P COMME PORTRAIT (Floh)

L’art du portrait, sa réussite, réside sans doute en grande partie dans le choix de son sujet. Un personnage qu’il faut construire, non pas uniquement en fonction de ce qu’il est en soi, mais plutôt à partir de ce qu’on espère que le spectateur retiendra. Donc fondamentalement un personnage composite, voire contradictoire, du moins ambivalent. L’art du portrait, dans le cinéma documentaire, c’est sans doute avant tout, l’art du mélange, du dosage, une alchimie qui ne dit jamais immédiatement sa recette, et qui reste non reproductible, inimitable.

Un personnage pas trop banal sans doute, à moins de jouer sur les codes de cette banalité. Mais pas trop extraordinaire non plus, car l’exceptionnel risque de demeurer unique, inaccessible, voire incompréhensible. L’idéal ? Un personnage comme vous et moi, mais qui ne ressemble à personne. Le spectateur doit-il se reconnaître ? Un peu. Mais pas trop. Ne pas complètement s’identifier. Un personnage qui reste quand même un peu étranger. Pour qu’il y ait véritable rencontre.

Le portrait que nous propose Aleksandr Winogradov de Floh, chanteuses des rues et accordéoniste, joue sur le côté à la fois hors du commun et familier de son personnage. Sa musique, sa voix, ses chansons en font un être surprenant. Sa façon de vivre nous questionne immédiatement. Sa manière d’être nous étonne. Mais en même temps, nous avons l’impression de la connaître déjà, d’avoir en tout cas déjà rencontré ses semblables. Elle pourrait être présente dans le quotidien de chacun de nous, si du moins nous ne restons pas dans une routine sclérosante. Elle dére,ge parce qu’elle est marginale. Mais en même temps le portrait qu’en fait le cinéaste nous la rend particulièrement attachante. Et ce n’est pas seulement par ses chansons qu’elle nous émeut, c’est par sa personnalité entière, c’est-à-dire ce qu’elle est au-delà de ce qui nous est montré sur l’écran. Car, tout compte fait, le portrait que nous propose le film reste incomplet. Il comporte bien des zones d’ombre. Ce personnage devant nous, si proche, reste un mystère. Et si le spectateur vit le temps du film en sympathie avec elle, il sait bien qu’il ne franchira jamais la barrière derrière laquelle elle se retranche. Et qu’elle restera au fond une inconnue. Heureusement d’ailleurs.

Le film Call me Chaos est un moyen métrage. Un peu plus de trente minutes. A l’évidence il y a là un choix parfaitement maîtrisé du cinéaste. Il aurait très bien pu filmer davantage son personnage, évoquer les étapes de sa vie avec moult images d’archive, des aventures passées ou présentes, lui donner davantage la parole, dans des fragments d’entretien et l’écouter davantage chanter. S’il ne le fait pas, c’est qu’il veut surtout que le spectateur participe entièrement au moment de vie qu’il nous propose en compagnie de son personnage. Il n’y a rien de superflu dans son film. Chaque image, chaque plan,déclencheur de désir, le désir de retrouver son personnage, de le connaître davantage, d’entrer encore plus dans son intimité. Un désir qui bien sûr reste non réalisable, pour rester désir, désir vivant, désir désirant, tout le contraire d’une satisfaction béate.

Call me Chaos, film de Aleksandr Vinogradov, Belgique, 2016.

Visions du réel 2016, compétition internationale moyens métrages.

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Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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