Une nuit à l’Opéra. Sergueï Loznitsa, France, 2020, 19 minutes.
On savait Loznitza maître dans l’art du montage d’archives, avec ces réussites exemplaires que sont Revue (2008) ou Le Siège (2005) concernant le siège de Léningrad pendant la deuxième guerre mondiale. On en a ici une nouvelle illustration, dans un registre beaucoup plus léger, mais tout aussi chargé de significations.

Le titre du film est quelque peu trompeur. Non seulement le film n’a rien à voir avec les Marx Brothers, mais en plus il ne nous montre pas une seule nuit, mais opère une synthèse des différentes archives disponibles et courant visiblement sur plusieurs années. Et c’est bien sûr beaucoup plus intéressant. Car non seulement on a ainsi accès à l’esprit d’une époque – les trente glorieuses avec son déploiement de luxe et de faste – mais cinématographiquement parlant, l’art du montage peut aussi nous proposer une véritable dramaturgie, de l’attente de l’événement, jusqu’à sa clôture avec l’apothéose du feu d’artifice.

Après le pré-générique montrant la haie d’honneur des gardes républicains sabre au clair, nous nous retrouvons place de l’Opéra au milieu de la foule des badauds venus assister de loin à la cérémonie, en espérant entre-apercevoir une ou deux vedettes et les personnalités de l’époque. Car nous sommes dans les années 50-60, sous le pouvoir gaulliste, et qui semblent dominer par une insouciance générale.

Puis c’est le ballet des voitures, avec leur escorte motorisée pour les officiels. Et la montée des marches du palais Garnier. Le film peut alors très bien servir à une sorte de blind test : quels sont les artistes, les écrivains, les hommes politiques, etc, que nous reconnaissons et ceux dont l’image est aujourd’hui totalement tombée dans l’oubli ? Toujours est-il que nous avons affaire à un déluge de manteaux de fourrure et de robes longues, de médaille sur les poitrines des militaires et de couronnes sur quelques têtes royales ou princières. Tout ce que Paris, la France et même le monde, contient de célébrités défile devant nous, sourire aux lèvres pour les dames. Les puissants du monde – les gouvernants, les hommes de pouvoir – se permettent quelques petits gestes de la main en direction du public. Mais c’est Brigitte Bardot qui triomphe sans conteste à l’applaudimètre.

Quelques scènes, plus ou moins insistantes dans leur répétition, sont autant de clins d’œil humoristiques dans le sérieux ambiant. Par exemple ce moment, en haut des escaliers, où des « petits rats de l’opéra », offrent d’énormes bouquets de fleurs – certains les dépassant en taille – aux dames du jour qui s’empressent de s’en débarrasser en les faisant passer derrière elles.

Et puis il y a tous ces plans avec le Général De Gaulle, alors Président de ka République. De Gaulle avec des lunettes et sans lunettes, accompagné d’un Président africain ou asiatique, d’une tête couronnée ou d’un militaire en grande tenue. Il monte inlassablement les escaliers et semble ne jamais arriver en haut. On en viendrait presque à penser que décidément ces soirées ne sont pas de tout repos.
Il y a quand même un grand moment de sérieux – et de plaisir – dans le film, c’est l’interprétation de l’air de Rosine par Maria Callas sur la scène d’une de ces soirées. Son triomphe est assourdissant, mais le cinéaste a le bon goût de ne pas nous montrer le public, pour rester sur les saluts si modestes de la diva.

Le brio de Loznitsa – un art parfaitement maîtrisé du choix des archives et de leur organisation filmique – nous permet d’apprécier ce qu’on peut appeler la magie des archives. Avec elles, nous saisissons ce qu’une époque a pu avoir de factice et de superficiel. Un tel film serait-il réalisable avec les images d’aujourd’hui. Certainement pas, bien que de telles manifestations d’auto-glorification du pouvoir existent encore. Mais à force de les banaliser à la télévision, on peut parier que cela ne passionnerait plus le grand public et qu’il n’y aurait guère d’intérêt d’en faire un film.