P COMME PERCHE DU NIL.

Le Cauchemar de Darwin. Hubert Sauper, France-Autriche-Belgique, 2003, 107 minutes.

         Le Cauchemar de Darwin est un film événement à bien des égards. Il connut à sa sortie un succès public et critique important. Il fut couronné par de nombreux prix, dont le César du meilleur premier film en 2004 et toujours en 2004 le prix du meilleur film documentaire européen. D’un autre côté, il suscita une violente polémique qui déboucha sur un procès en diffamation que d’ailleurs le cinéaste gagna. Un film choc donc, qui n’hésite pas à utiliser des images provocantes. Un film dérangeant parce que dénonciateur. Un film qui ne peut pas laisser indifférent.

         Le point de départ de l’enquête menée par Hubert Sauper est la perche du Nil, ce poisson carnivore introduit artificiellement dans les années 60, dans le lac Victoria, ce qui aboutit à la disparition de la majorité des poissons présents antérieurement dans le lac. Les filets de perche, eux, ont inondé les poissonneries de tous les supermarchés d’Europe. En Tanzanie, dans la petite ville de Mwanza où nous conduit le cinéaste, deux avions atterrissent chaque jour et repartent avec des tonnes de poissons.

         Ce commerce est significatif de la mondialisation contre laquelle le film part en guerre. Sauper montre d’abord qu’il ne profite nullement aux habitants de Mwanza, bien au contraire. L’Afrique qu’il filme est l’Afrique pauvre, exploitée, pillée même, en proie à toutes les calamités du monde moderne, misère, sida, prostitution, corruption, violence généralisée. Les images qu’il réalise ne font pas dans la dentelle et ne peuvent que soulever l’indignation du spectateur. Le visage d’une femme borgne travaillant au séchage du poisson, par exemple, ou l’accumulation des carcasses où prolifère la pourriture et servant de nourriture à la population la plus pauvre du village qui n’a pas d’autres moyens d’échapper à la famine. A la catastrophe écologique concernant le lac, s’ajoute un ensemble de drames humains auxquels aucun habitant ne semble pouvoir échapper. Le film présente une série de portraits plus terrifiants les uns que les autres, du veilleur de nuit à la prostituée, du pécheur à l’industriel, des enfants des rues aux pilotes russes qui essaient de fuir le plus possible la caméra.

         Mais le film va plus loin dans la dénonciation. S’insurgeant contre les effets de la mondialisation, il prétend en dévoiler les dessous les plus scandaleux. Le trafic d’armes en particulier. Car les avions qui viennent chercher le poisson n’arrivent jamais vide…

        L ’existence d’un tel trafic fut au cœur de la polémique que suscita le film. L’historien François Garçon en particulier partit en guerre contre le cinéaste, dénonçant son film comme n’étant qu’une supercherie, pratiquant l’amalgame et ne mettant l’accent que sur les aspects négatifs du commerce de la perche du Nil. Rien ne prouverait dans le film l’existence du trafic d’armes, ni que les carcasses de poisson réduites en farine serviraient à la nourriture humaine plutôt qu’à celle des animaux, dont il existerait une industrie florissante contribuant à la richesse du pays. Au-delà de ses éléments concrets, une telle polémique n’oppose-t-elle pas au fond ceux qui ne voient dans les effets de la mondialisation que des épiphénomènes négligeables à ceux qui la condamnent en bloc. Le film de Sauper est révélateur des enjeux du débat.

         Le Cauchemar de Darwin a été réalisé clandestinement, le cinéaste et son équipe se faisant passer pour de simples touristes, ou se déguisant en pilotes russes. Le résultat est un film engagé, qui n’hésite pas à utiliser des images choquantes, parfois à la limite du supportable, pour provoquer la réaction du spectateur. Ce n’est pas un film historique, ni une simple enquête journalistique. C’est un film d’auteur, qui témoigne et qui alerte, et qui utilise les ressources du cinéma pour le faire de façon percutante et efficace. Le cauchemar, un jour, ne risque-t-il pas de se transformer en réalité ?


Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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