J’ai toujours été intriguée par les questions d’identité, car elles suscitent souvent des conflits, de la violence, parfois des guerres.
S’intéresser à la construction de l’identité de genre permet, me semble- t-il, de raconter des trajectoires de vie intenses, où le désir, l’invention et la création sont les moteurs principaux des personnes, ce qui les meut.
J’ai eu envie d’aller rencontrer la communauté trans travestie argentine au moment où je me posais la question de savoir si c’était une identité que d’être une femme, pour moi, et comment je pouvais me sentir libre à l’intérieur de cette catégorie. J’étais plongée dans les lectures trans féministes, inquiète de la violence du monde, observant en France l’absurdité du mouvement de la « Manif pour tous », qui semblait croire que l’accès au droit parentaux pour les couples homosexuels allait « dégénérer » le monde, le mener à sa perte.
On m’avait parlé d’un mouvement, en Argentine, constitué, qui avait réussi à faire adopter la Loi d’identité de genre en 2012, une loi qui déclarait que le sexe et le genre sont deux choses distinctes, et que chacun.e est libre de se déterminer du genre qu’il souhaite, de manière souveraine, sans avoir à s’en justifier devant l’Etat.
En rencontrant cette lutte et ces militant.e.s, j’ai senti qu’elles m’apportaient bien plus que ce que j’avais imaginé, portant un regard intransigeant sur le monde, dans son entier.
Le film a été construit dans une volonté de célébrer l’importance du collectif, je voulais couper court aux représentations stéréotypées des personnes trans au cinéma qui sont très souvent représentées seules, victimisées ou glorifiées telles des stars. Moi j’avais envie de montrer en quoi les parcours de ces personnes sont tout sauf du « développement personnel ».
J’ai voulu qu’on découvre cette nébuleuse d’activistes à partir des portraits croisés de deux femmes de ce collectif, Claudia et Violeta. Ce sont elles qui nous ouvrent les portes de ce « monde » politique et sensible, chacune d’une façon bien particulière.
On ne les voit quasiment jamais à l’écran ensemble pour beaucoup de raisons, car même si elles ont les mêmes ennemis, le patriarcat en premier lieu, elles sont à des endroits réels et théoriques très différents.
L’origine ethnique, la classe sociale, et la manière de penser la chose politique, tout ça les oppose.
Alors le film se construit en écho, en complémentarité de l’une avec l’autre, en mettant l’intimité des deux protagonistes au cœur du film.
Nous avons travaillé ensemble dans un double dispositif.
J’ai suivi la vie militante, les manifestations, les réunions d’association, les cours donnés par Violeta, dans la tradition du cinéma direct, essayant de capter la richesse des visages et de la dialectique. L’engagement pour les droits de la communauté me semblait transcendé par des préoccupations anti capitalistes, anti racistes, tout s’articulait de façon cohérente. Il était évident qu’elles se trouvaient au carrefour des dominations et donc à la bonne place pour les démonter, toutes.
Et puis nous avons travaillé différemment pour toute l’autre partie du film. Pour mettre en image l’idée que l’intime est au cœur de leurs luttes, je leur ai proposé de construire des séquences ensemble pour dessiner leurs portraits.
C’est à dire qu’on a lâché le cinéma direct, prévu des séquences, avec des proches, ou des membres du collectif, en assumant une mise en scène plus éloignée du réel. J’avais envie de champ contre champ, et cela a pu être possible à beaucoup de moments. Je leur faisais reprendre certaines phrases, pour trouver le cadre juste qui lui correspondrait. Nous savions à l’avance ce que je voulais que la séquence « raconte » et elles avaient en quelque sorte une sorte de partition qu’elles jouaient dans le sens qu’elles voulaient, convoquant des souvenirs, des récits, des dialogues… Elles se sont emparées de cette façon de faire du cinéma, comme d’un jeu, devenant les actrices de leur propre vie en quelque sorte.
Je voulais faire un film populaire qui charrie une pensée complexe, j’ai senti que cette façon de filmer permettrait à un grand public de s’immerger dans leurs vies, qui n’ont rien à envier à des destins d’héroïnes de fiction.
Le montage du film assume un rythme plutôt soutenu, pour ancrer le récit dans un mouvement puissant et énergique, qui avance sans cesse. C’est surement une façon de se mettre dans les pas de Claudia, cette femme vive et exigeante qui ne se laisse freiner par rien.
L’introspection et la poésie trouvent leur place dans le film au travers des nons-dits de Violeta, sa façon de respirer et d’observer le monde, elle nous donne accès à sa rêverie. Les deux protagonistes donnent le tempo du film.
Le titre du film vient nous rappeler l’omniprésence de la violence dans les destins trans/travestis.
Les corps des personnes trans assassiné.e.s sont retrouvés lacérés, brulés, mutilés, comme sur un terrain de guerre.
Les travesticides et tranféminicides nous racontent souvent la même histoire, celles d’hommes hétérosexuels, pris de désirs pour ces femmes, qui se « repentent » et tuent la source de leurs désirs plutôt que de l’assumer.
Et puis le titre vient aussi sous-entendre qu’il n’y a de « question trans » que dans le monde cisgenre. Ce thème reste un débat passionnel pour les personnes non concernées.
Cela n’a pas été facile de parler de cette violence dans le film, la faire exister, car c’est un angle mort, quelque chose de très difficile à faire figurer par l’image. J’ai filmé des femmes qui sont mortes au commissariat, Claudia elle-même a reçu des menaces de mort, et pourtant ces événements majeurs ne rentraient pas dans le film, tout ce que j’essayais de mettre en scène pour raconter ces tragédies ne fonctionnait pas. Mais de cet écueil s’est imposé le ton du film, car si la violence et la mort rôdent, on en ressort quand même avec l’envie de se mettre en mouvement, depuis soi, vers les autres.
La violence est partout, et elle ne devait pas venir réduire le sens de leur combat. Je n’ai pas filmé des victimes, plutôt des avant-gardistes d’un monde moins absurde.
Certes elles résistent à cette violence, mais surtout elles réenchantent le monde, nous invitent à l’imaginer de nouveau.
C’est cette énergie créatrice que j’ai voulu mettre en image, pour qu’elle devienne contagieuse.
Isabelle Solas. 20 juillet 2022.
