Quatre questions à Anita Volker

1 Comment êtes-vous devenu cinéaste ?

Mon parcours vers le cinéma documentaire est tout sauf linéaire. Avant de réaliser des films, j’ai exercé comme infirmière de bloc opératoire, participant à des moments médicaux hors du commun, dont les greffes de visage. Le lien humain, les histoires de vie et les émotions qui transparaissent dans ces instants de vulnérabilité m’ont frappée tout autant que la prouesse chirurgicale elle-même. J’ai toujours privilégié la photographie documentaire et la photographie expérimentale, avant de réaliser également des films de techniques chirurgicales destinés aux congrès. En filmant ces opérations, je m’appropriais peu à peu le médium tout en approfondissant mes compétences, ce qui m’apportait énormément dans mon métier d’instrumentiste de bloc opératoire et me permettait de sublimer l’horreur de la maladie. Puis j’ai découvert le cinéma comme un langage capable de donner plus d’ampleur à ces récits. C’est en pratiquant que j’ai appris – filmer, monter, observer –, et en me nourrissant des formations suivies aux Ateliers Varan, où l’on m’a transmis l’importance de l’observation directe et d’un certain respect du réel. Cette expérience m’a confirmé que l’écoute et la bienveillance pouvaient se traduire en une approche cinématographique immersive, héritée du cinéma direct.

2 Quelles sont les grandes étapes de votre carrière professionnelle ?

J’ai d’abord exercé comme infirmière de bloc opératoire durant 15 années. Mais la tournure que prenait le système de santé — considérant souvent les soignants comme de simples pions et imposant une «pluridisciplinarité » au détriment de l’expertise de chacun — a fini par heurter mes valeurs. Je ne pouvais plus accomplir pleinement mon travail auprès des patients et des chirurgiens. En parallèle, je nourrissais déjà un fort intérêt pour la photographie et la réalisation, me rendant compte que l’image pouvait être un puissant levier pour raconter le vécu humain au-delà de la simple dimension technique de l’acte médical. J’ai alors démissionné et me suis formée aux Ateliers Varan pour me consacrer à ce qui me passionnait : retranscrire, par l’image animée, des histoires ancrées dans la réalité. Après cette formation, j’ai travaillé comme photographe médicale à l’hôpital Necker, ce qui m’a permis de garder un pied dans le milieu hospitalier tout en développant ma pratique de l’image et trouver ma légitimité. C’est durant cette période que j’ai rencontré plusieurs des protagonistes de mon film Et Alors, centré sur des personnes nées avec un handicap facial et présenté à plusieurs festivals. Ce documentaire a marqué un véritable tournant dans mon approche, car il m’a fait prendre conscience de la force d’empathie que peut susciter la rencontre filmée. Par la suite, j’ai dirigé l’unité de production audiovisuelle d’une fondation dédiée à la santé mentale, alliant ainsi mon intérêt pour les thématiques sociales et mon besoin d’affiner mon langage visuel. J’ai également réalisé une campagne de sensibilisation à la différence faciale, en recourant à des spots fiction diffusés sur France Télévisions. Aujourd’hui, je collabore avec des producteurs et des fondations en France et à l’étranger et j’aime co-réaliser souvent avec Cyril Caine, je trouve que cela apporte une force au projet, afin de mettre en lumière des parcours souvent méconnus. Je mène actuellement plusieurs projets en parallèle : Sous le Ciel Immobile, un portrait documentaire d’une femme vivant en Moldavie rurale, où je croise approche ethnographique et cinéma sensoriel, et Le Soldat Déchiré, un film explorant la reconstruction d’un soldat ukrainien blessé au visage, inspiré par les univers artistiques de Francis Bacon et William Blake pour interroger la représentation de la souffrance.

3 Pouvez-vous nous parler du film sur lequel vous travaillez actuellement ?

 Mon projet principal, Sous le Ciel Immobile, se déploie dans un village moldave où je suis la vie de Liuba. L’idée est de plonger dans son quotidien pour comprendre ce qu’il révèle d’une société à la fois enracinée dans ses traditions et en pleine mutation. J’ai voulu adopter une démarche immersive, en limitant au maximum les interviews ou la voix off, pour laisser la parole à l’ambiance, aux sons environnants, aux gestes qui se répètent au fil des saisons. Le point de départ a été une rencontre avec Liuba et sa famille. Très vite, j’ai ressenti la richesse cachée derrière l’apparente simplicité du quotidien. À travers la relation entre Liuba et sa petite-fille Estera, j’aborde les questions de transmission, d’identité féminine et du lien qu’entretiennent les habitants avec la terre. Le projet se construit pas à pas, suivant le rythme lent du village. Ce sont ces détails, ces micro-événements, qui donnent sens à la démarche. Ma formation aux Ateliers Varan a d’ailleurs conforté cette volonté de me fondre au cœur de la réalité, de laisser venir les choses sans forcer la mise en scène. Mon objectif est que Sous le Ciel Immobile ne se contente pas de documenter, mais qu’il fasse ressentir l’essence d’un lieu et d’un mode de vie.

4 Comment et pourquoi vous êtes-vous tournée plus particulièrement vers le documentaire ?

Le documentaire est pour moi un espace d’écoute, de rencontre, qui me nourrit profondément : on s’y engage réellement avec l’autre, on accepte de se laisser surprendre par ce qu’on découvre. Mon expérience en médecine a sans doute influencé ce rapport, car elle m’a appris l’importance de la patience, de l’observation et de la disponibilité face à des réalités complexes. Pour autant, je ne mets pas de côté la fiction. J’aime la démarche de réalisateurs qui brouillent parfois la frontière entre fiction et documentaire pour explorer la vie telle qu’elle est. Selon moi, la forme cinématographique doit s’adapter au sujet : certaines histoires se prêtent mieux à un dispositif documentaire, d’autres gagnent en puissance par une mise en scène plus fictionnelle, voire hybridée. Au fond, il s’agit toujours de raconter l’humain dans ses facettes multiples, et de laisser la place à l’émotion autant qu’à la réflexion. Que ce soit par le documentaire ou la fiction, l’important est de rester au plus près de la vérité d’un sujet et d’en transmettre la force. Je crois que c’est là que réside la puissance du cinéma : dans sa capacité à révéler l’invisible, à faire entendre des voix singulières et à réinventer en permanence notre regard sur le monde.

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Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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