Humain trop humain. Louis Malle, 1972, 75 minutes.
Cela commence par une vue sur la campagne, dans une prairie avec des vaches. Mais aussitôt la caméra zoome arrière en panotant sur la droite pour découvrir successivement des voitures et des bâtiments sur les toits desquels une multitude de cheminées déversent un flot de fumée. Sans transition nous nous retrouvons à l’intérieur de l’usine.

Ce film au titre nietzschéen pourrait nous amener du côté de chez Marx, devenir une pièce à charge de l’organisation capitaliste du travail. Il n’en est rien. Malle n’est pas un militant. Il ne fait pas œuvre de contestataire. Son cinéma n’est pas l’illustration d’un dogme. Pourtant, on ne peut nier qu’il s’agisse d’un film engagé. Nécessairement engagé. Du côté des travailleurs. Malle ne fait pas une enquête sur le travail à la chaîne. Il ne se penche pas sur la dimension économique de la production industrielle. Il filme le travail des ouvriers et des ouvrières, ou plus exactement il film des hommes et des femmes au travail dans une usine. Un travail que l’on sait pénible, ennuyeux, répétitif. Cet ennui, Malle le montre sur les visages sans sourire. La répétition apparait dans la longueur des plans. Et la pénibilité peut être ressentie par le spectateur dans la bande son où il n’y a jamais de silence.

Le passage au salon de l’automobile, cet envers de l’usine, ne fait que renforcer ces trois dimensions. Ce qui pourrait être une ouverture vers le loisir, en opposition dialectique avec le travail, n’est en fait que bousculades dans une foule particulièrement dense, répétitions des mêmes questions et des mêmes arguments stéréotypés, dans un vacarme aussi pénible à entendre que les coups de marteau sur des pièces métalliques dans l’usine. La présence de cette séquence au salon de l’auto, avec son rituel de la visite du président de la République filmé par malle furtivement, cette présence enchâssée dans un film où, en dehors du bref plan d’ouverture, on ne sort pas du huis clos de l’usine, permet de dialectiser le propos du cinéaste. Il ne s’agit pas d’un détour, ou d’une sorte de récréation qui viserait à reposer le spectateur en lui faisant oublier un moment l’enfermement de l’usine. En fait, les visiteurs du salon, en jouant des coudes pour pouvoir s’assoir un instant dans le dernier modèle flambant neuf sont tout aussi prisonnier de cette mythologie moderne qu’est devenue l’automobile que ces ouvrières qui ne peuvent laisser passer une seule pièce sur la chaîne qui défile devant elles. La confrontation entre ceux qui fabrique les voitures dans l’ennui et la fatigue et ceux qui approchent cet objet dans une situation de quasi rêve et de fantasme évident (la démonstration des sièges couchettes ne manque pas d’humour), cette confrontation en dit plus long sue le fonctionnement de notre société que bien des discours qui se veulent sociologiques.

Filmer le travail en usine, le travail à la chaîne dans sa dimension aliénante puisque visiblement il ne peut pas avoir de sens pour ceux qui l’effectuent, est chose rare dans le cinéma français. La direction des entreprises d’ailleurs n’y ont jamais été très favorables. Rouch et Morin avait montré la voie dès 1960 dans Chronique d’un été, la chaîne d’une usine automobile déjà. En 1972, quand Malle vient filmer l’usine de Rennes, peu de choses ont changé. Et aujourd’hui encore, même si les robots effectuent certaines tâches répétitives ou pénibles à la place des hommes, le film de malle reste d’une actualité évidente.
