Vincent Marie – Entretien.

1. Comment être-vous devenu cinéaste ? Avez-vous une formation spécifique ? Dans quelles conditions avez-vous fait vos premiers pas ?

Mon rapport au cinéma est lié avec l’enfance. C’est une vocation, une passion.

Quelques films ont bercé mes jeunes années. J’ai en mémoire L’histoire sans fin de Wolfgang Petersen, un film adapté d’un roman qui en 1984 convoquait l’imaginaire d’un enfant à travers la lecture d’un livre dont l’histoire s’écrivait au fur et à mesure de sa lecture. On voyage dans le monde de Fantasia menacé par le néant. En 1985, l’aventure des Gonnies a aussi marqué mes jeunes années à tel point que j’ai avec ma famille et mes voisins réalisé La Sorcière du Mont cervelle un court film de fiction, sorte de remake du film de Richer Donner.

Je me souviens aussi qu’en classe de troisième, j’ai vu Les oiseaux et Psychose d’Alfred Hitchcock. J’avais reçu en cadeau de noël Les entretiens Hitchcock-Truffaut. Ce livre m’avait passionné. Parallèlement à sa lecture, j’ai visionné les 53 films du maître du suspense avec des souvenirs particuliers pour Fenêtre sur cours, Les 39 marches, Une femme disparaît, L’inconnu du nord Express, L’homme qui en savait trop, Les enchaînés (sans doute mon préféré), La maison du Docteur Edwards, La mort aux trousses…

Ma cinéphilie s’est construite aussi au fil du temps en fréquentant les salles de cinéma et les festivals. Je suis né à Saint-Malo et tous les ans en octobre à l’occasion du festival de la bande dessinée et de l’image projetée j’ai pu notamment découvrir des films comme Brazil de Terry Gilliam ou Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol. Ces films ont imprégné durablement mon imaginaire.

Après le bac, j’ai poursuivi des études à l’Université de Rennes II en histoire et géographie ce qui ne m’a pas empêché de prendre des modules sur le cinéma. Dans ces cours de Roger Dupuy et dans la lignée des travaux de Marc Ferro, j’ai étudié les films de Renoir, Grémillon au regard de l’histoire du XXe siècle. Enfin lorsque j’ai passé les concours de l’enseignement, j’ai produit un mémoire de recherche sur le cinéma…

Je n’ai donc pas de formation spécifique en cinéma mais une appétence pour le septième art.

Bulles d’exil est le premier film documentaire que j’ai co-réalisé avec Antoine Chosson en 2014. Il s’agissait d’accompagner une réflexion entamée lors de l’exposition Albums, récits dessinés entre ici et ailleurs où avec Gilles Ollivier et Vincent Bernière, nous interrogions les liens que tissent immigration et bande dessinée. Au-delà de l’exposition des planches de bande dessinée au sein du musée de la Porte Dorée, le film proposait de donner la parole aux artistes. A travers leurs dessins, ils convoquaient des récits de vie, des histoires personnelles singulières. Zeina Abirached nouait avec le Liban de liens forts et intimes, Enki Bilal racontait sa relation à l’ex-Yougoslavie, Munoz à l’Argentine, Baru à ses racines italiennes…

2. Votre cinéma concerne l’histoire et la BD ? Comment avez-vous établi ces liens entre l’une et l’autre ?

Dans mes films suivants Là où poussent les coquelicots (sur la Grande Guerre), Bartoli le dessin pour mémoire (sur la Retirada) et Nos ombres d’Algérie, j’interrogeais le rapport de nos sociétés contemporaine à la visualité de l’Histoire. Comment raconter les traumatismes du passé ? Mon pari était de convoquer le dessin pour raconter l’histoire là où les mots sont impuissants à dire certaines choses.

Par ailleurs, j’ai trouvé dans la bande dessinée (une autre de mes passions), une narration séquentielle qui implique de l’image et du texte. C’est pour moi une façon d’interroger autrement l’écriture de l’histoire. Dans Là où poussent les coquelicots (2016), des dessinateurs qui n’ont pas vécu la première guerre mondiale interrogent la représentation du conflit en convoquant des images d’archives et en les réinterprétant par le dessin. Dans Bartoli, le dessin pour mémoire (2019), les dessins réalisés par Josep Bartoli structurent le film documentaire. Ils sont commentés par des historiens, des dessinateurs et des membres de la famille de Josep (sa veuve et son neveu). Tous ces regards interrogent la manière dont ils donnent à voir (au-delà de la photographie) la violence dans les camps du sud de la France. Dans Nos ombres d’Algérie (2022), j’interroge depuis la France notre rapport trouble à la guerre d’Algérie à travers les témoignages de dessinateurs qui ont tous des liens étroits avec le conflit. La dimension chorale et dessinée du film permet d’enchâsser, dans les mêmes pages d’un évènement historique, la subjectivité de la parole de l’autre qu’il soit appelé, harki, pied-noir, algérien.

Aujourd’hui, je poursuis ma réflexion sur l’histoire, les archives et le dessin avec des courts métrages documentaires plus historiques comme Les fantômes d’Auschwitz (2024), Se souvenir du monde (prévu pour 2025), Même la nuit (prévu pour 2025) ou plus personnels comme Images fantômes (2024).

3- Qu’est-ce que le cinéma apporte, ou peut apporter, à la BD ?

Si la bande dessinée est la construction d’un récit sur l’espace d’une planche où les images fixes, dans leurs agencements, donnent l’illusion du mouvement, elle remprunte au cinéma une grammaire visuelle. Dans mes films je tente de donner vie à l’image fixe et de jouer formellement avec les codes du neuvième art.

Pour cela j’utilise plusieurs procédés qui vont de la captation du dessin en cours de réalisation à sa mise en scène dans un récit visuel et sonore cinématographique adapté au sujet que je traite.

Avec La disparition des lucioles (2024) je convoque la bande dessinée en explicitant la façon dont des artistes recomposent les mutations des paysages en parcourant les routes des ruralités françaises. Ainsi, en conservant les cadres de la bande dessinée, la dimension temporelle des mutations est soulignée par la co-présence de deux images l’une dessinée : celle d’un bulldozer sur un chantier et l’autre réelle : celle de la présence de la circulation sur cette autoroute qui était dans l’image précédente en construction. Outre le rapport à l’ellipse, la recomposition à l’écran d’une planche de bande dessinée permet d’insérer de la réalité en mouvement avec de l’image fixe dessinée comme pour souligner l’inspiration qui motive les dessinateurs dans leur façon d’appréhender le paysage. Le principe du fondu enchaîné est aussi un autre procédé que j’utilise régulièrement pour enchâsser le réel et le dessin dans le récit filmique.

4- Vos films traitent essentiellement de guerre. Comment avez-vous fait ce choix ? Qu’est-ce qui le justifie ?

Tous mes films ne traitent pas de la guerre mais il est vrai que j’ai amorcé une réflexion sur les traumatismes de l’histoire. Dans ma « trilogie dessinée sur la guerre » j’évoque le premier conflit mondial, la guerre d’Algérie et la guerre d’Indochine. Ces trois conflits du XXe siècle interrogent des épisodes qui ont marqué l’histoire de France. La première guerre mondiale m’intéresse car c’est la première guerre moderne et que son imaginaire implique un renouvellement artistique : comment dessiner la violence des combats ? Comment dessiner des attaques au gaz ? La guerre d’Algérie pose aussi des enjeux similaires d’autant qu’elle est longtemps restée un non-dit. Quoiqu’on en dise réaliser un film en 2022 sur ce sujet n’a pas été le choix de la facilité.

Le film Bartoli, le dessin pour mémoire est quant à lui un projet à part. Il s’agit en effet d’une commande des films d’Ici. Lorsque que le producteur Serge Lalou m’a contacté pour me proposer d’accompagner le film dessiné Josep de mon ami Aurel à l’occasion du soixantième anniversaire de la Retirada en 2019, j’ai tout de suite accepté. Le défi qui s’incombait à moi était de raconter le hors champ de l’histoire du film animé sans pour autant tomber dans la facilité du making off. Le film est construit comme une enquête à la recherche des dessins originaux que Josep Bartoli a réalisé dans les camps du Sud de la France en 1939-40 et qui ont servi à Aurel pour convoquer l’art du dessinateur dans son film.

5- Comment voyez-vous l’évolution actuelle du cinéma documentaire ? N’êtes-vous pas tenté par la fiction ? Comment voyez-vous les relations entre fiction et documentaire ?

Le cinéma documentaire est très créatif. Il peut se déployer sur du temps long et convoquer plusieurs techniques de ce soit de l’animation, de l’expérimental… Son caractère hybride et inventif ouvre tous les territoires y compris celui de la fiction. Pour moi la fiction n’est pas antinomique avec le documentaire. Dans le film Les harmonies invisibles (2021) que j’ai co-réalisé avec mon frère Laurent, nous avons convoqué la fiction dans l’écriture documentaire du récit. En effet, la mise en récit du film est portée par un conte animé sur l’origine du narval issue de la tradition culturelle inuite. Cette légende dessinée par Edmond Baudoin résonne avec l’aventure de mon frère. Imprégnés par le conte du narval qui a bercé nos enfances, Laurent et moi souhaitons rencontrer et plonger avec cet animal fabuleux. La fiction du conte s’entrechoque avec le réel de l’expédition. Pour nous, l’imaginaire est une des facettes du réel. Réel et imaginaire forment un tout. Et c’est ce tout qui permet d’appréhender de manière complémentaire le monde arctique. Dans cette même perspective, je viens de terminer Traces, Échos du silence (2024), un film sur la création artistique et la fabrication d’une bande dessinée de Jean-Marc Troubet et d’Edmond Baudoin à partir de leur rencontre avec des artistes inuits. Ce qui me pousse à réaliser des films documentaires plus que des fictions c’est la confrontation avec un sujet mais aussi d’interroger les mouvements de la vie et notamment la façon dont l’inspiration artistique peut se déployer devant ma caméra. Il y a un côté magique à filmer le dessin en train de se faire.

6- Sur quoi travaillez-vous actuellement ? Quels sont vos projets à court et moyen terme ?

Je travaille actuellement à un projet de film documentaire sur la guerre d’Indochine. Il s’agit pour moi de raconter l’histoire de mon grand-père qui a fait la guerre d’Indochine sur l’Emile Bertin. Il était aussi capitaine d’armes sur la base militaire de Cat-Laï au Vietnam actuel. Le hors champ de l’histoire de mon grand-père sera convoqué par et avec les dessins de Marcelino Truong.

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Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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