Itinéraire d’un film : Devenir de François Zabaleta

ORIGINE

J’ai écrit et réalisé ce long métrage assez vite après avoir montré au festival CHÉRIES CHÉRIS 2024 mon précédent long métrage documentaire sur ma mère : VINGT MILLE LIEUS SOUS LA MÈRE. A cette même époque tu m’avais demandé ce qu’il en était de mes projets documentaires et je t’avais répondu, très sincèrement, que je pensais avoir fait le tour de la question autobiographique. Je pensais avoir raconté dans tous mes courts, moyens ou longs métrages documentaires tout ce qui me paraissait le plus susceptible, dans ma propre histoire, d’intéresser ou de concerner les autres (l’abus sexuel dans VILAIN GARÇON ; l’anorexie mentale chez les garçons dans LA NUIT APPARTIENT AUX ENFANTS ; le harcèlement homophobe dans COUTEAU SUISSE ; le portrait d’un père que je n’ai pour ainsi dire pas connu dans OÙ VIVENT LES HOMMES INCONSOLÉS ; le portrait d’une femme qui n’a jamais su être une mère ni accepter son fils pour ce qu’il était dans VINGT MILLE LIEUES SOUS LA MÈRE ; l’impuissance sexuelle dans TRAVELLING ALONE ; le portrait de la chorégraphe allemande Pina Bausch dont le génie m’a sauvé la vie dans DERNIÈRE DANSE ;  le portrait de Patrice Chéreau qui était mon voisin à Paris et à qui je n’ai jamais osé adresser la parole dans PATRICE ; le portrait de l’adolescent rêveur de cinéma américain que j’étais et de mon séjour à SAN FRANCISCO à la fin des années soixante-dix dans JEUNESSE PERDUE…). Et puis j’ai une longue conversation avec mon amie psychanalyste jungienne Reine-Marie Halbout à propos du film sur ma mère. Et c’est là qu’elle m’a fait remarquer très pertinemment que j’avais principalement parlé de mon enfance à Niort dans les années soixante et soixante-dix, ce que c’était pour un enfant « différent », presque autiste, de grandir dans la France du Général De Gaulle, d’être petit fils d’émigré basque espagnol, mais que je n’avais jamais évoqué mon entrée dans l’âge adulte. Ça été soudain une sorte d’évidence. Je sentais que je tenais là un vrai sujet et, à cet égard, le titre de mon film est ironique puisqu’il s’agit d’un jeune homme (entre 18 et vingt-quatre ans) qui voit toutes les portes se refermer les unes après les autres devant lui. Au début je craignais que les souvenirs (les histoires que je raconte remontent à plus de quarante ans) du jeune homme que j’étais soit datés, qu’ils ne concernent personne, qu’ils soient trop personnels ou anecdotiques. Et puis je me suis rendu compte qu’il n’en était rien, que la situation des jeunes (homosexuels ou non) aujourd’hui est assez similaire à la mienne. Et puis je ne voulais pas parler spécialement d’homosexualité, d’homophobie. Je voulais, à travers mon itinéraire chaotique, parler surtout de l’altérité. Je vais citer un extrait du dossier de presse de mon film : Un sexagénaire évoque cinq souvenirs implacables de sa jeunesse, tous liés à son identité sexuelle, qui, paradoxalement, l’ont fait, malgré tout, devenir, devenir ce qu’il est, comme l’écrivait le poète grec du Vème siècle avant J-C, Pindare. DEVENIR raconte frontalement le passage à l’âge adulte et l’entrée dans la vie sociale d’un jeune homme différent et pose, par là-même, une question devenue centrale aujourd’hui : L’Autre. La place de l’Autre. L’Autre a-t-il toujours une place dans notre société, et si oui laquelle. DEVENIR n’est pas un film cruel. Ce qui est cruel c’est la réalité à laquelle il renvoie, réalité dont les spectateurs n’ont sans doute, et je le comprends, aucune conscience précise. Mon film est un voyage au pays de l’Autre. Je propose à mes spectateurs, pendant une petite heure et demie, de se mettre à ma place, à la place de l’Autre, de voir le monde comme je le vois, comme l’Autre le voit. Un voyage au pays de l’Autre est aussi un voyage au pays de la peur. À cette époque-là de ma vie j’avais peur. J’avais peur tout le temps. Tous les jours. Peur de quoi ? Je n’aurais pas su le dire. Je me sentais menacé. Traqué par des ennemis parfois imaginaires. Parce que la menace je l’avais assimilée. Elle venait de moi. Elle était devenue mienne. Partie intégrante du tissu cellulaire le plus indétectable de mon être profond. Le sentiment que j’avais de ne pas être légitime, de ne pas avoir le droit de vivre ma vie, elle venait désormais de mon âme obscure, de mon propre continent noir. C’est le génie des bourreaux ordinaires. À partir d’un certain moment ils n’ont même plus besoin de faire leur travail, puisque nous le faisons à leur place. Il y a eu un autre élément déclencheur. J’avais publié au début des années quatre-vingt-dix un livre qui s’appelait, très ironiquement encore, TOUTES LES LARMES DE MON CORPS. Ce livre avait eu un certain retentissement critique. En quatrième de couverture, mon éditrice Catherine Cazeaux avait résumé le livre ainsi : TOUTES LES LARMES DE MON CORPS n’est pas tant une autobiographie de jeunesse qu’un documentaire moral, la chronique d’un mode d’éducation où la modernité est un alibi et le conformisme, un garde-fou. Ce qui est ici décrit de l’intérieur, sous la forme éclatée d’un puzzle thématique, c’est le broyage d’un individu non conforme aux normes de la caste à laquelle il appartient. Histoire tragiquement ordinaire d’un être qui, se sachant à jamais de trop, devance le désastre pour mieux provoquer la vie. TOUTES LES LARMES DE MON CORPS est le récit implacable, sans pathétique, cliniquement lucide, d’une plongée dans cette classe moyenne où l’ennui est un réflexe, l’indifférence une tradition, la parole une trahison, et le goût de vivre une indécence. Plutôt qu’écrits certains livres doivent être proférés. TOUTES LES LARMES DE MON CORPS est de ceux-là. En exergue il y avait cette citation terrible de Louis-Ferdinand Céline, extraites Bagatelles pour un massacre : Les bourgeois, les enfants petits bourgeois, n’ont jamais eu besoin de passer à la caisse… Ils n’ont jamais eu d’émotions… D’émotion directe, d’angoisse directe, de poésie directe, infligée dès les premières années par la condition de pauvre sur la terre… Ils n’ont jamais éprouvé que des émotions lycéennes, des émotions livresques ou familiales et puis plus tard, des émotions « distinguées »… voire « artistiques »…(…) ils restent accrochés toute la vie à des problèmes pour nourrissons.

Et il s’ouvrait et se fermait sur ma tentative de suicide la veille de mes vingt ans. Je ne voulais pas surtout pas avoir vingt ans. Quand j’ai relu ce texte, sa violence m’a bouleversé. Je me souvenais de cet épisode dramatique bien sûr (et des autres souvenirs que je raconte) mais mon corps lui n’avait plus accès à l’état émotionnel dans lequel je me trouvais à cette époque-là. Et suite à cette lecture tout m’est revenu en bloc, la douleur, la colère, le désarroi. J’ai écrit très vite le reste du film dans une sorte d’état de transe. Ce film me semblait être d’une nécessité vitale, une question de vie ou de mort. Je l’ai tourné dans la foulée et je dois dire que je ne m’en suis toujours pas remis émotionnellement. La colère et le désarroi du jeune homme que j’étais est toujours là plus que jamais. Cet extrait du texte du film dit parfaitement ce que j’éprouve encore aujourd’hui : DEVENIR est un cri. Mais un cri muet. Pourtant je voudrais crier. Je veux crier. Gueuler. M’époumoner. De toutes mes dernières forces vives je voudrais entendre ma cage thoracique résonner de ce hurlement salvateur du fond des âges. Mais non. Rien ne sort. Aucun son. Mes lèvres, ma bouche, ma gorge, mon larynx ne sont que des orifices vacants. Je n’ai plus de larmes. Je n’ai plus de timbre de voix. Je suis un acteur, mieux je suis une actrice de cinéma muet condamnée à surjouer une émotion inaudible. Tant pis. Ou tant mieux. Un cri muet malgré tout est un cri. C’est désormais tout ce dont je suis capable. Je l’accepte pour ce qu’il est. Une pulsion de vie qui avance en faisant marche arrière. Marcher à reculons étant l’ultime façon d’avancer qu’il me reste. Et ce film me paraît hélas ! terriblement actuel et nécessaire au vu de la vague d’homophobie mondiale dont nous sommes les victimes. J’ai demandé à Francis Cammal, le maire de ma petite ville des bords de Loire (GIEN) s’il accepterait d’organiser une avant-première de mon film. Ça m’intéressait de savoir comment les gens allaient recevoir ce film cru et frontal, ce film sans issue de secours. Et le débat a été formidablement riche et chaleureux. Il y avait dans la salle de jeunes spectateurs qui sont venus me dire combien le film leur avait parlé. Francis Cammal (qui est d’origine mauricienne) a évoqué le racisme ordinaire dont il a été la victime etc…  La réception du film au festival CHÉRIES CHÉRIS a été la même.

PRODUCTION / RÉALISATION

J’ai réalisé à ce jour, tous formats confondus, une soixantaine de films. Après mon premier long métrage LA VIE INTERMÉDIAIRE sélectionné par l’ACID en 2009 au Festival de Cannes, je croyais, très naïvement, que j’allais trouver un producteur qui me permettrait en quelque sorte de rentrer dans le système en produisant mes films d’une façon institutionnelle. Mon adoubement par l’establishment cinématographique n’a pas eu lieu, du moins pas comme ça. Je me suis demandé ce que j’allais faire. Arrêter ou continuer. Mais au fond j’ai assez peu hésité. Mon envie (plus inconsciente que courageuse) de persévérer seul, de creuser mon modeste sillon (en réalisant des films documentaires et des films de fiction) a été la plus forte. Et si je produis et réalise mes films (dont je suis aussi le technicien) avec peu de moyens, le système intervient néanmoins plus tard. Quand je montre mes films dans les festivals, (j’ai sorti 3 films au cinéma parisien le Saint-André des Arts  grâce à Dobrilla Diamantis qui aimait beaucoup mon travail), quand mon moyen métrage LE PLUS COURT CHEMIN VERS LE CIEL, dont la sélection au festival Côté Court m’a permis de le vendre à l’émission de la chaîne Arte COURT CIRCUIT, le film a été diffusé tout l’été dernier, quand le cinéaste Rémi Lange (qui fonctionne d’une façon très similaire à la mienne) qui est mon éditeur aux éditions L’HARMATTAN VIDÉO publie mes films en DVD (j’ai dû publier une quinzaine de DVD, ce qui représente une trentaine de films), quand des plateformes comme Amazon ou Tenk diffusent certains de mes films, quand des cinémas indépendants m’invitent à montrer mon travail, eh bien j’appartiens finalement malgré tout au système. C’est-à-dire que j’ai l’impression d’avoir créer de toutes pièces le strapontin sur lequel je suis assis. Bien sûr cette façon peu orthodoxe de fonctionner n’a pas que des avantages, mais elle n’a pas non plus que des inconvénients. Et punaisée au mur dans mon bureau j’ai une photographie de Jonas Mekas (qui est une sorte de grand-père de rêve pour nombre d’entre nous) qui me donne, quand je doute, le courage de continuer malgré tout (je ne me compare évidemment pas à lui). Car la liberté n’est-elle pas pour un artiste (et pour tout le monde) la plus enviable des conditions ?

DIFFUSION

J’ai déjà un peu répondu à cette question. DEVENIR a été vu en avant-première ici à Gien. Il sera vu, en janvier 2026, au cinéma indépendant LE VOX à Chateaurenard (près de Montargis). Il a été sélectionné en compétition officielle au dernier festival CHÉRIES CHÉRIS. Et il va sortir en DVD dans quelques mois grâce à Rémi Lange aux éditions L’HARMATTAN (qui possède aussi sa propre plateforme VOD où mes films sont visibles). Je l’avais proposé à d’autres festivals qui ne l’ont pas sélectionné. Tant pis. Je me heurte à mes propres limites. Je n’ai hélas pas de quoi financer une version sous-titrée pour le proposer à NYON ou à LOCARNO….. J’en ai pris mon parti.

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Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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