E COMME ENTRETIEN – Anne Lenfant

1- Vous avez réalisé un film d’entretiens avec Benoîte Groult intitulé Une chambre à elle. Benoîte Groult ou comment la liberté vint aux femmes. Comment avez-vous eu l’idée de ce film ? Quelle a été sa genèse ?

Réaliser ce documentaire était une nécessité. La fin des années 90, le début des années 2000, c’était le plein backlash pour le féminisme, le retour de manivelle. Même si en France on a pu assister à une certaine récupération institutionnelle ou politique, se dire féministe était mal vu. Plus personne n’osait en parler réellement, ou c’était une insulte. Benoîte Groult était alors bien oubliée. Son dernier livre, Histoire d’une évasion, remontait à plusieurs années lorsque j’ai entrepris le film en 2002.

C’est la première raison qui m’a conduite à vouloir réaliser ce documentaire. Vulgariser le féminisme. A partir de sa vie, ce matériau incroyable qu’elle avait elle-même utilisé pour parler d’émancipation et des multiples prisons de verre dont les femmes avaient dû se libérer au XXe siècle, famille, mariage, religion, et tout ce qui soutient ces carcans, médecine, éducation, académie, presse, etc. Ce féminisme qui était en train de s’éteindre alors que les injustices étaient toujours là. Et Benoîte avait déjà été une passeuse entre deux générations, comme le dit Josyane Savigneau. Il me semblait que son style direct, percutant, drôle, son humanisme, son humour employé avec bonheur pourraient à nouveau convaincre en rappelant les évidences qui n’avaient, au fond, que peu changé. Sa voix pourrait exprimer ma colère, et ma caméra lui redonner la parole.

Je souhaitais également aller plus loin avec elle et l’interroger sur la prise de conscience. Comme elle, je n’avais pris conscience des injustices faites aux femmes et surtout du système de domination qui les constituent que tardivement. Cela nous rapprochait. La compréhension de ce système de domination, au-delà même du fait ou combiné au fait d’être lesbienne dans une société qui l’acceptait encore mal, m’avait, de mon côté, amenée à prendre conscience de manière plus structurée d’autres oppressions, le racisme en premier lieu, comme si une nouvelle grille de lecture m’avait été donnée qui me permettait non seulement d’avoir de l’empathie mais aussi de comprendre d’autres rapports de pouvoir, de classe et de race notamment. Je m’interrogeais à la fois sur ce qui rendait possible la prise de conscience et sur la place que nous avions individuellement dans ces différents systèmes, tantôt dominée, tantôt dominante. Et le fait qu’elle ait écrit sur sa propre prise de conscience tardive me donnait envie de l’interroger à ce sujet.

Aussi, la vieillesse m’intéressait. À titre personnel mais surtout en termes politiques car les femmes âgées sont peu montrées à l’écran, et peu visibles dans les media. C’était bien avant qu’elle écrive La Touche étoile mais, sachant qu’elle défendait le droit de mourir dans dignité, je pressentais qu’elle pourrait m’en parler franchement et avec intelligence, partant de son expérience comme toujours. Les chapitres d’Histoire d’une évasion sur les parties de pêches de deux septuagénaires (Benoîte et son époux Paul Guimard) me permettaient d’imaginer des images pour le film.

Ces sujets dont j’imaginais qu’ils constitueraient les trois thèmes principaux du documentaire n’étaient pas la seule raison qui m’avait amenée à avoir envie de rencontrer cette écrivaine pour faire un film sur elle et avec elle sur l’actualité du féminisme. La manière dont elle a raconté l’histoire d’amour de sa mère avec Marie Laurencin, romancée notamment dans Les Trois Quarts du temps, me laissait entrevoir une ouverture d’esprit assez rare pour son temps et me donnait envie d’inciter à la lire.

Au-delà de toutes ces motivations, le déclic, l’urgence que j’ai ressentie à faire ce film, sont venues d’un constat. J’ai découvert Benoîte Groult assez tard, à plus de 30 ans, avec Ainsi soit-elle, dont l’actualité m’a frappée alors qu’il avait été écrit vingt-cinq ou trente ans plus tôt, en 1975. Je me suis mise à en parler autour de moi et me suis aperçue d’une fracture nette. Les femmes de plus de 40 ans me répondaient toutes : « Benoîte, bien sûr… » tandis que celles de moins de 40 n’en avaient jamais entendu parler. J’ai eu le sentiment que quelque chose se perdait et qu’il fallait faire quelque chose.

Des concours de circonstance à l’origine du projet peuvent être par ailleurs évoqués. C’est en récupérant la bibliothèque féministe d’une amie qui venait de mourir subitement que j’ai découvert Ainsi soit-elle, son livre le plus connu. C’est ensuite par hasard qu’une amie traductrice, à qui j’avais parlé de mon désir de réaliser un documentaire avec Benoîte (sans savoir qu’elle la connaissait), lui en a fait part sans que je m’y attende et m’a ainsi mise, sans s’en rendre compte, au pied du mur lorsque j’ai su qu’elle attendait que je la contacte…

J’ai beaucoup travaillé en amont, ayant tout lu d’elle avant de la rencontrer pour le film. Je pressentais qu’elle serait sensible aux questions de transmission, ayant écrit des biographies comme celle de Pauline Rolland, et ouverte au dialogue entre générations (auquel elle s’était déjà livrée dans une livre composé en partie d’entretiens avec Josyane Savigneau, Histoire d’une évasion, et qui d’ailleurs m’avait laissé entrevoir la possibilité du film). J’avais anticipé et réfléchi aux thèmes, aux plans, aux lieux, aux situations de tournage. Ça a facilité les entretiens, auxquels j’ai pris un grand plaisir. Un certain nombre de choix étaient clairs dès le départ pour moi, ne pas recourir à une voix off ni entendre mes questions par exemple. Mais jusqu’au montage, j’avais beau avoir choisi les thèmes, je n’arrivais pas à trouver la structure du film. Et ça m’inquiétait car j’ai l’habitude de l’écrit et d’avoir un plan avant de me lancer. Tout s’est éclairci d’un coup, comme le choix du titre est venu d’un coup, après avoir longuement tâtonné. Et le montage a été un moment magique, au cours duquel j’ai découvert concrètement à quel point deux images, ou du son, peuvent en produire une troisième, dont le sens peut totalement nous échapper. C’est une expérience autant physique qu’intellectuelle, qui m’a réellement enthousiasmée tout en renforçant mon sentiment de responsabilité quant à ce qu’on produit.

Au final, le film lui-même, Une chambre à elle. Entretiens avec Benoîte Groult, est assez court, 22 minutes, mais le succès rencontré dans les festivals et surtout la demande renouvelée du public d’en voir plus m’ont décidée à reprendre les entretiens menés dans les différents lieux où elle habitait (et d’autres interviews et situations filmées) pour monter trois heures trente de bonus réunis en cent questions complémentaires au film dans un double DVD, intitulé Une chambre à elle. Benoîte Groult ou comment la liberté vint aux femmes. Il est organisé par thème et j’y ai également inclus, outre des biographies et un diaporama des nombreuses photos que Benoîte m’avait confiées, une importante documentation sur la situation des femmes et leur histoire, pour aller plus loin que ce que nous avions pu aborder et ainsi apporter des données à jour. Tout ceci autant pour les lectrices et lecteurs de Benoîte qui souhaitaient continuer de l’entendre qu’à des fins plus pédagogiques. Avec un graphiste débutant dans l’authoring de DVD, tout cela s’est fait de manière très artisanale mais on a voulu en faire un bel objet.

J’avais imaginé initialement un film qui mêlerait portrait de Benoîte, histoire des femmes au XXe siècle et questions féministes. Au montage, j’ai finalement abandonné l’idée d’un portrait classique pour me concentrer sur quelques questions d’actualité féministes vues par elle, préférant rester dans un format court et plutôt donner envie de la lire pour la découvrir et aller plus loin. Sans doute par timidité aussi, car c’était mon premier film et je ne voulais pas ennuyer le spectateur. Mais le projet m’a rattrapée et le matériau que j’avais était trop riche pour que je le laisse de côté. La conception du double DVD m’a permis d’y revenir de manière originale et de donner à voir sa vie telle qu’elle la raconte, d’approfondir l’histoire des femmes et leur situation. Le montage des compléments du DVD, plus simple, plus brut, presque un bout à bout s’il n’y avait ces inserts visuels variés de sa vie, m’a aussi permis de faire entendre sa parole – et par là même sa pensée – telle qu’elle se déploie, dans sa longueur et sa complexité, à son rythme à elle. Ce qui me semblait important car le film, lui, est rythmé, concentré, et avance à mon pas plus qu’au sien. Sans la trahir, j’avais un peu « sculpté » sa parole pour le film, pour traduire un sentiment d’urgence. Dans le DVD, j’ai redonné place à sa voix et pris ma place à côté, par l’apparition de mes questions dans les coupes et par la documentation complémentaire.

Globalement, on peut dire que tout cela partait d’une envie de mettre en lumière quelque chose. Triplement. D’une conviction, que le féminisme est un humanisme, toujours d’actualité, qui concerne tout le monde. D’une quête, d’une interrogation, de savoir ce qu’elle était devenue et de ce qu’elle pouvait m’apporter sur les questions que je me posais et qu’elle n’avait pas traitées dans ses livres. Et d’une nécessité que je ressentais de créer des témoignages, des archives, de documenter un certain nombre de choses. En particulier quelque chose qui me semblait sur le point de disparaître ou d’être oublié.

2- Votre film est autoproduit. En quelque sorte, vous l’avez fait seule. Est-ce un choix (stratégique) ou est-ce parce que vous n’avez pas pu faire autrement ?

Oui, le film a été entièrement autoproduit et je l’ai distribué en l’envoyant aux festivals. C’était mon premier film, je m’étais un peu formée mais je n’avais aucune légitimité pour défendre une demande de financement. Connaissant quelques personnes qui avaient travaillé dans le cinéma, je savais que la recherche financement pouvait prendre des années et ne pas aboutir. Or j’avais un sentiment d’urgence et n’étais pas sûre d’avoir ce temps. Benoîte avait déjà 82 ans quand j’ai commencé à la filmer en 2002. Surtout, je voulais avoir une totale liberté pour parler du féminisme comme je l’entendais car il s’agissait d’un projet très personnel. C’était déjà assez compliqué pour moi de déterminer exactement ce dont je voulais parler, comment mettre en perspective les propos de Benoîte, pour ne pas en plus avoir à négocier avec un producteur, que ce soit une forme, un format (comme ces 22 minutes qui ne rentrent pas dans les cases mais qui me semblaient justes), un contenu, un délai.

Notamment j’ai eu besoin de faire une pause de 2002 à 2005, littéralement de laisser reposer les rushes, pour mûrir le projet à partir de la série d’entretiens que j’avais menés. Et notamment pour savoir quoi faire de la déception que j’avais ressentie lors de ses réponses sur les questions de classe et de racisme. À travers nos échanges filmés apparaissait comme un impensé. Le montrer ou pas, comment. Qu’est ce qui me semblait le plus important à ce moment-là. Je n’aurais pas voulu être influencée d’une manière ou d’une autre par un producteur ou un financeur à ce moment-là. C’était un projet très personnel et j’avais besoin de le mener à mon rythme. Et j’ai eu besoin de plus de deux ans pour déterminer ce que j’allais faire de ce que j’avais filmé. Alors que jusque là, malgré une longue préparation et réflexion, je n’avais pas trouvé la structure du film, celle-ci est devenue évidente pour moi en regardant à nouveau tous les rushs après cette pause. Bien sûr beaucoup de choses se sont jouées au montage, j’ai découvert ce moment intense où les images prennent tour, ou pas, mais l’essentiel était clair dans ma tête.

Sans production, je n’ai pas pour autant fait ce film seule. Je me suis entourée de professionnel.les : ma compagne photographe, Brigitte Pougeoise, un monteur, un graphiste pour le DVD. J’avais un travail à côté, j’ai pu financer tout ça moi-même en montant une petite association, Hors-champ, et parce que le matériel vidéo professionnel était alors relativement abordable. Je n’avais pas prévu d’acheter de droits d’images télévisuelles, toujours très chères, ce n’était pas le type de portrait que je voulais faire. Benoîte m’a donné accès à ses archives photos personnelles et le temps et l’imagination ont remplacé le banc-titre. Je ne voulais ni musique ni voix off non plus. C’était un choix formel de ne pas souligner d’avantage un propos, pas seulement un souci de simplicité dans les moyens. J’ai quand même rédigé un dossier de demande de financement auprès du CNC, autant pour m’obliger à écrire que « pour voir », mais ça n’a rien donné à ce moment-là.

En revanche, après le film, j’ai demandé et obtenu une aide à l’édition DVD de la part du CNC, ce qui m’a permis de concevoir un double DVD assez original, hybride d’outil pédagogique, d’objet ludique, d’archive. Il a ensuite obtenu le label d’Images en bibliothèques, ce qui a sans aucun doute facilité son achat.

3- Quelles ont été les conditions de tournage avec Benoîte Groult ? Vous l’avez beaucoup rencontrée et beaucoup filmée ?

Oui, après la lettre que je lui ai envoyée, nous nous sommes rencontrées chez elle à Paris et elle a tout de suite accepté. J’ai commencé par rencontrer quelqu’un qui avait organisé un colloque pour les 25 ans d’Ainsi soit-elle (ma première expérience d’interview) et j’ai ensuite retrouvé Benoîte à Hyères, l’un de ses trois lieux de vie, pour continuer d’échanger sur le projet, mais elle m’a tout de suite fait confiance pour commencer à tourner. C’était quelqu’un de très généreux envers les autres femmes, prête à faire confiance aux jeunes féministes, curieuse aussi de ce partage.

Cette confiance est peut-être venue du fait qu’elle a senti que j’étais prête et pas seulement motivée. Je m’étais vraiment préparée, j’avais tout lu d’elle et sur elle. Je lui avais envoyé à l’avance les guides d’entretiens avec les questions que j’avais préparées (une série de cinq longs entretiens, sur l’histoire des femmes, sur sa vie, sur diverses questions féministes historiques ou d’actualité, sur la vieillesse). J’ai passé du temps avec elle dans ses trois lieux, Paris, Hyères et sa maison de Doëlan, pour mener ces interviews mais aussi l’accompagner dans ce qui constituait alors sa vie. Ces trois années où j’ai tourné, c’est une époque où elle n’était plus du tout invitée dans les media, ni pour des conférences ou rencontres littéraires où j’aurais voulu la filmer. Heureusement il y a eu le salon du livre de Guidel. Ces invitations sont revenues après avec la sortie de La Touche étoile, et c’est à titre amical que je l’ai ensuite accompagnée dans les coulisses des plateaux TV d’émissions qui l’impressionnaient toujours… Le verre de vodka s’imposait ensuite avec sa toute jeune attachée de presse pour se remettre de ses émotions, elle qui était plutôt familière d’un verre de whisky chaque soir.

J’ai fait de même avec les autres personnes interviewées, sans passer autant de temps avec elles bien sûr. En les filmant dans leurs lieux (chez elles ou à leur travail lorsque c’était pertinent) et surtout, car je ne voulais prendre personne par surprise, en leur envoyant mes questions à l’avance, et même en envoyant le compte-rendu de notre entretien préparatoire à Yvette Roudy de telle sorte qu’il soit clair que je comptais sur son témoignage notamment pour une certaine mise en perspective, et un rappel de contexte sur l’origine sociale et le milieu privilégié de Benoîte. Dans cette période de recul du féminisme, toutes les personnes que j’ai rencontrées ont été très généreuses de leur temps envers une jeune réalisatrice non-professionnelle mais motivée.

4- Vous avez participé à l’organisation d’un festival de films lesbiens. Pouvez-vous nous en parler ?

Ça a été très formateur pour moi sur le plan politique. C’est un festival féministe et lesbien de plus de trente ans, important puisqu’il réunissait près de 2 000 femmes pour voir 80 films en quatre jours, débattre et imaginer le monde autrement. J’ai fait partie de la programmation quelques années et il m’a permis d’oser. Pour l’anecdote, c’est là que j’ai rencontré la traductrice qui connaissait Benoîte. Surtout c’était un endroit où l’on voyait des films du monde entier impossibles à voir autrement avant l’ère d’Internet, par et sur des femmes et des lesbiennes, et dont le fonctionnement autogéré, autofinancé, au consensus, cherchait à échapper au fonctionnement capitaliste et patriarcal habituel et à favoriser l’émancipation et l’autonomie. J’y ai appris l’organisation de vrais débats, sans « sachant », où la prise de parole était réellement facilitée pour toutes à l’époque. La non-mixité en était un élément essentiel et a permis à beaucoup d’entre nous de prendre confiance, devenir fières de ce que nous étions, et mieux comprendre les enjeux politiques et intimes de nos vies. J’étais passionnée de cinéma (en tant que spectatrice) et je cherchais un endroit pour m’engager pour les droits LGBTQI quand j’ai découvert ce festival. Je m’y suis tout de suite sentie à ma place. Tout cela a forgé ma culture féministe, trans, intersexe et lesbienne à l’époque, a nourri mon envie de passer derrière la caméra, et plus seulement derrière le projecteur, et m’a sans doute permis d’oser me lancer dans ce projet militant et personnel, à ma façon.

5- Pensez-vous qu’il y a aujourd’hui une spécificité des films faits par les femmes, en en particulier dans le domaine du documentaire ?

Je pourrais répondre par une pirouette en vous disant qu’on ne demande jamais aux hommes s’il y a une spécificité des films faits par des hommes. Je suis toujours un peu embarrassée de cette question mais c’est sans doute par crainte d’être mal comprise et que la réponse soit retournée à tous les coups contre les femmes : s’il n’y en a pas, alors pourquoi vouloir à tout prix augmenter la proportion de femmes qui font des films ; s’il y en a une, c’est donc qu’il y a une différence entre les hommes et femmes, différence essentielle qui pourrait justifier un traitement sexiste.

Je ne crois pas que ce qu’on a entre les jambes détermine par nature ce que l’on peut faire. Les femmes peuvent tout faire, il n’y a donc pas de raison en soi qu’il y ait une différence. Ou plutôt il y a autant de possibilités que d’individus. Mais nous sommes construits socialement et la plupart des femmes vivent des expériences différentes des hommes puisque la société nous distingue à coup d’injonctions, et souvent de violences… J’admire autant les films de Rithy Panh, Patricio Guzmán, Pasolini ou Wiseman que ceux de Varda, mais ce sont des documentaires comme Who’s Counting de Terre Nash, L’Ordre des mots de Cynthia et Mélissa Arra, des réalisatrices militantes et ou pionnières comme Aishah Shahidah Simmons, Pratibha Parmar, Cheryl Dunye, Carole Roussopoulos, Chantal Akerman qui m’ont montré des femmes à qui l’on ne donnait pas la parole, qui ont révélé des situations, mis au jour des rapports de forces, ouvert des imaginaires inaccessibles sans ces femmes. Et qui m’ont donné un sentiment de liberté, la force de croire que tout est permis si l’on est sincère, qu’il ne faut pas attendre que d’autres racontent nos histoires, ni absolument être passée par une école de cinéma ou avoir une production pour se lancer.

N’oublions pas non plus que les femmes ont moins de moyens et de ressources que les hommes pour réaliser leurs films. Je ne pense pas seulement aux plus petits budgets dont elles disposent, je pense souvent à tous ces deuxièmes ou troisièmes films que des réalisatrices talentueuses n’ont jamais pu tourner. La domination des hommes à la tête de l’industrie du cinéma a aussi conduit à effacer les femmes pionnières en ce domaine, au tout début de cet art, et a imposé une manière de tourner, de mettre en scène, le regarder, le « male gaze » comme le définit Laura Mulvey dans Au-delà du plaisir visuel. Iris Brey explique très bien dans Le Regard au féminin, une révolution à l’écran comment un « female gaze » peut être produit par un homme, que la mise en scène du regard ne dépend pas rigoureusement de l’identité du réalisateur ou de la réalisatrice. Je ne dirais donc pas qu’il y a une spécificité de films faits par les femmes – la diversité des festivals de films de femmes en témoigne – mais il est certain qu’elles apportent une richesse de points de vue et d’imagination dont le cinéma a cruellement manqué et continue de manquer.

6- Benoîte Groult est-elle toujours d’actualité aujourd’hui ? Le féminisme a-t-il changé depuis l’époque de la réalisation de votre film ?

Le féminisme a en effet changé, et il avait déjà changé entre l’époque où Benoîte Groult était au faîte de sa renommée dans les années 70 et le moment où j’ai réalisé le film au début des années 2000. C’était une époque où on a commencé à s’interroger sur l’absence de transmission, de mémoire du féminisme (contrairement à d’autres mouvements politiques qui connaissent leur histoire), question qui semble bien lointaine au vu des conflits de génération actuels. En outre, non seulement le féminisme évolue sans cesse, mais je crois qu’il n’y a jamais eu « un » féminisme, mais toujours plusieurs en même temps.

En termes de générations, je me suis rendue compte en lisant le livre d’Aurore Koechlin La Révolution féministe à quel point je suis inscrite dans une histoire, et qu’on peut me situer entre la 2e et la 3e vague du féminisme en France (si on les fait commencer là, je ne suis pas totalement convaincue de cette numérotation qui ignore le passé plus lointain, mais c’est comme ça qu’on les nomme aujourd’hui). C’est pour cela que j’ai été si mal à l’aise de ne pouvoir développer quelque chose sur les femmes racisées ou de classes défavorisées dans le film et qu’il m’a fallu du temps pour admettre qu’il valait mieux le faire dans un autre projet, et ne pas chercher à m’appuyer sur Benoîte Groult pour le faire. Me trouver entre deux générations m’a sous doute amenée à vouloir construire des ponts entre ces générations mais surtout aujourd’hui à vouloir retenir le meilleur de chacune. Et c‘est ce que fait la 4e vague aujourd’hui, venue notamment d’Amérique Latine. Les raisons qui rendent le féminisme nécessaire n’ont au fond pas tellement changé. Les féminicides, les viols, les violences masculines ne reculent pas, les hommes n’arrêtent pas de vouloir, et de pouvoir, décider à la place des femmes (des trans et des intersexes aussi), de l’avortement à la PMA, et dans tous les domaines de leur vie, les inégalités de toutes sortes sont là si on veut regarder, le système inhérent à cette domination n’a pas été remis en cause. Hétéro-patriarcal, capitaliste, il s’approprie le corps des femmes, des exploité.es, des racisés.es, des colonisé.es comme tout ce dont il a besoin pour fonctionner d’ailleurs : nature, animaux, espace… Et les manières directes et violentes comme les plus insidieuses d’y parvenir (à commencer par le conditionnement des enfants, la féminisation des petites filles et le sexage,) persistent.

Pour ce qui est de l’actualité de Benoîte Groult, je me posais déjà la question lorsque j’ai réalisé le film. Les thèmes de la prise de conscience et du passage entre générations étaient au cœur de mes questionnements lorsque, jeune trentenaire, je me suis présentée à elle qui avait passé 80 ans. Faire ce film, c’était non seulement parler de Benoîte mais aussi de ses millions d’admiratrices dans les années 70, se demander ce que leurs espoirs étaient devenus, et comment la prise de conscience d’une nouvelle génération pouvait se faire, avec ou sans la connaissance des réflexions et des luttes féministes antérieures.

Et je me suis à nouveau posé cette question en préparant une intervention récemment pour le centenaire de sa naissance, à la bibliothèque qui porte maintenant son nom à Paris. Alors que je ne m’étais pas replongée dans ce travail ni dans les œuvres de Benoîte depuis des années, j’ai relu plusieurs de ses livres pour l’occasion. Et après avoir craint que son écriture soit datée, j’ai retrouvé son style, que j’aimerais que tout le monde découvre.

Alors oui, c’est toujours un bonheur de la lire. Quelques-uns de ses livres m’ont peut-être moins touchée que d’autres, parce qu’un peu trop hétéro pour moi, mais ils sont le reflet d’une époque où le divorce et le couple libre entrait dans les mœurs, et je ne suis pas sûre qu’une femme hétéro se posant des questions sur la fidélité ne les trouve pas toujours aussi pertinents. Pour ce qui me concerne, Ainsi soit-elle, Les Trois Quarts du temps sont des œuvres majeures qui méritent de devenir des classiques et, dans le bon sens du terme, vous décapent le cerveau.

Surtout, la variété, la richesse de ses écrits, essais, romans, journaux intimes, biographies, éditoriaux, la générosité de ses collaborations littéraires (elle a rédigé de nombreuses préfaces, traduit les nouvelles de Dorothy Parker etc.) et de son engagement (en tant que présidente de la Commission de féminisation des noms de métiers et de fonctions, conférencière, marraine, etc.) est époustouflante. La relire permet de voir comment elle a parfois brodé mille et une variations sur un thème au fil de ses différents ouvrages.

Lorsque j’ai réalisé le film, il n’existait pas d’écrits académiques ou d’analyse de ses livres hors des critiques de presse pour la plupart polémiques sur les sujets qu’elle soulevait et d’un livre écrit encore au début de sa carrière littéraire. Depuis, à l’occasion du don de ses manuscrits au Centre des archives du féminisme à l’université d’Angers, et d’une rencontre organisée à Angers en 2014, des personnalités ont écrit sur son œuvre. Ces textes, publiés en 2016 sous la direction de Sylvie Camet (Benoîte Groult. Le Genre et le temps), confirment s’il le fallait son importance littéraire, et font apparaître la profondeur de son œuvre à travers diverses analyses littéraires passionnantes. L’évolution de son style et de la construction de ses livres, reflétant son émancipation littéraire et l’affirmation progressive du « je », y sont par exemple remarquablement mises en évidence ainsi que la grande originalité de ses formes d’écriture.

Son engagement pour la féminisation des noms de métiers est tout juste en train de porter ses fruits, grâce à l’engagement de bien d’autres depuis, comme Eliane Viennot aujourd’hui mais aussi de toutes celles qui ont eu le courage de revendiquer qu’on les nomme au féminin. La place des femmes dans la presse qui l’a tant mobilisée n’a, elle, pas progressé.

Les questions que son engagement féministe posait déjà à l’époque par rapport à d’autres formes de domination continuent de se poser, et même de manière de plus en plus accrue et plus pertinente aujourd’hui puisque ces autres formes de domination n’ont pas été remises en cause mais arrivent à être dénoncées grâce à de nouveaux media. Le contexte était bien différent à l’époque : le travail de Benoîte contre les mutilations génitales était alors critiqué par certains hommes universitaires, ethnologues ou médecins, blancs, français qui opposaient leur relativisme soi-disant respectueux des cultures à son indignation, mais elle faisait chemin avec des féministes de divers pays africains qui luttaient contre ces pratiques. Et sa manière de relativiser à elle était de ne jamais considérer que la situation était pire pour les femmes dans telle ou telle culture ou religion. Elle mettait sur le même plan toutes les religions monothéistes et n’avait de cesse de balayer devant notre porte en ne laissant passer aucune injustice faite aux femmes. J’ai fini par me réconcilier avec mes attentes déçues pas ses « non-réponses » sur les questions de classe et de race qu’elle n’avait manifestement pas cherché à creuser. J’ai retrouvé certains passages d’Ainsi soit-elle comme celui-ci. « De la même façon, la sollicitude virile va s’effacer miraculeusement devant les nécessités de l’ère industrielle. Les avocats ne voulaient pas d’avocates, mais les patrons, eux, ont besoin de main d’œuvre docile, non syndiquée, donc sous-payée… suivez mon regard… Et soudain les beaux raisonnements qui avaient servi à écarter les femmes des professions libérales vont s’effacer devant une argumentation inattendue : « Ce sont les femmes qui seront employées à décharger les betteraves la nuit dans les raffineries parce qu’elles sont plus habiles et plus souples que les hommes et parce qu’elles résistent mieux à la boue et au froid » (circulaire des Raffineries du Nord 1860). » Elle cite Kate Millett : « L’effort physique est en général un facteur de classe, non de sexe. Les tâches les plus pénibles sont toujours réservées à ceux d’en bas, qu’ils soient robustes ou non. » Et aussi : « Exit la fameuse galanterie française, un bel attrape-nigaudes et qui ne s’exerce jamais qu’à l’intérieur d’une classe. Avez-vous jamais vu un « monsieur bien » prendre la valise d’une femme moche et pauvre avec un bébé dans les bras sur un quai de gare ? » Ou encore : « « Nous sommes tous des juifs allemands », criaient les étudiants de Mai 68. Nous aussi, d’une certaine façon, nous sommes toutes des prostituées. Et même les femmes qui les haïssent ont bénéficié de chacun des mouvements féministes. J’aimerais qu’elles le sachent et qu’elles le sentent, car c’est le livre de l’amitié que je voudrais écrire, ou plutôt le livre de ce qui n’existe pas encore, d’un sentiment et d’un mot qui ne sont même pas dans le dictionnaire et qu’il faut bien appeler faute de mieux la « fraternité féminine ». » Cette latiniste n’avait pas encore trouvé le mot sororité. Le fait qu’elle ait surtout puisé dans sa vie pour écrire l’a amenée à souvent centrer ses romans sur des milieux privilégiés qu’elle connaissait, elle n’a pas pour autant ignoré que d’autres femmes souffraient à la fois des mêmes maux qu’elle, mais aussi de ceux de leur classe, de leur origine ou de leur orientation sexuelle.

Juillet 2020

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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