Vous avez beaucoup fait de films à propos du théâtre et beaucoup filmé le théâtre. D’où vient cet intérêt (on pourrait sans doute dire cette passion) ? Quels liens voyez-vous entre théâtre et cinéma ?
J’ai grandi entre deux pays, la France et le Brésil, dans une famille de théâtre. J’ai toujours vécu l’univers du théâtre comme quotidien et naturel. Lorsque je me suis rendue compte, le théâtre faisait déjà partie de ma vie, non pas sur scène, mais en tant qu’observatrice, une caméra à la main.

Ma mère est comédienne au Théâtre du Soleil depuis que j’ai 11 ans. Lorsque j’avais 15 ans, je l’ai accompagnée en tournée à Vienne, où a eu lieu la première du Tartuffe. Éric Darmon à l’époque finalisait le tournage de Le Soleil même la nuit. Il avait suivi toute la création, depuis 9 mois, il était là pour filmer la première. Il avait une grande caméra sur son épaule, et il avait aussi apporté une petite HI8 qu’il m’a prêtée. C’est là que j’ai filmé mes premières images, sous les gradins, dans les loges du Théâtre du Soleil.
Par la suite, j’ai eu des petits boulots en filmant les répétitions du Soleil, ou les stages de l’ARTA (Association de Recherche des Traditions de l’Acteur), qui se trouve aussi à la Cartoucherie et qui accueille toujours les maîtres asiatiques. Oui, c’est vrai, je filmais toujours du théâtre mais ce n’était pas tellement par choix, au fond. Ce sont les rencontres qui ont déterminé cela.

Plus tard, je me suis mariée avec un homme de théâtre, et de cette rencontre est née mon premier film, tourné en Inde : Jana Sanskriti, un théâtre en campagne. Pour le coup c’était complétement autre chose, tout était nouveau pour moi : les villages en Inde, la condition des femmes et le mariage forcé, le Théâtre de l’Opprimé que je découvrais… Mais c’est vrai, je me suis retrouvée à filmer du théâtre.
Le cinéma m’a toujours intéressé dans sa capacite à préserver ce qui est éphémère, filmer pour laisser une trace de ce que nous sommes en train de vivre. Le théâtre en ce sens est éphémère… mais la simple captation ne m’intéresse pas car nous ne pourrons jamais transcrire ce que l’on ressent lorsqu’on découvre une pièce. Non. Le cinéma est là, pour moi, pour nous faire vivre les coulisses, ce qu’on ne voit pas sur scène avec le public, justement. Le processus de création qui a permis d’arriver là. C’est un privilège de pouvoir assister au moment où nait le théâtre sur scène.
Dans mon choix de filmer le théâtre j’ai toujours voulu que ça soit frontal, comme depuis la place d’un spectateur devant la scène, à la place du 4ème mur, je ne casse pas cette règle. La caméra n’est pas là pour entrer sur la scène théâtrale, elle ne fait pas de champ contre champ, par exemple, mais respecte la distance du spectateur. Même si je ne veux pas filmer le résultat, je veux que le spectateur du film puisse se faufiler à la place du spectateur de théâtre, comme s’il était là sur les gradins pendant les répétitions, dans le noir et en silence, sans se faire voir.

Dans le théâtre vous avez beaucoup filmé Ariane Mnouchkine. Comment percevez-vous sa relation au cinéma ?
Je pense que sa relation au cinéma vient de l’expérience qu’elle a pu vivre sur les tournages de son père, producteur de cinéma. Et puis le grand film d’Ariane est le Molière.
Mais en ce qui concerne ici le rapport entre cinéma et théâtre : lorsque j’ai connu le Théâtre du Soleil, c’était pendant Les Atrides, et je sais qu`à cette époque (début des année 1990) Ariane ne voulait pas filmer les pièces. Le théâtre devait rester éphémère.
Puis, quelques années plus tard, la vidéo fut introduite dans la salle de répétitions comme un outil d’écriture ; ce fut donc l’opposé : toutes les créations collectives avaient pour outil la caméra vidéo, qui témoignait de l’écriture collective en improvisations. La caméra était tout le temps là. Tout a été filmé.
Ensuite, en allant encore plus loin, Ariane a fait des films à partir des pièces : pour Tambours sur la digue, Le dernier caravansérail, Les naufragés du fol espoir etc… ce n’était pas une captation, mais il film, avec un tournage de plus d’un mois avec une nouvelle mise en scène pour la caméra etc.
Ce que je garde de plus marquant dans ma mémoire c’est lorsqu’elle a apporté au théâtre le mouvement de la caméra : avec les plateaux tournants dans Les Éphémères. Le spectateur ne bougeait pas : c’est la scène qui tournait devant ses yeux.

En la filmant, elle et son théâtre, que voulez-vous montrer d’elle et de son théâtre ?
Filmer Ariane n’est pas venu comme un choix que j’ai décidé, mais les occasions m’ont été présentées. Disons que c’était moi qui étais à la bonne place au bon moment, mais je ne me suis jamais penchée sur la question, je ne me suis pas levée en me disant que j’allais faire un film sur Ariane. Je n’ai jamais écrit un dossier de film documentaire sur Ariane comme j’ai pu faire pour mes autres films.
Lorsque j’ai filmé Un cercle de Connaisseurs, avec une classe de 6ème de Quimper qui découvrait Les Éphémères tant à Paris qu’à Quimper, où ils montraient la pièce à leurs parents, certains qui n’avaient jamais mis les pieds dans un théâtre… c’était une idée de Yann Dénécé, intervenant théâtre dans cette classe. Une occasion de découvrir les différents « secteurs » du Théâtre du Soleil, à la Cartoucherie, depuis la couture, à la salle d’instruments etc. Et de sentir comment une telle pièce peut avoir un impact sur des pré-adolescents.
En ce qui concerne Todas por uma, pour moi c’est une occasion très privilégiée de laisser une trace de sa méthode, de sa manière de travailler qui lui est si particulière, et que je revisitais comme pour la première fois, avec le regard frais des comédiennes qui la découvraient. Ariane n’a jamais écrit de livre. Il y a des interviews, bien entendu, beaucoup d’écrits sur elle, mais pas elle qui se penche sur la question pour décrire sa méthode etc. Ce film pourrait faire office presque de cours pour comprendre sa manière de travailler.

A propos de Todas por uma. C’est un film sur Ariane Mnouchkine, mais c’est aussi un film sur des actrices, sur des femmes brésiliennes. Comment avez-vous organisé entre elles ces deux directions ?
J’ai filmé cette rencontre entre Ariane et ces comédiennes, la rencontre entre les comédiennes entres elles, et entre la France et le Brésil…. Je filme une relation qui est en train de se tisser dans le travail, petit à petit, au fil des mois. Et ce que je trouvais beau et émouvant, c’était la quantité et la diversité des femmes brésiliennes ensemble pour ce projet. Les femmes venaient de différents quartiers, différents milieux sociaux, ce qui au fond n’est pas si commun à Rio de Janeiro. Je les trouvais très belles dans leurs robes à motifs, toutes colorées et kitchs. Je les trouvais belles dans leur jeu et dans leurs chants. C’était jubilatoire lorsqu’une d’entre elles trouvait le personnage, là, d’un coup, devant la caméra. Et aussi parfois certains chants étaient à couper le souffle. Au montage, qui s’est fait avec la très talentueuse Juliana Guanais, monteuse avec qui j’avais déjà travaillé sur mon précédant film, il s’agissait de retrouver un de ces moments, et de construire autour pour que ce moment fasse sens, arrive naturellement dans le récit.
Et puis il y avait une autre couche, c’était celle des alternances : tantôt vues comme rivalité ou tantôt complémentarité, selon les expériences de chacune. C’était intéressant d’assister à l’alternance devenir une identité de la pièce. Elle était d’abord là en répétitions car c’est la méthode d’Ariane : ne pas avoir une comédienne définie pour chaque personnage mais toutes qui essayent tous les personnages. Puis par nécessité, il a fallu remplacer les rôles, l’alternances est devenue une identité de la pièce. On découvre donc tout ce que cela implique dans ce qu’il y a de beau dans l’échange avec l’autre, se nourrir de l’autre mais aussi tout ce qu’il y a de difficile lorsque cela touche à l’égo.

Le film a aussi une direction politique, sur la place des femmes dans la société. Il dénonce fortement le patriarcat. Comment cette orientation est-elle apparue dans votre travail ? Au tournage et au montage ?
Le fait que le projet soir mené presque que par des femmes est déjà significatif en soi.
Au lendemain matin de l’élection de Bolsonaro, nous étions toutes ensemble, il y a eu un grand cercle de discussion pendant toute la matinée. Lors de cette réunion, qui n’est pas restée au montage, j’ai appris avec stupéfaction que chacune des comédiennes avait en fait un membre de la famille plus ou moins proche qui avait voté pour Bolsonaro. Pour ma part, c’est là que, depuis ma bulle, je me suis rendue compte à quel point le pays allait mal. La politique était intrinsèque…elle était là qu’on le veuille ou non, et elle est restée présente tout au long du tournage ainsi qu’au montage. C’était tant dans le texte des comédiennes, texte écrit en 1968 par le canadien Michel Tremblay, que dans ce qui se tramait dans les discussions construisant le projet commun : sortir des sentiers battus, tenter de construire une nouvelle façon de travailler collectivement.
Le film montre comment la politique n’est pas seulement la thématique de la pièce, mais aussi un mode de fabrication théâtrale. C’est politique que de proposer un travail collectif où une femme peut jouer un soir sur scène et un autre être dans le « petit chœur ». Cela crée des tensions car pour les comédiennes qui ont des conditions de vie souvent très dures au Brésil elles ressentent le besoin d’être toujours sur le « haut de l’étal ». C’est vrai que c’est le cas des artistes en général dans nos pays où l’organisation de nos sociétés est régie par le capitalisme, mais j’ai l’impression qu’ici au Brésil c’est encore plus vrai car la précarité est plus grande.
Ariane défendait le fait que faire partie du petit chœur était aussi être sur scène, que la pièce avait besoin de toutes les voix pour exister. Elle proposait ainsi « d’échapper à l’idéologie dominante » et c’est en cela que c’est politique.

Pouvez-vous nous parler des conditions de réalisations et de production au Brésil ?
Pendant les années Bolsonaro justement, il n’y avait plus de subvention pour la culture. Je donne toujours un petit exemple concret, à mon niveau : à part ma casquette de réalisatrice, j’ai aussi une casquette de programmatrice, que j’aime beaucoup. Je suis passionnée par le cinéma documentaire et je trouve qu’il y a 10 milles films à partager avec le public brésilien. Et bien en arrivant au Brésil j’avais produit, avec mon acolyte Tatiana Devos Gentile, deux Mostras (festival non compétitif) de cinéma documentaire, en répondant à un appel à projet d’un Centre Culturel national. Et bien le Centre avait fermé pendant les années Bolsonaro et on ne pouvait donc rien tenter. Pas d’autres options en attendant, rien. Et tout était comme ça. Cette année de 2023, avec le retour de Lula, les choses vont un petit peu mieux, mais c’est en fait l’espoir qui est revenu. On n’a pas encore eu le temps de voir le résultat concret. Les graines sont en train d’être replantées petit à petit, mais elles mettent du temps à repousser. Pour le moment, les subventions reviennent peu à peu, mais il faut dire qu’il y a un tel embouteillage dû au Covid et à Bolsonaro… que les choses sont encore difficiles.
En tout cas ce qui est très diffèrent de la France c’est que rien n’est organisé et prévu en avance. On ne peut pas dire que tel guichet sera ouvert tel mois, comme on le sait en France, donc le quotidien est bien plus précaire, sans parler du luxe du statut d’intermittent, de l’année blanche etc… En 4 ans, on est revenu des années-lumière en arrière au Brésil.
Les politiques publiques au Brésil sont en train de changer : par exemple, en ce moment une loi est en train d’être votée pour un cota d’écrans pour les films brésiliens, loi primordiale dans un pays envahi par la culture nord-américaine, pour sa grande majorité.

Quelle importance a pour vous le cinéma brésilien. Les cinéastes brésiliens ont-ils de l’influence sur votre travail ? Plus que les cinéastes français ?
J’ai toujours voulu faire connaitre le cinéma brésilien en France et le français au Brésil. J’ai écrit un mémoire de Maitrise en France (avec pour jury Jean-Louis Comolli, Claire Simon et Claude Bailblé) sur le cinéaste brésilien Eduardo Coutinho, qui est devenu la grande référence en documentaire au Brésil. La Maitrise date de 2003, il était inconnu en France même s’il avait déjà eu un prix au Cinéma du Réel en 1985 avec Cabra marcada para morrer (Un homme à abattre) et il avait étudié à l’Idhec…
Donc Coutinho a forcément influencé mon travail, comme celui de toute une génération au Brésil. Tout comme les documentaires de réalisatrices comme Flavia Castro (Diario de uma busca/Lettres et révolution) ou Sandra Kogut (Passaporte Húngaro) entre autres.
Ma formation est une formation française et lorsque je suis venue habiter au Brésil, comme je disais plus haut, j’ai programmé des Mostras de documentaires français, les deux sens m’intéressent. Ici c’était Claudio Pazienza, Denis Gheerbrant, Stéphane Mercurio, Julie Bertuccelli, Chantal Briet, Sebastien Lifshitz, Pauline Horovitz, entre autres.
Je voulais faire connaitre ce qu’on appelle en France le documentaire de création, les trouvailles découvertes à Lussas, etc. En France, à l’issue de l’été 2007, après le festival de Lussas, avec des amis on a créé à Paris le groupe des Docugirls, qui existe jusqu`à nos jours : on regardait un documentaire chez les uns et les autres tous les mercredis soir. Pour moi, échanger sur les films c’est si précieux, presque autant que de les voir. Au-delà des films, c’est aussi un réseau qui se crée, ce qui est essentiel dans notre métier et dans les conditions que nous avons pour l’exercer.
Au FIFE*, où vous avez découvert mon film, je me suis nourrie pendant une semaine de films avec une vraie écriture, un point de vue fort, une dramaturgie écrite, tout ce que j’aime : ces moments sont absolument nécessaires !
Et les films venaient presque chacun d’un pays différent ! En effet, sans rester sur une dichotomie France-Brésil, dernièrement j’ai découvert un film magnifique qui se passe en Allemagne et qui a déjà bien tourné en Europe mais pas ici encore: Monsieur Bachmann et sa classe, de Maria Speth. J’en parle tout le temps en ce moment car je le trouve absolument génial.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ? Quels sont vos projets ?
J’ai plein de projets mais suis toujours à la recherche de comment les réaliser. Je n’aime pas dévoiler les projets lorsqu’ils sont encore embryonnaires. Mais je peux vous dire que j’espère que le théâtre me laissera souffler un petit peu pour que je puisse me consacrer à mes projets personnels ! Dans ma filmographie il n’y a que La Bonne mère qui est vraiment un projet personnel, à la première personne. J’en ai un autre, qui, j’espère, pourra sortir du papier l’année prochaine.
*Festival International du Film d’Education d’Evreux.

