Kashima paradise. Yann La Masson et Bénie Deswarte. France, 1973, 106 minutes.
Que Kashima ne soit pas un paradis, on l’aura compris bien avant la fin du film. Kashima, le symbole du triomphe industriel japonais, un complexe sidérurgique gigantesque accompagné d’un port artificiel qui lui aussi joue dans la démesure. Une modernité qui ne profite qu’à une seule classe, la bourgeoisie, comme l’affirme avec insistance le commentaire. Un commentaire omniprésent dans le film, un commentaire lourd, strictement didactique. Un commentaire engagé, mais qui prend des allures de propagande. Ce commentaire est écrit par Chris Marker, qu’on a connu en bien meilleure forme. Est-ce parce qu’il reprend les positions communistes de l’auteur du film qu’il perd en grande partie sa verve littéraire pour ne garder du marxisme qu’une vision quelque peu simpliste de la lutte des classes ? La façon pourtant dont Yann Le Masson filme ce nouveau Japon ne manque pas d’intérêt. Il séduit par la qualité ses images d’un noir et blanc lumineux et par une construction montrant, au-delà du cliché d’un Japon mêlant modernité et tradition, quelles sont les conséquences pour l’ensemble des japonais de l’influence occidentale et des transformations économiques et sociales qu’elle orchestre.
Le film s’ouvre sur un plan d’avion pulvérisant du pesticide sur un champ, à l’américaine. On pense inévitablement à l’Hitchcock de La Mort aux trousses, la couleur en moins. Puis on est plongé au cœur de l’exposition internationale d’Osaka. Des plans d’ensemble en plongée montrent l’agitation de la foule des visiteurs. Dans l’attraction projetant en panoramique à 360 degré un film regorgeant d’effets spéciaux, les gros plans des visages soulignent le ravissement des spectateurs devant cette magie nouvelle du monde des images. Dans le pavillon soviétique, l’image de Lénine sert de transition pour évoquer les luttes politiques en cours dans le pays. Le commentaire oppose le parti communiste, seul raisonnable, aux dérives des révolutionnaires gauchistes. Les deux courants manifestent dans la rue en chantant l’Internationale. Mais les étudiants ne se contentent pas de proférer des slogans. La violence de leur affrontement avec la police une violence plus radicale encore qui occupera toute la fin du film.
La deuxième partie du film, la plus longue, est entièrement consacrée au complexe de Fushima, depuis l’achat des terres et l’expropriation des paysans jusqu’à la cérémonie d’inauguration du haut fourneau. Le fil conducteur est un des habitants de la région, cultivant sa terre avec amour. Ses difficultés financières le conduiront pourtant, comme bien d’autres à trouver un travail sur le chantier de l’usine. Le Masson filme avec une grande précision cette vie rurale en pleine évolution où la tradition pèse encore d’un grand poids. Les écoliers vont à l’école en uniforme. A la maison, les enfants comme les parents regardent des dessins animés de guerre à la télévision. La vie rurale est marquée par des cérémonies à l’occasion des mariages et des enterrements. Le film insiste longuement sur la pratique du Kiri, un système traditionnel d’obligation imposant des dons et des contre-dons présenté comme dominant l’ensemble des relations sociales. D’un point de vue marxiste, la tradition est loin d’avoir toujours une valeur positive.
Le film, malgré son titre, ne se limite pas à cette auscultation d’un Japon en pleine mutation, où les paysans sont nécessairement perdants. Une autre lutte voit en effet le jour à Narita, entre Kashima et Tokyo où doit être construit un nouvel aéroport international, au détriment, une fois de plus, des terres des paysans. Mais ce sont essentiellement des étudiants et des groupuscules révolutionnaires qui vont mener la lutte. Les affrontements avec la police sont extrêmement violents, et Le Masson les filme comme un véritable film de guerre, à la manière du Kurosawa de Ran. Tour à tour du côté des manifestants armés de pieux de bambou et des forces de l’ordre protégées par de grands boucliers blancs, la caméra est partout, suivant les assauts successifs des uns et des autres en construisant une véritable chorégraphie. Dans cette séquence justement célèbre, le commentaire laisse la place aux images. Leur beauté plastique se suffit largement à elle-même.

Extraordinaire film qui montre entre autre le début de la nouvelle mondialisation, le Japon étant le pays test pour la suite. Il y a encore quelques années, si l’on avait vu le film, on pouvait remarquer l’important dispositif policier autour de l’aéroport de Narita. Si pendant quelques heures, le dispositif était allégé, aussitôt, des militants lançaient des attaques. C’est après ce film que j’ai rencontré Yann et qu’il est venu nous rejoindre aux Films Grain de Sable pour ses autres productions.
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