L COMME LETTRE

Lettre de Sibérie. Chris Marker. France, 1957, 67 minutes.

         « Je vous écris d’un pays lointain », rarement une première phrase du commentaire d’un film n’aura autant contribué à la notoriété d’un cinéaste que cette ouverture de Lettre de Sibérie. Une phrase qui restera caractéristique d’un style, le commentaire littéraire (elle est empruntée à Henri Michaux) et d’un genre, le film épistolaire (qui sera porté à sa perfection dans Sans Soleil). En 1957, le jeune cinéaste qu’est alors Chris Marker part en Sibérie dans le cadre d’un projet initié par l’association France-URSS. Il y tournera tout au long de son voyage des images qui ne deviendront un film qu’après coup, une fois le montage effectué et le commentaire écrit. La lettre adressée au spectateur inscrira alors ces images dans son présent, celui-là même du visionnage du film.

         Marker de son vivant a longtemps refusé de diffuser Lettre de Sibérie, le considérant sans doute comme non suffisamment abouti. Pourtant il a depuis toujours été largement cité et commenté par les cinéphiles et dans les écoles de cinéma pour une seule de ses séquences, celle des trois commentaires proposés sur les mêmes images. Faire un film sur la Sibérie, faire connaître cette partie de l’Union Soviétique, est pour les commanditaires du film un projet politique, dans lequel Marker ne peut que s’inscrire. Mais il ne le fait pas naïvement, ni surtout comme un admirateur béat. La séquence en question renvoie donc dos à dos les partisans inconditionnels et les opposants systématiques. Mais il montre aussi que la neutralité, la prétendue objectivité, est tout aussi problématique et qu’elle déforme tout autant une réalité décidemment insaisissable. Une interrogation sur le sens des images et leur portée en tant qu’outil de connaissance ou de propagande, que Marker poursuivra tout au long de son œuvre de cinéaste.

         Les images dont il est question présentent en trois plans, le croisement de deux véhicules dans une rue de ville (un bus et une grosse voiture noire), des ouvriers au travail et le passage d’un homme devant la caméra qu’il regarde ostensiblement. On peut bien sûr facilement montrer que les termes employés ici sont en eux-mêmes contestables, toujours un peu équivoque et imprécis. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit chez Marker. La séquence ne questionne pas la possibilité d’une description uniquement dénotative des images. Elle montre que dès qu’un cinéaste ajoute un commentaire on se situe dans la connotation et que c’est justement le commentaire qui donne son sens au film un sens qui ne dépend donc que de l’engagement de l’auteur du commentaire, et non des images.

         Les trois commentaires écrits par Marker et ajoutés successivement aux mêmes images sont les suivant :

« 1- Iakoust, capitale de la République socialiste soviétique de Yakoutie, est une ville moderne, où les confortables autobus mis à la disposition de la population croisent sans cesse les puissantes Zym, triomphe de l’automobile soviétique. Dans la joyeuse émulation du travail socialiste, les heureux ouvriers soviétiques, parmi lesquels nous voyons passer un pittoresque représentant des contrées boréales, s’appliquent à faire de la Yakoutie un pays où il fait bon vivre!

2- Iakoust, à la sinistre réputation, est une ville sombre, où tandis que la population s’entasse péniblement dans des autobus rouge sang, les puissants du régime affichent insolemment le luxe de leurs Zym, d’ailleurs coûteuses et inconfortables. Dans la posture des esclaves, les malheureux ouvriers soviétiques, parmi lesquels nous voyons passer un inquiétant asiate, s’appliquent à un travail bien symbolique : le nivellement par le bas!

3- A Iakoust, où les maisons modernes gagnent petit à petit sur les vieux quartiers sombres, un autobus moins bondé que ceux de Paris aux heures d’affluence, croise une Zim, excellente voiture que sa rareté réserve aux services publics. Avec courage et ténacité, et dans des conditions très dures, les ouvriers soviétiques, parmi lesquels nous voyons passer un Yakoute affligé de strabisme, s’appliquent à embellir leur ville, qui en a bien besoin. »

         Pour le reste, le film est plutôt convenu et pour le moins peu novateur, en dehors bien sûr de son commentaire et de cette séquence justement célèbre. Deux séquences animées constituent bien une surprise rétrospective dans l’œuvre de Marker, mais elles sont aujourd’hui bien démodées. Les mammouths et les rennes étaient sans doute des passages obligés dans un film sur la Sibérie. Le recours au dessin animé tend sans doute à nous dire que cela n’est au fond pas très sérieux. Si la Sibérie est le pays d’un certain enchantement, celui de l’enfance, on peut aussi voir dans le film de Marker la prémonition d’un désenchantement futur.

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

Laisser un commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :