Chris Marker, la Jetée et la fin de la guerre en Algérie.

Le cinquième plan de La Jetée. Dominique Cabrera, 2024, 104 minutes

Un film sur un film. Mais pas n’importe lequel. Le film culte par excellence. Le film que tout cinéphile se doit d’avoir vu et revu. La Jetée de Chris Marker, un film déjà particulier par son format. Il fait 35 Minutes. Et puis il ne se laisse surtout pas enfermer dans une seule case. On ne peut pas ne pas le définir en même temps comme un film de science-fiction, un remake du Vertigo d’Hitchcock, un photo-roman, un voyage dans le temps, une réflexion sur la mémoire. Et en cherchant bien, on peut certainement lui trouver d’autres facettes.

Dominique Cabrera apparaît au premier abord comme si elle ne s’intéressait qu’à un seul plan du film, le cinquième précisément. Une photo donc prise sur la jetée d’Orly, là où le dimanche, les parents amènent leurs enfants voir les avions qui décollent et atterrissent. Cette photo montre un couple et un enfant de dos. Si Dominique Cabrera s’intéresse plus particulièrement à cette photo, c’est qu’un membre de sa famille, un cousin, se reconnaît dans le petit enfant figurant sur la photo qu’a prise à son insu Chris Marker et dont il a fait un plan, le cinquième de son film La Jetée.

Le film de Dominique Cabrera a donc pour forme, la première parmi d’autres qui suivront, d’être une enquête pour prouver sans contestation possible que celui qui se reconnaît ne se trompe pas. Que lorsqu’il affirme, « ce petit garçon, c’est moi », il ne s’agit pas d’une illusion ou d’un fantasme. Ou l’espoir (ou la crainte, pourquoi pas ?) d’être en quelque sorte célèbre pour avoir l’honneur d’avoir été photographié par Chris Marker et de figurer donc dans ce film culte qu’est la Jetée Mais cette dimension d’enquête, avec ses interrogatoires de membres de la famille et ses confrontations avec d’autres photos familiales prises sur la jetée d’Orly, se révèle finalement maître qu’un prétexte. Elle œuvre en effet au moins deux autres directions que le film de Dominique Cabrera va explorer tour à tour dans un savant montage

D’une part, le point de départ du cinquième plan conduit tout naturellement à explorer tout le film, ou au moins certains de ces aspects, la réflexion sur le temps en particulier. Dominique Cabrera va donc mobiliser d’autres plans du film, s’interrogeant tout particulièrement aux deux acteurs, Hélène Chatelain et Davos Hanich. Cette focalisation sur les acteurs débouche alors sur une rencontre, celle de Catherine Belkhodja, qui incarna la Laura du film Level five, cette autre œuvre de Chris Marker qui oscille entre documentaire et fiction. Et où la présence du 5 n’est sans doute pas pour Dominique Cabrera une simple coïncidence.

 En 2nd lieu, le 5e plan de la Jetée va être le prétexte, l’occasion de développer le récit familial des Cabrera et tout particulièrement le départ d’Algérie en 1962, 1962, année de la fin de la guerre et de l’indépendance de l’Algérie. Ainsi, le film de Dominique Cabrera prend une dimension assez fréquente dans le film d’histoire. Inclure la petite histoire dans la grande Histoire, le vécu d’une famille de pieds-noirs devant s’adapter à une nouvelle vie en France s’élargissant à une réflexion politique sur la décolonisation. L’année de réalisation de la jetée, 1962, étant bien sûr le point d’ancrage de ce saut dans l’histoire du siècle. Année importante pour Chris Marker puisque c’est aussi l’année de réalisation du Joli Mai, film qui débute effectivement par le rappel de la paix retrouvée.

On peut bien sûr considérer le 5e plan de la jetée comme un hommage à Marker en soulignant le côté unique du film culte qu’est La Jetée. C’est aussi un hommage au cinéma dans son ensemble, dans la mesure où le personnel, voire l’intime, peut prendre une dimension historique, voire universelle.

Et lorsque nous reverrons une fois encore La Jetée, nous continuerons bien sûr à guetter le seul plan animé du film, celui du clignotement des yeux d’Hélène. Mais inévitablement nous compterons des premiers plans, jusqu’au cinquième. Une expérience tout aussi unique dans le spectacle cinématographique. Une expérience dans laquelle le cinéaste prend en quelque sorte le spectateur par la même pour lui ouvrir la porte des émotions.

Cinéma du Réel, Paris 2025

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Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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