La guerre au téléphone

Interceptés. Oksana Karpovych, Canada, France, Ukraine, 2024, 93 minutes

Des immeubles portant les traces de l’incendie provoqué par les bombes, des maisons de campagne au toit éventré, des intérieurs d’habitation (cuisines ou salons…) réduits à un chaos absolu, des images de guerre, ou plutôt des conséquences de la guerre, comme on en a vu hélas beaucoup. Sauf qu’ici, on ne voit pas vraiment la guerre, on ne voit pas les combattants, les armes, le feu, les chars (ou alors réduits à l’état de carcasses rouillées), ou les bombes larguées par des avions. Ici la guerre est invisible. Mais elle n’est pas finie pour autant. Et ses traces sont omniprésentes.

On ne voit pas de soldats dans le film de Oksana Karpovych, pas de soldats ukrainiens. Ni de soldats russes, en dehors de prisonniers prenant leur repas dans une cantine. Ceux du front, on ne les voit pas, mais on les entend. Au téléphone. Ils appellent leur mère, leur famille, pour dire qu’ils sont encore en vie, que d’ailleurs ils vont bientôt revenir à la maison. C’est du moins ce qu’à l’autre bout du fil, leur mère veut leur entendre dire. Mais au fond, ils ne semblent pas vraiment convaincus.

Interceptés propose un dispositif particulièrement original. Vraiment surprenant, déroutant même. La bande son propose des extraits d’appels téléphoniques de soldats russes engagés sur le front ukrainien – ils ne peuvent cependant pas dire où exactement. Alors que les images (accompagnés quand même de bruits de fond en sourdine) totalement décalées par rapport aux conversations téléphoniques, nous promènent dans ce pays en guerre, envahi par une armée étrangère, à travers les ruines et les destructions, filmées en plans fixes en ville ou en longs travellings latéraux dans la campagne.

Les images ne répètent pas ce que l’on entend dans ce hors champ absolu, puisqu’on ne voit jamais les deux correspondants, l’un sur le front en Ukraine, l’autre quelque part en Russie. Elles n’expliquent rien. Deux réalités indépendantes, mais qui ont quand même un point commun, la guerre. La guerre vue du côté ukrainien, alors que la bande son nous place du côté russe. Façon de nous rappeler cette banalité : dans chaque guerre il y a au moins deux belligérants.

Les conversations des soldats russes avec leur mère sont « interceptées » par les Ukrainiens. Le film ne dit dans quel but et ce qu’ils en font. Mais pour nous, spectateurs du film, c’est un excellent moyen d’appréhender quel sens les soldats de l’envahisseur donnent à cette guerre et à leurs actions quotidiennes. Plusieurs affirment ne ressentir aucune pitié pour leurs ennemis. Ils sont là pour tuer, on leur commande de tuer, alors ils tuent. Des propos qui sont parfaitement compris par leurs interlocutrices, compris et partagés. Façon également de saisir l’influence de la propagande du régime de Poutine. Les soldats préviennent pourtant qu’il ne faut pas croire tout ce que dit la télé. Que la situation sur le terrain n’est pas exactement ce que la population se représente sur la foi des informations télévisées. Mais dans les familles, le discours officiel n’est pratiquement pas remis en cause. Les Ukrainiens sont de nazis, qu’il faut exterminer. La majorité des soldats russes que l’on entend en semblent convaincus. Du moins au premier abord. Car ce qui domine dans leurs propos c’est plutôt une résignation, un découragement général. « La seule façon de revenir à la maison, dit l’un d’eux, c’est d’être blessé ou mort. »

« Je commence à me demander à quoi sert cette foutue opération » dit pourtant une femme. Le début d’une prise de conscience ? Un propos bien isolé en fait. Mais au fond, toutes ces mères ont bien du mal à remonter le moral de leur fils combattant au front.

Et puis, en Ukraine, il faut bien continuer à vivre. A essayer de vivre.

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Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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