B COMME BUREAU – Sécurité sociale.

La Vraie vie (dans les bureaux). Jean-Louis Comolli. 1993, 78 minutes.

         Jean-Louis Comolli filme la vie de bureau à la Sécurité Sociale. Le choix n’est pas anodin. Institution typiquement française, conquête du Front Populaire de 36, il ne s’agit pas à proprement parler d’une administration, ni non plus, bien sûr, d’une entreprise au sens capitaliste du terme. La SS, le service public par excellence. Toute son organisation, tout son fonctionnement, tout le travail de ses employés dirigés par un seul impératif : le service des assurés. Comment les employés vivent-ils cette dimension de leur travail ? Et comment vivent-ils leur travail dans son ensemble ? Quel intérêt y trouvent-ils ? Comment peuvent-ils s’y investir et oublier – ou du moins supporter – son côté répétitif, la routine qui s’installe inévitablement, après tant d’années, 10 ou même 20 ans, dans la maison, même si l’on change de service ? Les employés ? Les employées plutôt. Car dans les bureaux, ce sont surtout des femmes qui travaillent. Du moins lorsqu’on ne se situe pas dans les niveaux les plus élevés de la hiérarchie.

         Jean-Louis Comolli filme donc les bureaux de la Sécu. Du bâtiment dans lequel elle se situe, il ne donnera une vue d’ensemble que dans le dernier plan du film. Et si l’on aperçoit quelque fois la vie parisienne à l’extérieur, ce n’est qu’en passant, en toile de fond, si l’on est suffisamment attentif pour regarder par les fenêtres, derrière les employés. Par contre, l’intérieur du lieu de travail est très présent, les salles de travail, les archives, les couloirs. Les couloirs surtout, filmés dès le pré-générique et dont les vues en travelling avant seront presque systématiquement utilisés en plan de coupe, entre deux interviews. Des couloirs le plus souvent vides, mais où passent aussi des employés, dont certains poussent de lourds caddys de supermarché remplis de dossiers. De longs couloirs interminables où l’on use ses souliers. D’où, peut-être, ce plan insistant (il est utilisé à plusieurs reprises) de gros souliers d’homme, filmés en gros plan, se déplaçant à un rythme relativement soutenu dans ces mêmes couloirs, comme le montage le laisse entendre. Plan surprenant, donnant un petit côté énigmatique au film. S’agit-il d’une inscription personnelle du cinéaste dans son film, d’une signature en quelque sorte ?

         Comolli filme relativement peu le travail proprement dit des employés dans les bureaux. Il se contente plutôt de l’évoquer : quelques plans de mains sur des claviers d’ordinateur, quelques plans d’écran, des va s et viens entre les grandes étagères contenant les archives, du courrier que l’on trie, mais le plus souvent lorsque sont filmés en travellings explorateurs les bureaux vides, les ordinateurs sont éteints et les dossiers fermés. Il y a bien cette séquence où une employée constate, plutôt résignée qu’énervée, le plantage de sa machine avec une sorte d’incrédulité. Mais justement, il s’agit là de filmer l’impossibilité d’effectuer son travail, pas le travail lui-même. De la façon de remplir un dossier ou les documents envoyés aux assurés, de la façon de recevoir le public, nous ne saurons rien. Car ce qui intéresse le cinéaste, ce n’est pas l’effectuation du travail, mais la façon dont il est vécu par ceux qui l’effectuent. D’où l’utilisation systématique de l’entretien comme méthode d’investigation.

         Les entretiens de La vraie vie (dans les bureaux) ont deux caractéristiques. Au niveau de l’image, ils sont mis en scène. Au niveau de leur contenu, ils sont orientés par le cinéaste. Comolli filme bien de façon classique quelques-unes des employées qu’il interroge, assises à leur poste de travail, en gros plan. Mais il introduit aussi une façon plus originale de filmer les propos des employées. Plusieurs d’entre elles sont en effet filmées, marchant – faisan les cent pas – d’avant en arrière – dans un bureau vide. Dans les deux situations, les questions posées par le cinéaste sont juste audibles, en arrière-plan sonore. Dans les deux cas, le cinéaste n’apparaît jamais à l’écran. Dans la situation des allers retours des employées, la caméra reste fixe, ce qui fait que pour la moitié de son déplacement, la personne filmée est vue de dos. Ce mode de filmage a pour effet essentiel de transformer l’entretien en une confession, la parole proférée devenant une voie intérieure puisqu’elle ne semble pas s’adresser directement à quelqu’un. Et puis, cela permet aussi d’introduire des effets de lumière et de couleur dans la prise de vue. Une des employées est filmée dans une tonalité bleutée, une autre dans une sorte de clair-obscur où dominent des effets d’ombre. Un filmage qui frise l’esthétisme.

Les entretiens avec les employées commencent pratiquement toujours par la même question ; depuis combien de temps êtes-vous là ? Presque toutes celles qui sont interrogées ont une longue carrière derrière elles. Comment vivent-elles cette durée ? La routine, voilà le cœur du problème. Le film ne se limite pas au vécu présent, il traite d’une temporalité longue. Beaucoup des femmes présentes dans le film sont entrées à la sécu jeunes. Beaucoup pensaient ne pas rester si longtemps. Certaines ne se pensaient pas capables de supporter longtemps ce travail si répétitif. D’ailleurs, une des plus jeunes, la première à parler longuement, est surprise de la passivité de ses collègues, de leur manque d’ambition. Elle, elle va suivre le cours de cadre, bouger, elle ne va pas se contenter de faire toujours le même travail. Plus tard dans le film, il lui sera renvoyé, par un homme, qu’elle est bien naïve. Son enthousiasme n’est-il pas dû à sa jeunesse, à son inexpérience ? Beaucoup pensaient comme elle. 10, 20 ans après, elles sont toujours là. La routine, on s’y fait. Et puis il y a les contraintes financières de la vie. Ici au moins, on a la sécurité de l’emploi. Et puis il y a les enfants, le soir, qui deviennent vite insupportables lorsque l’on est fatiguée. S’assoir devant la télé devient une nécessité. Il n’y a qu’une retraitée qui parle de cinéma, de théâtre, de visite de musées.

Le film de Jean-Louis Comolli n’apporte aucune révélation sue la vie de bureau. Pour les employées de la sécu qu’il rencontre, la vraie vie est ailleurs. On pouvait s’y attendre. Sauf que cet ailleurs est bien vague. Existe-t-il seulement ? Bien peu disent en quoi il pourrait consister. La routine implique-t-elle nécessairement la résignation ? Tant que l’ambiance n’est pas trop dégradée entre collègues…On peut faire une petite fête pour un départ à la retraite ou une promotion. Il n’y a chez ces employées aucune revendication syndicale, et encore moins politique. Ce n’est pas dans les bureaux que se prépare la révolution.

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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