Vrai-faux documentaire

I’m still here. Casey Affleck. 2008

Le véritable succès du documentaire, son triomphe même, la marque de son empreinte et de son influence sur l’ensemble du cinéma, c’est lorsque une fiction réussit à se faire passer pour un documentaire, se déclare donc différent de ce qu’elle est en réalité, abusant sur sa nature le spectateur naïf – c’est-à-dire tout vrai spectateur qui se laisse aller au plaisir du spectacle.  Mais comment cela est-il possible ? Si toute fiction vise à faire oublier qu’elle est une fiction – le fameux effet de réalité – elle ne peut aller jusqu’à se nier elle-même comme fiction, ce que confirme d’ailleurs les effets de déconstruction qu’opèrent regards à la caméra ou autres adresses directe au spectateur. Vous voyez bien que je ne suis qu’une fiction, dit-elle alors. Ce qui n’est pas la même chose lorsque le film affirme qu’il n’est vraiment pas une fiction – il se donne alors à voir comme un documentaire – alors qu’en réalité il en est une, ce que bien sûr le réalisateur et ses collaborateurs, comme les acteurs qu’il film, savent parfaitement. Le vrai-faux documentaire est donc une entreprise de tromperie. Et lorsque la supercherie est révélée, le spectateur crédule se doit d’avouer « il m’a bien eu », ce qui au fond ne peut que redoubler son plaisir.

         Un exemple parfaitement réussi de cet art de la tromperie ? Le film que Casey Affleck consacre en 2010 au célèbre acteur américain Joaquim Phoenix, I’m still here. En 2008, l’acteur annonce à la télévision qu’il met fin à sa carrière de comédien et qu’il se lance dans une nouvelle aventure, musicale cette fois. Le cinéaste va alors suivre pendant deux ans Phoenix dans sa vie quotidienne selon la méthode classique du documentaire et en tirer un film qui sortira sous cette étiquette en 2010. Le film prétend suivre pas à pas la transformation de son « personnage », itinéraire qui prend très vite la forme d’une descente aux enfers. En fait il s’agit d’un véritable coup monté. Tout est prévu et organisé pour suivre le scénario original. Phoenix n’est pas chanteur de Hip Hop, et les piètres performances présentes dans le film montrent qu’il ne le sera jamais. Acteur de profession, il reste acteur dans ce film comme dans tous ceux qui constituent sa filmographie. Seulement pour une fois, il joue à ne pas être acteur ce qui, il faut le reconnaître, n’est jamais facile. Il faut même particulièrement « bon » pour y arriver. Car ici il ne joue pas à être lui-même (contrairement pas exemple au cas célèbre de Nanook dans le film de Flaherty). Il joue bien un personnage dans lequel il doit s’incarner, le véritable Phoenix n’étant pas en quelque sorte en jeu. Il y a là une nouvelle version du paradoxe du comédien à la Diderot, une réflexion sur ce que c’est qu’être acteur, sur la relation que l’acteur entretient avec le personnage qu’il joue. On pense au Pirandello de Se trouver. Être acteur, c’est devenir autre. Mais comment alors réussir en même temps à ne pas se perdre soi-même ?  Lorsque la supercherie sera révélée (et elle doit l’être pour que le projet prenne tout son sens), alors l’excellence du jeu de l’acteur apparait évidente, que ce soit dans les scènes où il n’est plus qu’un pâle reflet de lui-même ou lorsque il attaque de façon véhémente les médias, ces médias qui pour la plus part n’hésitent pas à avoir recours à la tromperie et au bidonnage. Pour une fois ce sont eux qui sont roulés dans la farine.

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Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

1 commentaire

  1. Dans un documentaire en Corée, Claude Lanzmann à propos d’une question sur son film Shoah reprenait le réalisateur : Ce n’est pas un documentaire car lorsque j’ai commencé ce film plus rien n’existait… Alors forcément la première scène était de la fiction, et puis la seconde et ainsi de suite.

    Je trouve qu’il pose bien le fil ténu qui pourrait séparer documentaire et fiction. Même une scène réelle, mis par exemple en début de film, participe à un choix que l’on pourrait faire en fiction… N’est-ce pas le montage, souvent non prévu dans un projet documentaire qui l’assimile à une fiction du réel ?

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