Le documentaire a longtemps été défini négativement. Le documentaire, ce n’est pas la fiction. Ce n’est pas un monde entièrement inventé, produit par l’imaginaire humain, où le récit s’incarne dans des acteurs qui jouent un rôle qui ne correspond pas à leur vie personnelle. Un monde qui s’efforce d’occulter ses modalités de fabrication pour faire plus vrai, plus vraisemblable, plus réel. Un monde dans lequel le spectateur peut rêver, se projeter, mais aussi se perdre, devenir un autre. Tout cela, le documentaire l’a mis de côté.
En rejetant la fiction, le documentaire viserait prioritairement à ne pas être confondu avec elle, au point qu’il a pu être défini comme « un autre cinéma » (Guy Gauthier), un cinéma que les programmes, la presse et les distributeurs, identifient systématiquement comme un autre genre, un cinéma qui ne peut pas se confondre avec le cinéma de fiction, ce qu’est majoritairement le cinéma contemporain, celui que le public va voir prioritairement. Et lorsqu’il se hasarde dans une salle projetant un film étiqueté documentaire, il sait immédiatement (d’un savoir inné ?), qu’il ne verra pas de la fiction, qu’il ne verra pas le cinéma qu’il a l’habitude de voir, mais qu’il verra un cinéma fait autrement.
Qui pourtant pourrait nier que le documentaire soit du cinéma. ? Bien sûr, à la télévision, bien des émissions étiquetées documentaires n’ont pas grand-chose de cinématographique, tant elles sont formatées pour pouvoir entrer dans des grilles et correspondre au goût supposé du plus grand nombre. Mais dans les salles de cinéma, les documentaires, ce sont d’abord des films qui, sans être de pures fictions, procurent tout autant de plaisir et d’émotions à ses spectateurs.
Tout serait si simple, si le malin génie des cinéastes créatifs ne s’était pas mis en tête de brouiller les pistes. Du coup, les frontières entre documentaire et fiction deviennent de plus en plus poreuses. Nous sommes à l’ère des mélanges. Beaucoup de film sont des hybrides, non seulement mi-fictions mi-documentaires, mais bien plus à la fois fiction ET documentaire. Pensons aux cinéastes qui, comme Agnès Varda dans Sans toit ni loi, réalisent des fictions utilisant les modalités d’expression traditionnelles du documentaire. Pensons à ceux qui introduisent dans leur documentaire les ingrédients de la fiction, comme Jia Zhang-ké dans 24 City qui fait interpréter certains des entretiens avec les ouvrières qu’il a rencontrées par des actrices. Et il y a même des films qui se présentent comme des documentaires, qui font tout pour être identifiés comme des documentaires, que le spectateur reçoit comme il le fait habituellement pour un documentaire ; et qui se révèlent en fait être des fictions, des « vrai-faux documentaires ». Les maniaques des classifications en catégories ont de quoi y perdre leur latin. Le plaisir du cinéma ne peut qu’être décuplé par cette richesse.

