24 City

24 City. Jia Zhang-ké. Chine, 2008, 108 minutes.

Dans Still Life, Lion d’or à la Mostra de Venise en 2006, Jia Zhang-Ké utilisait un fil conducteur fictionnel (le voyage d’un homme à la recherche de sa femme et de sa fille s’entrecroisant avec celui d’une infirmière à la recherche de son mari) pour montrer les conséquences de la construction du plus grand barrage du monde, le barrage des Trois Gorges, sur l’environnement et la vie des hommes. 24 City aborde la même problématique, mais sans avoir recours à des personnages imaginaires, joués par des acteurs, engagés dans une aventure personnelle. Il aborde cette fois les bouleversements essentiellement économiques que connait la Chine sans le détour de la fiction, filmant directement pour elle-même la situation qu’il a choisie pour concrétiser son propos et les personnes qui vont témoigner de son influence sur leur vie.

            Le film est réalisé à Chengdu dont le plan final nous montrera une vue panoramique en plongée nous permettant de visualiser les buildings qui ont poussés un peu partout et comme au hasard dans l’espace urbain. Il prend comme objet l’histoire d’une usine « modèle », l’usine 420, une usine d’armement qui a donc joué un rôle stratégique dans la politique militaire et internationale du pays. Cette usine est appelé à disparaitre pour être remplacée par un complexe immobilier de luxe dénommé 24 City. Le choix de ce nom comme titre du film est sans doute significatif de la « modernité » du projet et de sa portée économique et culturelle. Mais il ne faut pas se tromper, c’est bien l’usine 420 qui est au cœur du film à travers le choix de huit « témoins » impliqués dans son histoire. Des témoins d’âge, de sexe et de situation sociale différents, mais dont la vie ne prend sens que par le lien qu’ils entretiennent avec l’usine, qu’ils y aient passé toute leur existence ou qu’ils aient tenté de lui échapper. Le réalisateur ne propose pas une analyse politique et économique de l’usine et de son insertion dans la ville et la région, même s’il distille dans son déroulement un nombre relativement important d’informations à ce sujet. Ce qui l’intéresse avant tout ce sont les relations vécues que les habitants de Chengdu entretiennent avec elle.

            Cette centration sur l’usine elle-même est soulignée par un plan récurent qui nous montre avec le même cadrage son entrée monumentale. Un plan qui n’est pas sans rappeler au spectateur français une célèbre usine de Lyon. Tout au nom du film, ce plan concrétisera le déroulement de l’Histoire. D’abord le flot des ouvriers qui quittent l’usine à vélo. Leur nombre se réduit visiblement par la suite et une troisième étape nous montre cette sortie d’usine sans personne qui en sorte. Il ne reste plus alors qu’à déconstruire le portique d’entrée, ce qui nous est montré à travers le décèlement des idéogrammes qui formaient le slogan inscrit à son fronton.

            Dès le générique, c’est la vie de l’usine qui est documentée. Sa vie, c’est-à-dire le travail de ses ouvriers que les premières séquences du film décriront avec précision. On ressent la chaleur des ateliers, la force des machines usinant des pièces en feu. Dans la majorité des plans on ne voit pas le visage des ouvriers, seulement leurs mains tenant les outils nécessaires à la manipulation. Des gestes répétés sans arrêt dans le travail à la chaîne où tout semble réglé pour ne jamais s’arrêter. Et pourtant, la vie de l’usine est, comme toute vie, destinée à s’interrompre. Et la cérémonie officielle, réglée elle aussi dans le moindre détail, résonne comme une cérémonie funéraire. Il ne reste plus aux ouvriers qu’à démonter l’usine, partie par partie, travail effectué tout aussi minutieusement que les activités de production précédentes. Aucun commentaire n’accompagne toutes ces séquences. Aucune parole n’y intervient. Pourtant le film vise bien à montrer la réalité humaine, à l’usine ou en dehors de l’usine, dans les familles et dans cette ville

            En contre-point de ces séquences descriptives, le film propose une galerie de portraits. Des hommes d’abord, ouvriers à la retraite ou encore en exercice. Des femmes ensuite, qui n’ont pas forcement toutes travaillé à l’usine, mais dont la vie dépend quand même du voisinage de celle-ci.

            Les témoignages des hommes ont un caractère très classique, dans leur forme. Puis viennent les femmes. Et là, en un certain sens, tout se complique. Car pour au moins deux d’entre elles, celles qui occupent les deux dernières séquences, il s’agit de comédiennes, jouant donc un rôle qui n’est pas le leur. Mais rien n’indique un quelconque changement de statut des images. Ces deux femmes témoignent avec autant de véracité sur la vie des femmes en Chine que les précédents témoins non joués par des acteurs. En tout cas, leur inclusion dans la continuité d’un film jusque-là non fictionnel, confère à ces deux entretiens la même portée d’ancrage dans le réel que les précédents. Le film montre ainsi que ce ne sont pas les distinctions habituelles concernant les moyens de filmage qui sont déterminantes dans le projet de filmer le réel. Les interventions devant la caméra des deux actrices peuvent bien n’être, en toute rigueur, que des reconstitutions de discours qui ont pu être tenus par d’autres ou même entièrement rédigés par un « écrivains », elles sont filmées comme la captation d’une parole authentique, au même titre que les autres entretiens du film.

24 City est un grand film documentaire moderne, c’est-à-dire un film dans lequel tous les moyens filmiques dont dispose un cinéaste peuvent également être utilisés dans la réalisation de son œuvre.

Il présente en outre l’originalité d’intégrer une dimension « multimédia » par l’introduction de texte poétique sur des écrans noirs. On n’est pas loin d’un fonctionnement hypertextuel.

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Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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