À Propos de Nice, Jean Vigo, France, 1930, 25 minutes.
Jean Vigo – le cinéaste maudit, mort jeune de tuberculose après une vie passée dans la misère, auteur de deux chefs d’œuvre, Zéro de conduite et L’Atalante – a contribué à développer une réflexion théorique sur le cinéma documentaire en parlant de « point de vue documenté », formule qui peut, aujourd’hui encore, être considérée comme particulièrement pertinente. Son premier film, À propos de Nice, est la concrétisation la plus cohérente qui soit de cette vision théorique.
Le « point de vue documenté » n’est aucunement une recherche de l’objectivité. Au contraire, il s’agit pour le cinéaste de prendre position, de s’affirmer comme l’auteur d’un regard personnel et original sur une réalité dont il peut prétendre dégager la signification la plus profonde. À propos de Nice est un film engagé, socialement engagé, avec une dimension critique, contestatrice, évidente. Il nous montre la richesse de la ville, ou plutôt de certains de ses habitants, l’aristocratie en villégiature sur la Côte d’Azur. Quelques clins d’œil suffissent à dénoncer sa vacuité, comme le plan où le cireur de chaussures officie sur des pieds nus, ou cette série de plans sur une femme assise sur la promenade où elle apparaît successivement dans des tenues vestimentaires différentes pour finir totalement nue pendant quelques secondes. Mais Vigo ne veut pas faire un reportage. Son film n’a surtout pas une dimension touristique. S’il nous montre les vacanciers, les oisifs, il filme également l’arrière ville, beaucoup moins clinquante. Et il focalise un grand nombre de séquences sur les travailleurs, ceux qui permettent justement aux riches de profiter de leurs vacances, les balayeurs dans les rues, les employés des cafés et les ouvriers des usines, la séquence finale insistant sur les cheminées crachant une épaisse fumée qui finit par envahir l’écran. Bien peu ont su montrer avec autant de force les deux faces d’une réalité bien plus complexe que voudraient le laisse croire les stéréotypes courants. La confrontation qu’opère le jeu des images est bien plus convaincante que n’importe quelle démonstration.
Cette dimension politique, Vigo la doit sans doute à tout un faisceau d’influences, allant de l’anarchisme militant de son père au bolchévisme de Vertov dont il rencontra le frère, Boris Kaufman, qui deviendra le chef opérateur du film et qui sera crédité au générique comme réalisateur du film au même titre que Vigo lui-même. Au niveau cinématographique, l’influence de Vertov est aussi très sensible : l’absence de cartons explicatifs, l’absence de héros ou même de personnage principal dans le film, la recherche de cadrages surprenants et d’effets spécifiques, ralentis ou accélérés, sont des principes de l’on trouvait déjà dans L’Homme à la caméra. D’ailleurs le caméraman apparaît dans un plan qui en est une citation évidente. Le film de Vigo concrétise parfaitement la volonté de trouver un langage uniquement et entièrement cinématographique. Un langage qui s’appuie entièrement sur la maîtrise du montage.
La séquence inaugurale du film est en ce sens particulièrement significative. Après l’image d’une fusée de feu d’artifice qui éclate en direction de la caméra, une vue aérienne survole le port et les habitations de la ville en bordure de la mer. Un fondu enchaîné nous projette littéralement sur un tapis de roulette de casino, suivi par un plan qui rompt encore plus la tentation du réalisme. Il s’agit d’un train miniature qui tourne sur ses rails devant un palmier du décor. En descendent deux figurines de touristes avec leurs bagages. La femme tombe et l’outil du croupier du casino vu précédemment la « ratisse ». Puis c’est l’homme qui subit le même sort. Le jouet aboutit alors sur le tapis de roulette parmi les pions. Un dernier fondu-enchaîné nous ramène sur la plage où les vaguelettes déferlent sur les galets.
La pratique d’inserts, véritables clins d’œil humoristiques qui introduisent une distanciation maximale par rapport à des images en elles-mêmes réalistes, jalonne tout le film, comme cette tête d’autruche parmi les vieilles femmes sur la promenade, ou ces croix de cimetière au milieu du défilé de la fanfare militaire. Le montage alterné produit lui aussi des effets de rupture dans une continuité qui sans cela resterait uniquement narrative. La vue d’un petit chien en laisse tiré par sa maîtresse est suivie d’un plan sur l’action du balayeur responsable de la propreté. L’alternance des plans en contre-plongée des danseuses sur leur estrade (elles lèvent de plus en plus haut les jambes et dévoilent ainsi leurs dessous aux spectateurs, des vieilles dames au regard amusé) suivis par une plongée sur une rue où se forme le cortège funéraire d’un enterrement est ainsi particulièrement significative. Un cinéaste contemporain serait sans doute tenté de filmer ces danseuses en plan séquence. Il n’est pas sûr que cela donnerait plus de force à cette dernière partie du film où leur retour incessant, mais avec des variations (ralentis ou accélérés) construit un rythme tout à fait particulier.
La recherche sur les images est également incessante, que ce soit au niveau des angles de prise de vue – plongées et surtout contre-plongées quasiment verticales –, ou des mouvements de caméra qui paraissent aujourd’hui encore particulièrement audacieux.(basculement de la caméra à droite ou à gauche pour passer d’une vue verticale à une vue horizontale des grands hôtels.) Bref, tout est fait pour éviter les clichés et les vues conventionnelles. Ce cinéma-là se démarque radicalement du reportage. À propos de Nice reste l’exemple type d’un cinéma qui a su mettre la beauté et la poésie des images au service de la critique sociale.