Le peuple des miroirs. Clément Safra, 2020, 65 minutes.
Le peuple cambodgien, un peuple meurtri à jamais par le génocide qui l’a décimé. Peut-on le filmer sans que sa présence – plus que son souvenir – ne s’inscrive, d’une façon ou d’une autre dans les images ? Même pour un jeune cinéaste français appartenant à une génération qui n’a pas connu le génocide dans son actualité. Clément Safra n’est pas allé au Cambodge pour filmer les traces, ou la mémoire, du génocide. Mais il l’a rencontré. Et ce n’est pas un simple clin d’œil, ou une concession à une quelconque bonne – ou mauvaise – conscience, si son film se termine par deux images du génocide, deux images faites pour ne pas oublier. Deux images faites pour invalider à l’avance toute tentative de négationnisme. Deux images qui inscrivent toutes celles qui ont précédé, le film dans sa totalité, dans une dimension historique. Les légendes aussi ne peuvent échapper à l’Histoire.

Clément Safra est allé au Cambodge pour filmer une légende. La légende des miroirs. Elle est présentée simplement par un texte qui s’inscrit sur l’écran. Ce sont les seules « paroles » du film. Car le cinéaste a choisi d’exclure la parole de son film. De ne pas parler et de ne pas faire parler les cambodgiens qu’il rencontre. Sans pour autant faire un film muet. La musique – surtout dans des scènes de danse – et les bruitages, sans oublier le champ des oiseaux, sont bien présents et donnent toujours une grande consistance aux images. Mais ce sont les images qui font un film. Cette évidence n’a jamais été claire que dans le film de Safra. Une force donc, percutante. Une prégnance, indépassable.

Les miroirs ? Peut-on les traverser ? Qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté ? Les références affluent. Cette chanson enfantine par exemple : « le petit singe dans la glace ». Et Lacan, entre autres. Au Cambodge, ils ont partie liée avec des monstres.

Si le miroir est un stade important dans la construction du moi, ce n’est pas une individualité que filme Safra, ou alors c’est l’individualité d’un peuple. Le film cherche-t-il à appréhender l’âme du peuple cambodgien ? On peut alors se demander de quel côté du miroir se situe les images du film. Le « réel » ou son reflet ? Les images ne sont-elles que des illusions, évanescentes ? Disparaissent-elles dès qu’on ne regarde plus le miroir. Le recours aux manipulations numériques que propose le film peut nous laisser penser que plus rien n’est réel. Ou que le réel ne peut pas ne pas être suspect, ou sujet à suspicion, ou du moins être questionné sur son épaisseur, sa consistance. Et si des monstres peuvent sortir des miroirs c’est parce qu’ils peuplent notre imaginaire, c’est parce qu’ils sont profondément ancrés en nous.

Nous savons cependant parfaitement les laisser derrière le miroir, ou les y refouler. Le film de Clément Safra n’est pas un film fantastique. Il se situe plutôt du côté du merveilleux. Il ne nous interdit pas de nous abandonner au plaisir des images. Bien au contraire.