement de livrer son autobiographie au cinéma avec « Les Fabelmans »…  Ici, pour écrire trois pages, il me faut brasser moult souvenirs, quêtes et rencontres. Et pour réduire les trois pages en trois lignes, vous me donnez combien d’années ? J’ai passé le cap de la soixantaine et creuser le passé entraîne de ces états d’âme, je ne vous dis pas !

« Carrière », dites-vous? C’est le mot, en quelque sorte, oui. Peut-être même sans les guillemets pour les cinéastes. Et pourquoi pas une mine de charbon du 19ème siècle? Tant notre matériau, abondant et fragile à la fois, spongieux et cristallin, nous happe tout au long du processus d’élaboration, jusqu’à l’artefact final. Et jusqu’au prochain chantier. Métier attractif autant qu’addictif. Métier de souffrance, évidemment, à entendre aussi certains collègues s’exprimer au sujet de leurs revers professionnels : « Mon producteur est toxique et veut faire à chaque fois son film à la place du réalisateur. Tout le monde le sait dans le milieu et personne ne dit rien. ». Ou encore, « Sur un 52 min pour une chaîne nationale publique, un rédacteur en chef entrait dans la salle de montage en hurlant : « Allez, montre-moi la merde que tu as pondue cette semaine », et (…) « si t’es pas content, je finis le film sans toi. » . Ces témoignages ont été recueillis dans le cadre d’une enquête syndicale « Souffrance au travail », publiée en janvier 2023 par la Guilde des Auteurs-Réalisateurs de Reportage et de Documentaire (GARRD).

Improvisation avec bulle circonstantielle à partir d’un portrait

(photo : Emmanuel Jespers)

L’analogie minière se prêterait tout aussi bien à l’invisibilité même de certaines de nos réalisations. Il y en a, des artisans du doc, qui pourraient se parer d’une grosse lampe sur le front, puis venir s’aligner derrière les boutefeux solides d’un classique muet d’Henri Storck et Joris Ivens en scandant « Misère au monde du documentaire » ! Oui, misère aux dichotomies marchandes, aux clivages inutiles, qui, depuis l’existence du cinéma marginalisent le genre comme le parent pauvre de la fiction. Et qui, en effet, finit par devenir si formaté selon lesdites cases des grilles de programmation télévisuelles ou les lignes éditoriales de certaines plateformes. La littérature cinématographique anglo-saxonne a même réussi à inventer un terme – on ne peut plus abscons – comme celui de la « non-fiction », emprunt direct à la critique littéraire. Que de misère lexicale et sémantique, que d’artifices séparatistes; à l’instar d’une ligne Maginot au figuré où il suffirait de remplacer les bunkers par l’industrie extrêmement bien rodée d’innombrables films de fiction. Je parle de ces navets débordant de technicité pseudo-esthétisante, qui nous servent conservatisme et opulence avant tout sens. Ici, on pourra me rétorquer, à juste titre, que  depuis l’ avènement de la projection des films documentaires en salle d’exploitation, qui n’a pas ressenti la frustration d’assister au visionnage d’une maquette  en cours …d’inachèvement? Et si nous interrogions, indirectement, quelques artisans majeurs du cinéma comme Cavalier, Moretti, Varda, Marker, Leth et même l’immense Welles? Ils nous apprennent à quelle profondeur de la mine il faut descendre, pour retrouver Thérèse, avec ou sans Journal intime, avant de croiser Les glaneurs et la glaneuse qui, Sans soleil, prennent des Notes sur l’amour entre Vérités et mensonges…  Digression d’humeur close – pour les titres des œuvres citées, se référer à l’additif en fin d’article.

         Cependant, me dis-je, à quoi bon creuser les hybrides frontières entre genres cinématographiques à l’heure où, depuis des mois, se creuse la plus grosse carrière carnassière du siècle à Gaza, en inégales représailles aux attentats du Hamas contre Israël? Avec plus de 50% des édifices du territoire détruits ou endommagés, avec près de 1200 victimes israéliennes versus plus de 30000 gazaouis dans sa énième et plus meurtrière page depuis plus de cent ans… Impossible de panser la sidération des premiers temps face à tant de déshumanisation. Impossible de poursuivre cet écrit tant que cette armée meurtrière n’aura pas levé le camp au- dessus de la tête de tant d’innocents et que le sort de tant d’otages, de part et d’autre, n’aura pas eu lieu.

cliché extrait de « Duo », 26’ coul., 1991, diffusé sur Envoyé Spécial, France 2

Source : inamediapro.com (base de données de Institut National de l’Audiovisuel)

Nota bene :

Pour m’être autrefois intéressée à la paix tant attendue dans ce coin du monde, j’avais exploré le vécu de deux jeunes filles, Galit, l’israélienne et Mervet, la palestinienne. Je les ai revues mères dans les années ’90, après le triste assassinat de Yitzhak Rabin et recueilli leurs témoignages ainsi que ceux d’autres personnes aspirant à la paix dans « Ma cousine lointaine » 52’ coul. Ces expériences ont donné lieu à la publication de « Si tu veux être mon amie » (Gallimard Jeunesse, 1992) traduit dans plusieurs langues étrangères.

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Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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