1 Ukraine
- 20 jours à Marioupol. Mstyslav Chernov.
20 jours, c’est long. 20 jours en enfer. 20 jours sous les bombes. 20 jours parmi les habitants de la ville qui essaient de fuir. Des Ukrainiens qui ne savent où aller, où se réfugier. Leurs habitations sont détruites. Des membres de leur famille, des voisins, sont tués. Comment peuvent-ils survivre dans cet enfer ? 20 jours de guerre qui sont des siècles.
Comment est-il possible de filmer la guerre ?
Filmer la guerre est un métier. Celui des journalistes reporters d’images, qui se doivent d’être présents, sous les bombes, aux côtés des soldats et surtout avec les civils. Ils doivent envoyer leurs reportages aux agences, pour alimenter des journaux télévisés et les chaines d’infos en continu. C’est ce métier que fait le réalisateur du film, Mstyslav Chernov, pour Associated Press. Ses images feront le tour du monde.
Filmer la guerre est toujours très dur. Et pas seulement parce qu’on risque sa vie à tout instant. Mais surtout parce qu’on est nécessairement témoin des atrocités de la guerre. De la douleur et de la mort de ceux qui ne font pas la guerre mais qui en sont les premières victimes. Il y a une scène très dure dans le film, celle où un médecin amène le cinéaste dans une pièce au sous-sol de l’hôpital, une salle où sont « entassés » les corps de ceux qui n’ont pas pu être sauvés. Il déplie les linges d’un petit paqué, révélant le corps inerte d’un bébé.
Comme beaucoup d’habitants de Marioupol, ville stratégique attaquée dès le début de l’invasion russe, Mstyslav Chernov et son équipe sont réfugiés dans un des hôpitaux de la ville. Mais sont-ils tous en sécurité ? Ils assistent, impuissants, à l’arrivée incessante des ambulances livrant ces corps recouverts de draps rougis, des brancards qu’il faut conduire le plus rapidement possible au bloc, en passant par des couloirs encombrés de corps en souffrance. La caméra les suit sans hésitation. Il faut avant tout témoigner. Rendre compte du martyr des habitants de cette ville. Filmer la guerre sans rien en cacher, sans fermer les yeux devant la souffrance et la mort. Témoigner de l’horreur et faire des images qui seront autant de preuves, de pièces à conviction. Oui, les bombardements russes visent bien les civils. Des civils qui ne comprennent pas pourquoi ils sont ainsi attaqués.
Filmer la guerre est d’abord l’objet des reportages télévisés. Mais 20 jours à Marioupol n’est pas un reportage télévisé ou un collage de reportages. En voyant le film de Mstyslav Chernov, la différence entre reportage et documentaire saute aux yeux. D’abord la durée est forcément différente. 20 jours à Marioupol ne fait « que » 94 minutes, ce qui est peu en comparaison des journées que dure le siège de la ville. Mais le cinéaste prend le temps d’aller au fond des choses. Il s’attarde dans les couloirs de l’hôpital parce c’est ce que vivent les habitants de la ville réfugiés là. Il prend le temps d’écouter ces femmes et ces hommes qui disent en quelques mots – toujours les mêmes – le cauchemar qu’ils vivent. Les images qui nous sont proposés ne visent aucun effet spectaculaire, même s’il peut être tentant « d’en rajouter », dans les immeubles en feu. Les ruines, le feu et le sang ne sont là que parce qu’il s’agit du réel de la guerre.
Et puis il y a le commentaire, en voix off, celle du cinéaste lui-même. Une voix qui peut paraître monocorde, presque calme dans la tourmente. Une voix qui ne recherche pas du tout le pathos. Et pourtant, elle est chargée d’émotion. Parce qu’elle nous fait participer au vécu, non seulement du journaliste et de son équipe, mais surtout de tous les habitants de Marioupol, et au-delà de l’Ukraine, de tous les civils victimes d’une guerre.
Parmi tous les films de guerre réalisés ces dernières années (en Irak, en Syrie ou à Gaza), 20 jours à Marioupol restera comme l’exemple type de ce que la guerre peut faire endurer aux civils innocents.
- A 2000 mètres d’Andriivka. Mstyslav Chernov.
En 2023, Mstyslav Chernov, nous avait déjà plongé dans la guerre en Ukraine. Il filmait alors le siège de Marioupol. Vingt jours sous les bombes, parmi les habitants de la ville qui tente de fuir. 20 jours en enfer, 20 jours de guerre qui sont des siècles. (20 jours à Marioupol)
Ce film éprouvant avait alors obtenu l’Oscar du meilleur documentaire en 2024. Une reconnaissance pour un cinéaste qui fait preuve d’un courage exceptionnel, prenant des risques insensés sous les bombardements. Un cinéaste aussi qui fait preuve d’une sympathie extrême, d’une solidarité sans faille avec le peuple, son peuple martyrisé.
Le cinéma de Chernov ne cesse de poser toujours la même question. Comment filmer la guerre ?
La réponse peut sembler simple. Auprès des civils sous les bombardements, ou à côté des soldats dans les combats presque au corps-à-corps, faire partie de la guerre. Ne pas être un simple observateur extérieur, courir les mêmes risques que tous les autres et vivre malgré tout ressentir la même souffrance que les habitants de la ville assiégée et qui ne savent où se réfugier et les mêmes peines que les soldats qui voient leurs camarades tombaient à leurs côtés.
Filmer la guerre est toujours une épreuve. Et le film qui en résulte ne peut être qu’une épreuve aussi pour le spectateur. Le siège de Marioupol, la reconquête d’Andriivka ne doivent pas devenir un simple spectacle. Des images que l’on regarde avec une inévitable distanciation due à la distance des situations. Les films de Chernov, nous les regardons en étant déjà informés des faits, de la guerre dans sa généralité et dans le détail des actions. Alors le cinéma ne peut pas en rester à donner des informations, même si, bien sûr, il n’est pas anodin de montrer la mort d’un soldat ou un hôpital bombardé.
Le cinéma de guerre est un acte de combat. Une dénonciation de l’horreur de l’agression et du scandale de la mort des innocents. Et même si nous sommes surinformés, saturés presque par les images de mort, il n’est pas possible de s’habituer ni de se désintéresser. Et c’est pourquoi tant que durera la guerre en Ukraine comme à Gaza ou au Soudan, il restera indispensable de la filmer.
Avec ce second film Chernov nous plonge en rase campagne, parmi les soldats d’une brigade d’assaut lors de la contre-attaque ukrainienne sur le front, avec l’objectif de libérer le plus possible du territoire occupé par les troupes russes. Nous n’avons jamais été aussi proches de la réalité de la guerre, les coups de feu, les balles, les obus, les tirs, les survols d’avions et de drones. Et ce n’est pas de la fiction.
Si 20 jours à Marioupol reposait sur un décompte des jours, ici nous sommes dans l’espace, la distance du village à libérer. Les deux kilomètres qui deviennent comme les jours d’un siège, une éternité.
Et puis l’absurdité sinistre de la guerre n’a jamais été aussi sensible. Quand les soldats ukrainiens arrivent enfin à Andriivka, c’est pour constater que le village est entièrement détruit.
- Interceptés. Oksana Karpovych,
Des immeubles portant les traces de l’incendie provoqué par les bombes, des maisons de campagne au toit éventré, des intérieurs d’habitation (cuisines ou salons…) réduits à un chaos absolu, des images de guerre, ou plutôt des conséquences de la guerre, comme on en a vu hélas beaucoup. Sauf qu’ici, on ne voit pas vraiment la guerre, on ne voit pas les combattants, les armes, le feu, les chars (ou alors réduits à l’état de carcasses rouillées), ou les bombes larguées par des avions. Ici la guerre est invisible. Mais elle n’est pas finie pour autant. Et ses traces sont omniprésentes.
On ne voit pas de soldats dans le film de Oksana Karpovych, pas de soldats ukrainiens. Ni de soldats russes, en dehors de prisonniers prenant leur repas dans une cantine. Ceux du front, on ne les voit pas, mais on les entend. Au téléphone. Ils appellent leur mère, leur famille, pour dire qu’ils sont encore en vie, que d’ailleurs ils vont bientôt revenir à la maison. C’est du moins ce qu’à l’autre bout du fil, leur mère veut leur entendre dire. Mais au fond, ils ne semblent pas vraiment convaincus.
Interceptés propose un dispositif particulièrement original. Vraiment surprenant, déroutant même. La bande son propose des extraits d’appels téléphoniques de soldats russes engagés sur le front ukrainien – ils ne peuvent cependant pas dire où exactement. Alors que les images (accompagnés quand même de bruits de fond en sourdine) totalement décalées par rapport aux conversations téléphoniques, nous promènent dans ce pays en guerre, envahi par une armée étrangère, à travers les ruines et les destructions, filmées en plans fixes en ville ou en longs travellings latéraux dans la campagne.
Les images ne répètent pas ce que l’on entend dans ce hors champ absolu, puisqu’on ne voit jamais les deux correspondants, l’un sur le front en Ukraine, l’autre quelque part en Russie. Elles n’expliquent rien. Deux réalités indépendantes, mais qui ont quand même un point commun, la guerre. La guerre vue du côté ukrainien, alors que la bande son nous place du côté russe. Façon de nous rappeler cette banalité : dans chaque guerre il y a au moins deux belligérants.
Les conversations des soldats russes avec leur mère sont « interceptées » par les Ukrainiens. Le film ne dit dans quel but et ce qu’ils en font. Mais pour nous, spectateurs du film, c’est un excellent moyen d’appréhender quel sens les soldats de l’envahisseur donnent à cette guerre et à leurs actions quotidiennes. Plusieurs affirment ne ressentir aucune pitié pour leurs ennemis. Ils sont là pour tuer, on leur commande de tuer, alors ils tuent. Des propos qui sont parfaitement compris par leurs interlocutrices, compris et partagés. Façon également de saisir l’influence de la propagande du régime de Poutine. Les soldats préviennent pourtant qu’il ne faut pas croire tout ce que dit la télé. Que la situation sur le terrain n’est pas exactement ce que la population se représente sur la foi des informations télévisées. Mais dans les familles, le discours officiel n’est pratiquement pas remis en cause. Les Ukrainiens sont de nazis, qu’il faut exterminer. La majorité des soldats russes que l’on entend en semblent convaincus. Du moins au premier abord. Car ce qui domine dans leurs propos c’est plutôt une résignation, un découragement général. « La seule façon de revenir à la maison, dit l’un d’eux, c’est d’être blessé ou mort. »
« Je commence à me demander à quoi sert cette foutue opération » dit pourtant une femme. Le début d’une prise de conscience ? Un propos bien isolé en fait. Mais au fond, toutes ces mères ont bien du mal à remonter le moral de leur fils combattant au front.
- Pierre Feuille Pistolet. Maciek Hamela,
Partir loin, fuir. Fuir la guerre, l’invasion du pays. Fuir les bombes. Tout quitter. Sa maison, ses voisins, ses amis, ses animaux. Ne presque rien emporter. Un ou deux sacs tout au plus. Quelques affaires de première nécessité. De quoi manger si possible. Ne plus pouvoir vivre dans une cave. Ne plus pouvoir vivre avec le bruit incessant des explosions. Ne plus supporter le bruit des bombes dans sa tête. Partir pour se mettre en sécurité. Pour éloigner ses enfants de la guerre.
Mais partir où et comment ? Il faut un véhicule, et de l’argent. Le voyage sera long, difficile, dangereux. Et sera-t-il possible de revenir un jour ? Quand ? Cette guerre peut-elle finir.
Maciek a un minivan. Il peut emporter 5 ou 6 personnes, des femmes et des enfants surtout, loin de la guerre, loin de l’Ukraine en guerre, jusqu’en Pologne où ces fuyards deviendront des réfugiés.
Maciek est cinéaste. Il va filmer cette fuite, ces fuites. Il filme son van et ceux qu’il transporte. Il filme cette fuite sur les routes de l’Ukraine vers la Pologne. Il filme la guerre vécue au jour le jour. La route peut être minée. Sur les chemins boueux il y a toujours le risque de s’enliser. Et l’on peut se trouver devant un pont détruit. Mais il faut passer coûte que coûte. Il faut se plier aux exigences des soldats aux checkpoints, montrer son passeport, ouvrir le coffre de la voiture. Passer, partir, fuir. Parce qu’il n’est plus possible de vivre dans ce pays en guerre, cette Ukraine envahie.
Le film de Maciek Hamela est donc d’abord un terrible regard sur la guerre, une guerre vécue du côté des civils, de cette population qui ne demandait qu’à vivre en paix. Une population qui subit de plein fouet les effets de la guerre, la mort et la destruction.
Tout au long de cette route incertaine, les immeubles détruits défilent, les chars et autres véhicules militaires détruits défilent aussi sur le bord de la route. La caméra qui filme droit devant la voiture, quand elle ne filme pas les passagers, fait parfois un léger écart sur la droite pour montrer ces carcasses calcinées. La voiture s’arrête rarement. L’urgent c’est de fuir, de continuer à fuir, une fuite que l’on devine sans fin.
Mais si la guerre est bien là, à chaque plan, le film concerne surtout ces Ukrainiennes et ces Ukrainiens qui fuient la guerre en s’entassant dans ce va, qui peut les mettre en sécurité de l’autre côté de la frontière. Pierre Feuille Pistolet est donc une galerie de portraits, une succession de personnages disparates, des hommes et des femmes, des enfants surtout qui, malgré la peur peuvent aussi manifester une certaine joie de vivre, comme cette petite fille qui joue à Pierre feuille ciseaux, en donnant au jeu un nouveau nom qui fera le titre du film.
Ces personnages, dont on ne sait parfois que le nom, racontent pourtant leur fuite, leur vie d’avant et celles sous les bombes, leur espérance aussi d’une vie en sécurité. Des fragments d’un vécu douloureux, avec ses drames (les séparations) et ses moments attendrissants (le souvenir de la vache « Beauté ».) On pourrait croire qu’il ne se passe rien dans ce film, rien que la fuite de la guerre. Et pourtant c’est toute l’histoire actuelle de l’Ukraine que ce van emporte avec lui.
Réaliser tout un film (ou presque tout un film) dans une voiture est un véritable exploit cinématographique. Dans le van de Maciek, il n’y a que deux cadrages possibles. Le chauffeur-cinéaste et ses passagers, tout au plus trois au premier plan et deux ou trois autres derrière eux. Et cela ne peut que se répéter tout au long du film, malgré les vues sur l’extérieur. Mais cette nécessaire répétition ne provoque aucun ennui, car c’est tout un peuple qui voyage avec nous. Un peuple brisé par la guerre et qui n’a plus d’autre solution que l’exil. L’action de solidarité de Maciek peut bien sembler dérisoire. Mais son film est là pour témoigner qu’il reste encore une possibilité d’échapper au chaos.
- Tranchées. Loup Bureau.
Le passage est si étroit que le cameraman n’a pas d’autre solution que de suivre le soldat et de marcher derrière lui tout au long de ce sinueux et lugubre chemin creusé dans la terre. Un soldat qu’on ne verra donc que ce dos, dans les nombreux plans identiques qui jalonnent le film, jusqu’au moment où il arrive à l’abri où il posera son arme et son casque et pourra se reposer.
Deuxième plan récurrent du film : creuser. Creuser la terre, la pierre, avec des pioches et des pelles pour évacuer les roches et les cailloux. Creuser pour ouvrir des tranchées, puis construire des abris -résisteront-ils aux gros calibres ? Essayer de se protéger, de sécuriser le groupe, avec des sacs remplis de terre. Quand les soldats auront fini de creuser, il sera temps de passer à l’offensive, à la contre-offensive, faire parler les armes.
Cette guerre dans laquelle nous sommes immergés, c’est celle qui oppose depuis 2014 l’armée ukrainienne et les forces séparatistes pro-russes dans le Donbass. Une guerre interminable dont on sait aujourd’hui qu’elle est loin d’être finie.
Le film de Loup Bureau se déroule auprès des forces ukrainiennes, sous le feu de l’ennemi. Il existe officiellement un cessez-le-feu, mais les séparatistes utilisent leur artillerie tant qu’ils, ont des munitions. Alors, lorsque les tirs ennemis s’épuisent, il faut bien riposter.
Nous suivons les soldats du 30ème bataillon de l’armée ukrainienne, des soldats qui, lorsque l’ennemi laisse un peu de répit jouent à la guerre sur console vidéo. Il faut bien passer le temps. Mais le danger est toujours là. L’inquiétude, voire l’angoisse, sont bien palpables, présentes jour et nuit lorsqu’il n’est pas possible de dormir. Dans cette interminable attente de cette guerre enterrée, on rêve de ce que l’on fera en revenant chez soi : boire et baiser. Tout l’horizon des soldats en campagne.
Dans une longue séquence particulièrement originale, nous sommes en présence d’une femme soldat, perdue au milieu des hommes. Visiblement elle est respectée par tous. Le propos du cinéaste n’est pas alors de problématiser les rapports homme-femme au sein de l’armée. Encore moins d’ouvrir une problématique sur la question du genre en période de guerre. C’est bien plutôt pour lui l’occasion de pénétrer avec la plus grande lucidité possible dans le vécu de la guerre, la peur qu’elle déclenche inévitablement lors de l’explosion des bombes, et la présence de la mort.
Le film pourrait se clore avec cette séquence filmée en couleur – alors que jusqu’alors tout n’était que grisaille, avec le noir de la nuit et le blanc des fumées – des soldats démobilisés qui reviennent chez eux. La file de chars traverse des villages qui n’ont pas souffert des bombes. Les soldats saluent les habitants sur le pas de leurs portes. Mais le réalisateur a dû ajouter quelques plans en noir et blanc à nouveau. Un soldat qui marche dans une trachée, vu de dos. La guerre en Ukraine n’est pas finie.
Retour sur l’histoire
- Moissons sanglantes – 1933, la famine en Ukraine. Guillaume Ribot.
En 1921 déjà, une famine terrible avait ravagé l’Ukraine. Celle qui va s »vir en 1932-33 sera encore pire. Les paysans meurent de faim partout dans le pays. Mais comment comprendre qu’un pays si riche en blé puisse connaître une telle catastrophe ?
Aujourd’hui nous savons. Cette famine a été décrétée par le pouvoir soviétique. Il s’agit pour Staline de contraindre les paysans à accepter la collectivisation qui vient d’être décrétée. Et d’empêcher l’indépendance que revendique l’Ukraine. Aujourd’hui nous savons. Mais en 1933…La propagande soviétique cache bien sûr la vérité. La décision du Kremlin doit rester secrète. Rien ne doit transpirer à l’étranger. Surtout dans le monde capitaliste.
Il existe très peu d’images d’époque de ces événements. Pas plus que 26 photographies dit-on. Alors, comment faire un film avec si peu de documents et d’archives. Pourtant le film existe, intitulé Moissons sanglantes, réalisé par Guillaume Ribot. Un film rendu possible par deux décisions de réalisation. Deux solutions qu’on ne peut considérer comme de simples astuces. Ce ne sont rien moins que les conditions de possibilité du cinéma même.
En premier lieu, s’il n’existe pas d’images d’époque authentiques, par contre il existe beaucoup de films de fiction situés dans les années 20-30 dans les campagnes de l’URSS. Ce sont ces images que Guillaume Ribot va utiliser, par exemple les films d’Eisenstein, Octobre en tête. La fiction devient ainsi porteuse d’une vérité historique. Et on doit dire que la procédure fonctionne à merveille. Tout au long de ces Moissons sanglantes – un film qui est bien un documentaire, qui ne revendique aucun autre statut – c’est bien le réel soviétique de 1933 en Ukraine qui est documenté. Aussi bien au niveau des images que du commentaire.
Le deuxième élément concerne le scénario. Le film va en effet mettre en scène le travail d’un journaliste gallois, Gareth Jones, spécialiste de l’URSS, qui va se donner comme objectif de révéler au monde entier la vérité de la situation en Ukraine. Il ne s’agit pas d’un personnage fictif, inventé pour la cause du film. Jones a vraiment existé et a vraiment enquêté en Ukraine en 1933, de façon quasi clandestine d’ailleurs. Ribot va donc utiliser tous les documents le concernant et en particulier les articles qu’il publie dans les journaux occidentaux, américains en l’occurrence. Le film ne propose pas d’image filmique de Jones. Il aurait pu avoir recours à un acteur par exemple. Mais l’intention du cinéaste n’est pas de proposer une reconstitution. Nous ne voyons que les pieds du journaliste s’enfonçant dans la neige de l’hiver ukrainien. Et nous voyons beaucoup de trains, dans des gares, dans la campagne. Nous voyons des rails, des locomotives fumantes et même les cheminots qui les conduisent. Et nous suivons dans la bande son le récit que Jones fait de son voyage, depuis Berlin où Hitler vient de prendre le pouvoir, jusqu’à Moscou et la campagne ukrainienne. Dans le train, il interroge ses compagnons de voyage. Puis il part à pied, pénètre dans des villages silencieux, passe la nuit dans des fermes où les paysans meurent de faim. Grâce aux images fictionnelles promues au rang d’archive, le fil peut alors montrer comment les paysans essaient de survivre, par l’abatage du bétail et le fauchage clandestin du blé. Il montre aussi comment ces actions sont réprimées. Pour Staline, il ne doit y avoir aucune pitié. Les paysans sont des contre-révolutionnaires. La faim devient l’arme qui les anéantira.
A l’évidence, ce film a aujourd’hui une forte résonance avec l’actualité de la guerre en Ukraine. Qui sait jusqu’où peut aller Poutine dans sa guerre contre les Ukrainiens.
Références
20 jours à Marioupol. Mstyslav Chernov, Ukraine, 2023, 94 minutes.
A 2000 mètres d’Andriivka. Mstyslav Chernov, Ukraine, Usa, 2025, 111 minutes
Interceptés. Oksana Karpovych, Canada, France, Ukraine, 2024, 93 minutes
Pierre Feuille Pistolet. Maciek Hamela, France-Pologne-Ukraine, 2023, 85 minutes.
Tranchées. Loup Bureau, 2022, 85 minutes.
Moissons sanglantes – 1933, la famine en Ukraine. Guillaume Ribot, 2022, 68 minutes.
