Nos lieux interdits.Leila Kilani, Maroc, France, 2008, 102 minutes.
Ce film est un travail de mémoire, mémoire collective, celle du Maroc, et mémoire individuelle, qui s’incarne dans quatre familles différentes que la réalisatrice suivra tout au long de quatre années de tournage. Ces quatre années correspondent au travail de l’Instance « Équité et réconciliation » créée en 2004 par le roi Mohammed VI pour faire toute la lumière sur les « années de plomb » du Maroc, ces vingt années, de 1960 à 1980, où le régime d’Hassan II a fait séquestrer, torturer, exécuter, des dizaines de milliers d’opposants ou supposés tels. Le film alterne les séquences historiques, regardées à la télévision par la population ou filmées in situ – du discours d’ouverture à la publication finale de son rapport – et des entretiens réalisés dans l’intimité des familles.

Sur ces quatre familles, deux ont la preuve du décès de l’un des leurs (mari et père) alors que les deux autres n’ont aucune nouvelle du disparu. Les questions qu’elles se posent peuvent alors différer. Pour les unes, il s’agira d’essayer de savoir ce que le disparu a pu devenir. Est-il encore vivant (il est difficile de le croire), et peut-on retrouver des traces de son enlèvement et de son emprisonnement. Pour les autres, il s’agit de connaître les circonstances de la mort (exécution sommaire ?) et les conditions de son enterrement, en particulier en ce qui concerne les rites musulmans. Deux démarches différentes, mais qui se rejoignent dans la volonté d’échapper au sentiment de culpabilité qui les dominait jusque-là et de mettre fin à la peur qui marquait leur vie.
Dans toute cette partie du film, la plus importante en durée, la réalisatrice fait dialoguer les générations, privilégiant la parole des femmes, à l’image de cette famille où la femme du disparu est accompagnée tout au long du film de sa fille et de sa petite fille. Les plus jeunes ont du mal à comprendre leurs ainées, leur reprochant presque leur silence. Mais que pouvaient-elles dire, ces femmes qui n’avaient aucune information sur les faits réels.
Le film prend la forme d’une enquête sur ces années de terreur, quatre enquêtes familiales entremêlées, renvoyant à l’enquête globale de l’instance officielle. Ces enquêtes se rejoindront dans la séquence finale où les femmes des trois générations seront reçues officiellement par des membres de l’instance, et comme cette femme et son fils qui lui n’a jamais connu son père disparu ; Les premières seront indemnisées matériellement, ce qui doit concrétiser la reconnaissance de culpabilité de l’État. Pour les seconds, les recherches continueront, en essayant d’identifier les cadavres découverts dans les fosses communes près des bagnes où ont été exécuter tant de marocains.

Les lieux interdits, ce sont ces prisons, ces bagnes, pratiquement tous détruits aujourd’hui, mais dont le film contribue à ne pas effacer le souvenir dans la mémoire de tout un peuple. Une œuvre à portée universelle. Quel pays peut affirmer qu’il n’a pas, d’une façon ou d’une autre, ses lieux interdits ?
