Mémoires d’un juif tropical. Joseph Morder. France, 1986, 80 minutes.
Joseph Moder est né sous un ciel tropical, à Trinidad. Il y passe son enfance, jusqu’à 12 ans, date où ses parents, après avoir été tenté d’aller vivre au Canada, rejoindront la France, et s’installeront à Paris où vivent les grands-parents du cinéaste. Les quelques traits marquant de cette enfance exotique peuvent se résumer dans la naissance d’une petite sœur, un tremblement de terre et une fugue nocturne qui lui valut au matin la plus grande raclée de sa vie. Pour le reste, Morder évoque beaucoup la place du cinéma dans sa jeune culture, les feuilletons radiophoniques, mais aussi les lectures, la bande dessinée et l’écriture de récits de toute sorte. Voila pour les données autobiographiques qu’il nous communique en voix off. Une enfance qui peut sembler avoir été heureuse, si ce n’était les disputes des parents, et la chaleur d’un pays qui ne connaît que deux saisons. Mais de l’une et l’autre de ces désagréments, le petit Joseph s’est bien accommodé. Comme de sa judéité, révélée par sa mère et qui fut à l’origine de la fuite d’Europe du couple parental.
Les images qui accompagnent l’évocation de ces souvenirs sont tournées en super 8, ce qui donne au film une tonalité très amateur qui correspond bien à la banalité du récit. Le rapport entre ces images et le récit oral introduit un premier télescopage entre le présent et le passé, ce qui au fond fait parti de l’essence même de l’autobiographie. Morder filme au présent, il filme le Paris touristique dans lequel il vit au moment où il décide de réaliser son autobiographie filmée. Et comme il évoque la chaleur de son pays natal, il filmera pendant tout un été, de juin à septembre donc, un été chaud qui débouchera sur un plan tourné le premier jour de l’automne pour clore le film. Morder se promène donc dans Paris, il filme les monuments, la tour Eiffel, le centre Pompidou, le jardin du Luxembourg, la Seine et ses bouquinistes, les lieux les plus fréquentés par les touristes. Il filme aussi des immeubles. Celui qui fait face à son appartement ; la rue où il habite. Il filme aussi le ciel et les nuages, la pluie d’orage sur les pavés, les objets et les fleurs chez lui. Son quotidien, comme il dit.
Mais pour évoquer son passé, ces images du présent ne lui suffisent pas. Il mobilise alors des acteurs, qui vont personnifier les membres de sa famille et les proches présents dans son enfance. Au début, il ne filme pas les visages, seulement les pieds ou les jambes, ou un ventre de femme enceinte lorsqu’il parle de la grossesse de sa mère. Par la suite la caméra s’attarde sur des visages qui personnifient les parents, puis les amis. Il y a aussi celle qui tient une si grande place dans son imaginaire d’enfant, Eva, avec ses grands chapeaux et sa prestance hollywoodienne, à la fois gardienne d’enfant et actrice de cinéma. Il y a dans ce recours aux acteurs une façon très personnelle d’introduire la fiction dans le documentaire, d’abolir une barrière qui n’a plus de sens entre ces deux genres. D’ailleurs, le récit du passé, de l’enfance, se double du récit d’une rencontre et d’une liaison amoureuse. Lisa est-elle réelle, imaginée, rêvée ? On ne la voit jamais à l’image. Pas plus que Morder lui-même. Lisa est un alter égo d’Eva, se confondant presque avec elle. Le cinéaste quant à lui est omniprésent dans le film puisque c’est sa propre voix qui fait le récit de sa vie.
Ce que montrent ces Mémoires d’un juif tropical, c’est qu’il est possible de faire un film documentaire sans utiliser la moindre image du passé, sans mobiliser le témoignage des connaissances ni le retour sur les lieux anciens. La formule utilisée par Morder semble toute simple : il suffit de mélanger le souvenir du passé et le vécu du présent. Il y a une seule exception à ce principe, la voix du petit Joseph qui parle en espagnol. Une mise en abime de la parole du cinéaste dans la bande son.
