E COMME ENTRETIEN – Patric Jean

Vous êtes Belge, mais vos films ont une dimension européenne, voire mondiale, très marquée. Pensez-vous que vos origines influent votre cinéma ?

Très certainement. On reste, je pense, influencé à vie par sa culture d’origine. D’autant qu’en matière de cinéma (documentaire), j’ai grandi sur un terreau très riche. Je me rends compte que je reste très belge quand je travaille en France même si je suis influencé par des cinéastes comme Marker, Cavalier, Kramer, Peter Watkins… Un film vient toujours après les précédents et j’ai fait mes premiers pas en Belgique (au Borinage), exactement où j’ai grandi et où j’ai commencé à me bâtir un point de vue politique. Tout cela reste aujourd’hui et je repense très souvent à mes premiers pas cinématographiques avec une nostalgie pour la liberté que j’avais à l’époque et que je continue à chercher chaque jour.

Un de vos premiers films, Les enfants du Borinage, en dehors de l’hommage à Henri Storck  et Joris Ivens, montre que rien n’a vraiment changé en presque 50 ans, au niveau de la misère et de la pauvreté. Y a-t-il là une origine de votre engagement au côté des plus démunis et des défavorisés.

Ce film est concomitant avec la formation de mon point de vue politique. Je l’ai fait parce que j’étais parfaitement conscient de cette situation sociale. Mais en le faisant, j’ai approfondi cette conscience et je me suis ouvert un chemin sur lequel je suis toujours. A posteriori, j’observe que je ne travaille que sur les situations de domination où je suis moi-même dans le camp des dominants d’un point de vue sociologique : homme, blanc, appartenant aujourd’hui à une certaine catégorie socio-culturelle, hétérosexuel, valide, etc. Tout cela a commencé au Borinage avec la question centrale du film : pourquoi m’en suis-je tiré, moi ? Et puisque cela n’est pas dû au hasard, comment remettre en question ces déterminismes dont la brutalité va croissant ?

enfants borinage 2
Les enfants du Borinage. Lettre à Henry Stork

Votre cinéma est très clairement militant en tant qu’il épouse certaines des grandes causes de notre époque (l’égalité femme-homme,  l’exclusion sociale, la prostitution, le masculinisme…) Quelle efficacité vos films vous semblent-ils avoir dans ce contexte ?

Je récuse le terme de « militant », pour mes films en tout cas. Je préfère « engagé ». En tant que cinéaste, mon « engagement » consiste à observer à partir d’un point de vue documenté (comme le définissait Jean Vigo) et à partager une observation à travers mon analyse politique. Cela ne consiste pas à proposer un programme, ce qui reviendrait à être militant. Même dans des débats, je ne partage pas mes idées programmatiques. Ma légitimité se limite à l’analyse de ce qui est, de ce que je filme, de ce que je documente.

Il est évidemment impossible de mesurer l’impact de tels films. Il m’est souvent arrivé de recevoir des messages bouleversants de spectateurs et spectatrices qui m’affirment qu’un de mes films a changé quelque chose pour eux et elles. Pour le reste, mes films participent d’une prise de conscience générale parmi des livres, d’autres films, des fictions…

patric jean
La domination masculine

Qu’en est-il des conditions de production et de diffusion de votre cinéma,  à partir de la création de votre propre maison de production Black Moon Productions ?

J’ai cessé de produire mes propres films pour me centrer sur mon travail d’auteur réalisateur. Je travaille donc avec des producteurs en Belgique et en France qui me libèrent de nombreuses contingences. D’autant que la production est devenue beaucoup plus difficile vu la baisse proportionnelle des moyens financiers disponibles et la diminution du nombre de films réellement documentaires soutenus par les télévisions. J’ai la chance de pouvoir continuer à faire produire mes films dans des filières classiques (CNC, Communauté française de Belgique, télés, régions). Quant à la diffusion de mes films, elle passe par des filières de salles d’art et essai avec énormément de débats organisés autour (avec ou sans ma présence). Le travail artistique du cinéaste et celui de groupes associatifs et militants se rejoint alors. Cela draine un public finalement très important et attentif.

Vous vous démarquez par bien des points de la plus grande part du cinéma actuel (surtout du cinéma de fiction d’ailleurs). Quelle argumentation développez-vous dans ce « combat » ?

Je fais les films que je voudrais voir. La plupart de ce qui sort en salles ne m’intéresse pas. Pour des raisons de goût et peut-être politiques, les névroses de la bourgeoisie française filmées dans des appartements haussmanniens meublés chez Rochebobois me laissent assez indifférent. Le cinéma est aujourd’hui presque exclusivement une industrie financière du divertissement. Il reste des interstices dans lesquels je trouve ma place. L’idée d’être professionnellement en résistance, voire en sédition, ne me déplaît pas.

Vous avez réalisé un coffret d’entretiens avec Françoise Héritier. Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec elle.

Je l’avais rencontrée à plusieurs reprises. Elle était venue prendre la parole lors de la première parisienne de mon film « la domination masculine ». Je lui ai proposé ce travail d’entretiens filmés et cela a provoqué une rencontre qui a sans doute changé ma vie. Elle représentait tout ce que je pouvais admirer intellectuellement et humainement, elle était un exemple d’humanité très surprenant. Je suis très fier d’avoir participé modestement à la faire entendre un peu plus, dans toute sa complexité puisque les entretiens filmés (qu’elle a appelés « Conversations ») durent près de cinq heures. C’était d’ailleurs le principe : des entretiens sans montage où elle pourrait exprimer toute sa pensée en prenant le temps nécessaire sans se préoccuper de la durée.

Françoise_Héritier
Françoise Héritier

Vous êtes aussi un artiste plasticien et vous avez réalisé des installations (Carcans en 2010, On Air en 2013) et des expériences transmédia (Lazarus Mirages en 2012). Quelle place cela tient-il dans vos activités ? Et quel lien établissez-vous entre ces nouvelles formes d’écriture et d’expression  et le cinéma ?

C’est une question très complexe. En termes de production, les expériences non linéaires (transmédia pour l’exemple le plus intéressant) sont au point mort. La filière s’est construite à partir des télévisions qui n’avaient aucune compétence et ont tué toute création en la matière. Il reste l’un ou l’autre « webdocumentaire » ou « série web » souvent sans intérêt.

Pour les installations, il s’agit pour moi d’un mode d’expression formidable mais où les financements sont rares et les coûts importants. A mes yeux, il a de nombreuses passerelles entre tous ces modes d’expression mais le système est cloisonné. Il est difficile d’apparaître comme légitime en fiction quand vous êtes considéré comme documentariste ou dans les arts plastiques quand vous êtes cinéaste. Il faut donc jouer sur les frontières.

Quelle est l’orientation actuelle de votre travail ?

Actuellement, je travaille à trois projets linéaires, deux documentaires (un pour le cinéma et l’autre pour ARTE) et une fiction du réel à la frontière entre les deux genres.

Je tourne actuellement les deux premiers en alternance : « Icare ou la mesure des choses » pour le cinéma, en différents endroits de la Méditerranée à propos de l’hubris, l’outrance de la société contemporaine dont l’intelligence et la richesse risquent de l’entraîner à sa perte. Je travaille en collaboration avec le plasticien belge Mahieu et, en dehors du film, cela donnera sans doute des croisements intéressants entre les arts plastiques et l’image animée.

Le second est un film pour ARTE dans lequel je dresse le portrait d’un gigantesque centre commercial. Qui sont les gens qui travaillent ou qui passent une partie de leurs loisirs dans ces endroits emblématiques ?

Enfin, je prépare un long métrage dans la lignée de Cavalier sur la prison. Avec des anciens détenus, en studio avec quelques éléments scénographiques pour signifier le décor sans le reconstituer. Ce film très bon marché est actuellement en recherche de financements. La frontière entre fiction et documentaire est un repoussoir pour les institutions qui pour l’instant le refusent. Il va donc falloir ruser…

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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