E COMME ENTRETIEN – ISABELLE INGOLD

Pouvez-vous nous présenter votre itinéraire cinématographique. La liste des documentaires que vous avez réalisés est déjà longue (Une petite maison dans la cité, 2009. Au nom du Maire, 2005. Une place sur terre, 2001. Ligne de Fuite, 1998. Nord pour mémoire, avant de la perdre 1997). Quel regard rétrospectif portez-vous aujourd’hui sur cette œuvre.

Après être sortie de la Fémis, j’ai fait principalement du montage et en parallèle, (en prenant mon temps), j’ai réalisé quelques films (un film tous les 5 ans en moyenne). Je pense que ces deux activités se complètent et se nourrissent l’une de l’autre.

Pour ce qui est du montage, j’ai travaillé avec des réalisateurs aussi différents qu’Amos Gitai (Promised Land, Free Zone, News From Home/News From House, etc), Vivianne Perelmuter (Le Vertige des Possibles), Vincent Dieutre (Entering Indifference, Después de la revolución), Bojena Horackova (Destruction Définitive du Kolkhoze, A l’Est de Moi), Jean-Charles Massera (Call Me Dominik). Les montages ont concerné aussi bien des films de fictions que des films documentaires.

Pour ce qui est de la réalisation, si je devais tirer un fil qui se poursuit de film en film, ce serait que la rencontre est essentielle au film et que la question politique circule d’un film à l’autre mais sans être déconnectée des autres dimensions de la vie.

Dans Ligne de Fuite, il s’agit d’une femme d’une cinquantaine d’années placée sous tutelle d’un couple (qu’on ne verra pas dans le film). Elle vit dans un petit village et rêve de partir. C’est un personnage en marge, à l’écart du monde. On reste très près d’elle. Sa vie est rythmée par les visites de l’assistante sociale et les ballades dans l’espace rural restreint qu’elle parcourt seule avec sa poussette. Progressivement, ses promenades comme ses rêves révèlent l’état de la campagne environnante et les désirs refoulés de ses habitants.

Dans Au Nom du Maire, je fais le portrait d’une maire communiste  (Annick Mattighello) d’un petite commune en grande difficulté et qui se trouve placée devant un dilemme : continuer à consacrer une partie essentielle du budget communal à la masse salariale et à l’aide sociale – au risque d’attirer toujours davantage une population en grande difficulté qui ne pourra alimenter les impôts locaux et donc permettre à la commune de se développer un minimum – ou bien investir dans des projets culturels et favoriser des projets immobiliers pour essayer de faire venir une population un peu plus riche (classe moyenne principalement) sur la commune sans non plus perdre les élections suivantes. Le charisme, la passion de cette maire ainsi que la confiance entre nous, étaient décisifs pour ce film.

Dans Une Petite Maison dans la Cité, j’ai suivi un projet lancé par un office HLM du Val de Marne dans une cité qui a été le théâtre de violence en 2005. En 2006, la ville décide de lancer un projet de construction au pied de la cité de 7 pavillons individuels qui seront construits par des personnes habitant la cité. J’ai suivi 3 familles sur 3 ans. Je filmais d’un côté le comité de pilotage (avec le directeur de l’office HLM, les assistantes sociales, les associations du quartier, l’entreprise d’insertion chargés de suivre les familles du projet) et de l’autre la vie sur le chantier. Je me souviendrai toujours de cette scène où Nordine, un des personnages du film, tout en travaillant me raconte que face à l’assistante sociale, il n’a pas d’autre choix que de jouer un rôle. Il n’est pas dupe mais il n’y a pas d’alternative à ce jeu qu’impose à chacun le système d’aide.

Vous êtes aussi monteuse et vous avez travaillé avec de nombreux cinéastes, aussi bien sur des films de fictions que sur des documentaires. Quels souvenirs particuliers gardez-vous de ce travail ?

Beaucoup de souvenirs. Je pense que j’ai beaucoup appris en regardant les rushs des autres sur la table de montage et même parfois, avec certains comme Amos Gitai, en étant en contact avec les autres membres de l’équipe (puisque je commençais les montages des films à l’hôtel en suivant le tournage du film en Israël, en Jordanie, en Allemagne, en France, partout). Avec Vivianne Perelmuter, j’ai appris l’importance du son. Vivianne souvent commence par poser des sons sur la time line (avant les images). C’est aussi quelqu’un qui essaie beaucoup de combinaisons, qui travaille comme les peintres Chinois, dans le détail pour trouver la structure. C’est une monteuse exceptionnelle et je crois que pour elle, rien n’est impossible, donc elle cherche toujours beaucoup d’options, de possibilités. Amos Gitai, au contraire, est quelqu’un qui observe longtemps des images sans trop les manipuler. Il aime fondamentalement respecter l’unité de temps et de lieu (il ne mélange par les prises par exemple, même s’il décide de tourner une scène en champ contre-champ). Il y a chez Amos l’idée qu’on ne peut pas fabriquer quelque chose d’aussi fort que le réel. Je pense que son cinéma, qui travaille essentiellement en plans-séquences, découle de ce parti-pris.

Entre Vivianne et Amos, ce sont donc deux conceptions complètement différentes du cinéma mais elles se sont sédimentées en moi et m’accompagnent dans mon travail (de montage au service d’une réalisatrice / un réalisateur).
Avec Vincent Dieutre, j’ai appris aussi à faire confiance à la mémoire pour choisir les rushs avec lesquels on va construire le film. C’est une méthode que j’utilise aussi maintenant. Ou bien lorsque je montre un montage en cours : je demande aux personnes qui ont bien voulu venir le voir sur table, les séquences qui les ont marquées. C’est souvent une indication intéressante pour avancer.

Votre dernier film en date, Des Jours et des nuits sur l’aire, se déroule entièrement sur une aire d’autoroute, avec des camions et  des chauffeurs. A priori c’est peu de choses pour faire un film, et pourtant… Vous nous montrer un monde bien particulier, avec ses règles et ses contraintes. Comment ce monde vous est-il devenu familier ? Car on perçoit dans le film qu’il ne vous est pas étranger, même si vous n’avez jamais été « chauffeur routier ». Quelles ont été les conditions de filmage ?

Mon désir de filmer ce lieu, cette aire d’autoroute, entre Paris et Bruxelles, au milieu de la campagne picarde, a été premier. Il a ensuite ouvert aux rencontres. C’est même l’un des enjeux du film que de transformer cet espace de circulation et de consommation en celui de rencontres possibles. Mais pendant que j’écrivais le dossier du film pour chercher des financements, je me suis rapidement rendue compte que les personnes à propos desquelles j’écrivais pendant ces repérages, ne seraient pas les personnages du film puisque la chance de les recroiser sur l’aire était infime (en dehors du personnel qui y travaille).

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C’est assez paradoxal donc, mais je pense que la contrainte très forte que cela induisait (je ne sais pas qui je vais rencontrer et filmer chaque jour) m’obligeait à une grande vigilance et une grande disponibilité vis à vis des personnes rencontrées. Souvent, quand on fait un film en documentaire, on fait une sorte de « casting » des personnages. On les choisit pour leur charisme, leur charme, pour l’histoire qu’ils portent, pour leur manière singulière de parler… Bref on sait déjà un peu ce qu’on va filmer avec eux. On connait déjà ou on pressent leurs réponses à certaines questions, etc.

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Cette fois, pour Des jours et des nuits sur l’aire, je partais avec l’idée et la croyance (surtout) que je pourrais faire advenir quelque chose au moment même, qu’une rencontre digne d’être dans un film pouvait arriver. Ce pari, qui était une contrainte de départ, est devenu à mes yeux la force du film : être capable de « montrer la beauté des gens ordinaires ». Faire en sorte que le spectateur / la spectatrice sente au fur et à mesure de l’avancée du film que les gens à l’écran, il/elle avait dû en croiser des centaines dans sa propre vie dans un de ces non-lieux qu’on fréquente tous. C’était eux à l’écran mais c’était tout aussi bien lui-même ou elle-même. Il me fallait être assez concentrée et créer les conditions pour capter la beauté de chacune des personnes rencontrées et ainsi transformer un être, que je ne connaissais parfois pas cinq minutes plus tôt, en un personnage de film qui marque. Je pense par exemple à Antonio, l’homme aux pigeons de la fin du film : ce moment où il se révèle et dit qu’il est une personne sensible n’était pas préparé. Avec Vivianne qui tenait la caméra à ce moment-là, nous ne lui avons pas posé vraiment de question. Nous lui avons seulement demandé de regarder le téléphone avec la vidéo du lâché des pigeons-voyageurs et de penser à quelque chose et c’est lui qui a pris la parole et nous a dit ce à quoi il pensait. Cela s’est passé devant nous, au moment même du tournage, et l’émotion qu’on a sentie à ce moment précis, on savait qu’elle serait dans les images et que le spectateur / la spectatrice la sentirait pareillement. Il s’agissait en somme de créer un vrai moment au tournage, de partager un moment avec les personnes qu’on filmait. Court-circuiter tout jeu de questions-réponses où l’autre peut croire qu’on attend une réponse pré-programmée.

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J’ai longtemps repéré pour comprendre et sentir le lieu, pour trouver le biais pour le filmer afin de le décoller de la platitude et de la familiarité, et le hisser ainsi au niveau d’un lieu de légende contemporaine et aussi bien d’observatoire de ce qui se passe en Europe de nos jours. Il fallait donc le déconstruire d’abord pour déjouer une reconnaissance expéditive du spectateur, puis le reconstruire en cherchant à rendre possible ou visible la vie qui s’y déroule souvent en sourdine. La manière notamment dont les êtres en font un autre usage, celui d’une convivialité ou d’un échange, ou de gestes minuscules – faire du café, cuisiner un plat, parler avec sa mère sur Skype.

Tous les chauffeurs que l’on rencontre dans votre film sont étrangers. Le choix du lieu où se déroule le film est à ce niveau déterminant. Comment l’avez-vous effectué. Est-il dû au hasard ou bien est-il le résultat d’une volonté déterminée.

C’est parce que j’avais remarqué qu’il y avait sur cette aire essentiellement des camions avec des plaques minéralogiques des pays pauvres de l’Europe (Bulgarie, Roumanie, Pologne, Espagne et Portugal) que j’ai choisi cette aire-là. C’était pour moi le signe que ce lieu pourrait me permettre de saisir ce qu’est l’Europe d’aujourd’hui.

Ensuite, j’ai choisi de tourner essentiellement les week-ends longs (les week-ends de 3 jours) ; donc je savais parfaitement que je rencontrerai surtout des chauffeurs étrangers parce que cela coûte moins cher pour leur employeur de les laisser sur les parkings le week-end qu’un chauffeur français, belge, allemand ou luxembourgeois.

J’ai aussi rencontré des chauffeurs français ou belges pendant les repérages et pendant le tournage. Je n’ai pas décidé à priori de ne pas les inclure dans le film  mais lorsque j’ai choisi au montage les séquences du film, il s’est trouvé qu’il n’y avait pas de chauffeur français. Je me souviens par exemple d’Eric, un chauffeur français rencontré pendant mes repérages et qui m’a dit des choses passionnantes : il m’a fait comprendre que depuis son camion, il voyait les délocalisations se faire, les usines fermer d’un côté et les friches apparaître en Angleterre, en France tandis que des usines s’ouvraient en Pologne ou en Roumanie mais je ne l’ai pas filmé, donc il n’est pas dans le film. Mais son témoignage et notre rencontre a été déterminante dans l’écriture du film et la direction de mon travail.

L’autoroute évoque le voyage, mais dans votre film nous restons sur place, sur l’aire. Du coup la circulation des voitures et des camions est rejetée hors-champ. Autrement dit, vous refusez de nous inviter au voyage, de nous faire rêver. Vous en restez au strict quotidien du travail, dans sa banalité. Le cinéma ne serait-il plus un moyen d’évasion ?

Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous. Lorsque nous étions en montage avec Bruno Barbay et François Sculier, nous avions identifiés 3 fils dans le film : l’Europe, la solitude et les rêves justement.

Pour moi, la séquence de Rodolphe par exemple, qui nous parle de son amour pour Paris et de son désir de visiter un jour New-York, nous raconte son rêve de voyager. Antonio et ses pigeons aussi parle aussi du voyage. Celui des pigeons avec lesquels il s’identifie (il les suit du regard jusqu’à ce qu’ils aient disparu). De même, la scène de ces trois jeunes qui viennent de Gand et qui lancent des lampions dans la nuit en formulant chacun leurs vœux intimes, évoque aussi cette dimension de rêve. Bien-sûr, on ne connaîtra jamais précisément les « vœux exigeants » de Mérédis, la jeune femme, mais on sent qu’ils la travaillent, qu’elle y croit des fois et doute à d’autres moments. Et elle murmure comme pour se convaincre « tout va bien se passer ». Pour ma part, je voulais qu’on sente aussi ces rêves et cette volonté chez chacun / chacune de partir.

Et tout le long du film, le hors-champ lui-même joue comme tel, comme une réalité désirable, inaccessible ou pas. Enfin… plutôt comme une réalité à la fois désirable avec ses possibles, et en même temps terrible avec ses dysfonctionnements qui nous divisent.

Le dernier plan du film évoque aussi un mouvement, un appel : après avoir passé 54 minutes sur l’aire, dans un lieu clos et comme séparé du monde, on s’élance sur la route, on part. Et le soleil se lève, on entend les oiseaux du matin,  un autre jour est possible.

En voyant votre film, on pense au cinéma direct, mais aussi à Wiseman (pas de commentaire, immersion dans un lieu unique, volonté de n’en rien laisser de côté). Votre conception du cinéma documentaire s’inscrit-elle dans ces deux références, ou bien en mobilisez-vous d’autres ?

Le film est en effet hybride. Il y a des scènes assez installées (notamment dans les rencontres avec un personnage) et très loin du cinéma direct comme par exemple, les lettres (ces passages où une phrase entendue vient s’écrire sur l’écran) et d’autres scènes où en effet, on est immergé dans le cinéma direct (souvent des scènes à plusieurs).

Je voulais avoir ces deux temporalités, ces deux tempos, non seulement pour des questions de rythme dans le film mais parce que cela touche différents registres de nos existences.

Et puis, j’ai peur des films bavards. Aussi, j’ai réfléchi à comment faire, construire des décrochages, des moments contemplatifs. Et j’ai trouvé ces moments au montage que j’ai commencé en parallèle du tournage.

Ces moments, comme les lettres, sont bien éloignés de style de Wiseman.

Je pense aussi souvent à la première scène de « Et la vie » de Denis Gheerbrant. Denis filme un homme devant sa maison et l’homme invite Denis à l’intérieur et Denis, sa caméra et nous spectateurs entrons dans cette petite maison en briques et découvrons tout un monde. Il y a chez Denis ce sens de la rencontre qui est aussi essentiel dans ma manière de faire des films.

Il y a un autre moment dans ce film de Denis qui m’accompagne également : celui où un homme à Denain est debout sur le sol en métal des auto-tamponneuses (c’est la ducasse, la fête foraine) et, partant de ce contact avec le métal, l’homme parle du train à bande où on fabriquait un métal comme celui-là ; on est au début des années 90 et Usinor Denain vient de fermer. Il y a là chez Denis un sens de l’à propos, une disponibilité qui permet à la scène de se déployer, d’exister et de dire quelque chose de fondamental pour cette ville et cet homme, comme ça naturellement, sans forcer, comme ça, devant la caméra et c’est fantastique !

C’est cela, cette rencontre qui rayonne qui est aussi au cœur de mes films. Un moment circonscrit mais où vibrent la vie d’un être et un état du monde.

Votre film a été sélectionné dans de nombreux festivals et aujourd’hui il est édité en DVD. Mais est-il sorti en salle de cinéma ? Qu’en est-il des conditions de distribution pour votre film ? Et pour le cinéma documentaire en général ?

Oui le film a été sélectionné dans de nombreux festivals, notamment à l’étranger (en Argentine, au Canada, au Brésil, à Hong Kong, en Inde, en Lettonie, en Croatie, en Serbie Bosnie-Herzégovine, en Allemagne, en Autriche, en Italie, en Grèce, en Afrique du Sud, au Bénin, en Arménie, au Kurdistan Irakien, en Suède, en Espagne, en Hongrie, etc). Je suis heureuse que le film sorte maintenant en DVD afin qu’il existe un peu plus longtemps que son passage télé et que sa vie dans les festivals. Pour ce qui est de la sortie salles, je n’ai pas fait de démarches pour cela et personne n’est venu le chercher non plus.

Sur quoi travaillez-vous actuellement ? Quels sont vos projets cinématographiques ?

Nous avons Vivianne Perelmuter et moi un projet aux Etats Unis, un autre en Grèce et un autre encore Le monde moins une entre France et Belgique. Parallèlement, je continue mon travail de montage. Je travaille en ce moment à Lussas, sur un premier long-métrage documentaire d’une jeune réalisatrice, Julia Pinget.

 

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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