G COMME GUERRES

Hell on earth, Sebastian Junger et Nick Quested, 2017, 99 minutes.

Sarajevo Film Festival, Johan van der keuken, 1990, 14 minutes.

Filles du feu, Stéphane Breton, 2018, 80 minutes.

Comment filmer la guerre ?

Le cinéma documentaire peut-il échapper au modèle du photojournalisme ?

A-t-il quelque chose à gagner en  entrant en concurrence avec les photos les plus célèbres (de Robert Capa à  James Nachtwey, pour ne citer qu’eux) qui ont pu documenter de la façon la plus personnelle, c’est-à-dire la plus sincère, et en même temps la plus significative – et donc la plus pertinente, tous les conflits du XX° siècle ? Au risque de ne pas vraiment sortir grandi de la comparaison.

Peut-on filmer la guerre sans reprendre les codes les plus communs du film d’action, du film à grand spectacle,  type film catastrophe ou autre blockbuster hollywoodien ?

Un documentaire de création sur une guerre ne doit-il pas faire le choix de ne pas être un film de guerre ?

Ne doit-il pas éviter avant tout de nous montrer avec insistance les corps blessés, le corps souffrants, les corps sans vie des victimes – civiles ou militaires – des combats ? Et ne doit-il pas aussi éviter d’insister sur les rafales d’armes automatiques, ou les tirs d’armes lourdes, ou ceux isolés des tireurs solitaires, ou les flots de bombes tombant du ciel. La guerre vue de cette façon ne peut être que répétitives, donc banales, ce qui veut dire aussi banalisée. Une guerre que l’on voudrait presque faire – à condition bien sûr d’être du bon côté de la kalachnikov.

filles du feu 3

Le jeu des oppositions est facile.

D’un côté, disons le modèle du documentaire historique anglo-saxon par exemple : Hell on earth, de Sebastian Junger et Nick Quested à propos de la Syrie.

«  La guerre en Syrie, Hell on earth nous la montre comme si nous y étions, nous plongeant au cœur des combats, au milieu des hommes en armes, courant pour essayer d’échapper à la mitraille (on entend bien sûr les balles exploser de toute part), ou sous les bombes, au milieu des immeubles en flammes, à côté des survivants à la recherche des leurs, de leurs enfants, qu’on a bien du mal à extraire des décombres. Une pratique donc de photojournalisme, comme les reportages télés nous en montrent, une profusion d’images de feu, d’armes qui font feu (et pas seulement des fusils ou des kalachnikovs, mais aussi des armes plus « lourdes »). Il s’agit explicitement de s’engager au cœur des situations les plus dangereuses, où les porteurs de caméras semblent ignorer le danger, ou du moins font visiblement passer la quête des images avant leur propre vie. Et du coup les combattants deviennent immédiatement des héros, du seul fait que les filmer est lui-même un acte d’héroïsme » Le cinéma documentaire de A à Z, S COMME SYRIE.

De l’autre,  Johan van der keuken, Sarajevo Film Festival (1990, 14 minutes)

Van der Keuken prend le parti de se placer au milieu de ceux qui souffrent en silence, au plus près de cette souffrance. Il place sa caméra dans une rue de Sarajevo, une rue dévastée avec ses immeubles éventrés. Il suit du regard ces hommes et ses femmes qui s’aventurent là en risquant leur vie pour pouvoir remplir un récipient au point d’eau existant encore. Dans ces plans fixes, on comprend tout ce qu’il faut endurer pour pouvoir survivre en temps de guerre.

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Et puis, filmer la guerre c’est aussi prendre des risques, s’exposer soi-même, bien qu’extérieur au conflit. Dans la séquence la plus terrible du film, Van der Keuken filme deux femmes dans une sorte de terrain vague qu’elles essaient de transformer en jardin en espérant pouvoir y faire pousser quelques légumes. Soudain, des coups de feu éclatent. Les femmes ne bougent pas, tant elles sont habituées. Mais les tirs dont on ne peut voir l’origine se répètent, semblent se rapprocher. Alors il y a un mouvement de panique chez le cinéaste dont on ressent le tremblement, la caméra basculant vers le sol en un mouvement incontrôlé. Pourtant, il se reprend rapidement, les femmes, elles, n’ayant pas bougé. Elles se sont juste accroupies, suspendant leur travail. L’une d’elle se veut rassurante. Il n’y a pas de danger dit-elle. Mais Les tirs reprennent, s’intensifient. L’angoisse devient palpable. Mais elles reprendront leur travail. Nul besoin de commentaire pour ériger cette scène en symbole d’une revendication pacifiste. En même temps qu’un hommage vibrant aux habitants de Sarajevo.

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Filles du feu, Stéphane Breton (2018 , 80 minutes)

Un film qui se situe au cœur d’un conflit – la lutte de jeunes filles contre l’Etat islamique au Kurdistan syrien.

Un film qui est surtout une condamnation globale de toute guerre  – et cela sans montrer un seul combat, un seul acte concret de guerre.

Stéphane Breton filme les combattants d’un camp, le sien, le nôtre. En l’occurrence il s’agit de combattantes, ce qui déjà est une façon d’échapper aux lieux communs. Il s’agit de ces femmes jeunes qui affirment leur identité de femmes kurdes en portant une arme et un uniforme de guerre, prenant en charge une partie importante de l’identité de leur communauté. Nous les avions déjà rencontrées dans Gulistan, land of roses de  Zayne Akyol, (Canada, Allemagne, 2016, 86 minutes), un film qui peut être compris comme un cri d’espoir pour un monde sans guerre.

filles du feu

Breton filme ces combattantes le plus souvent de dos. Nous les suivons dans leurs déplacements, à pied, au milieu de ruines, de gravats, accompagnées dans une longue séquence par des chiens dont le concert d’aboiement est vite assourdissant. Où vont-elles ? Nous ne le saurons pas. Peu importe. Ce qui nous est montré, ce ne sont pas les combats. Plutôt leurs effets. La destruction, les carcasses d’immeubles dont il ne reste que quelques pans de murs. Dans ce paysage désolé, il ne reste plus de traces de vie. La présence des combattantes n’en est que plus tragique.

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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