Q COMME QUESTIONS

Trois questions à François Zabaleta à propos de Vilain Garçon

1 Dans un contexte où l’inceste et les abus sexuels sur les enfants sont de plus en plus dénoncés et combattus, n’as-tu pas l’impression d’être à contre-courant en développant un cinéma centré sur la sexualité des plus jeunes.

R- Je crois que ce n’est pas du tout incompatible en réalité. Je condamne évidemment toute forme d’abus sexuel, toute forme d’appropriation du corps ou de la personnalité de l’enfant. Mais ma position en tant que cinéaste n’est pas celle d’un adulte qui regarde l’enfance, son enfance ou celle des autres, du haut de son grand âge. Je ne juge pas. Je regarde. Je raconte à hauteur d’enfant mon expérience triste et désastreuse de l’éveil à la sexualité. Dans ce film rien n’est qualifié. Il y a peu d’adjectif. Je raconte juste à hauteur d’enfant des faits parfois banals mais qui auront sur moi un retentissement considérable. C’est comme si j’avais avalé de force une bombe à retardement qui n’exploserait que plus tard. Mon anorexie je la dois directement à cette expérience qui dans un sens est un viol. Mais l’enfant que j’étais ignore tout du viol à commencer par le mot. Il ne qualifie pas cette expérience. Il n’a pas de mot pour la dire. Il pense que c’est naturel, que tout le monde doit en passer par là et que je dois surmonter mon dégoût si je veux devenir comme les autres, avoir des copains, être invité chez les autres, bref être un enfant comme les autres. Je m’intéresse aux émotions très primitives, animales. Des émotions qui n’ont pas encore de verbe pour s’exprimer. De plus mon travail est narratif et absolument pas psychologique. Je ne fais pas des films pour chercher à comprendre, à mettre un diagnostic sur des symptômes. Je fais des films parce que je suis un raconteur d’histoires et un explorateur de forme. Mon monde n’est pas celui de l’explication, de l’explicitation mais de la reconstitution la plus minutieuse possible des débuts, de la mise au monde.  Ou plutôt des mises au monde. Car une enfance est faite de plusieurs mises au monde… Et puis j’aime raconter des débuts qui tournent mal, des ratages. Si Henry Miller ne l’avait pas utilisé, j’aurais pu appeler tous mes films documentaires sur l’enfance, LA CRUCIFIXION EN ROSE. Ce qui est subversif dans ce film c’est qu’il s’agit d’un enfant de huit ou neuf ans victime du syndrome de Stockholm. Bien sûr à huit ans j’étais déjà homosexuel, ce n’est pas cette expérience qui m’a transformé en quelqu’un que je n’aurais pas été si cela ne s’était pas produit. Un hétérosexuel sexuel violé par un homme ne devient pas homosexuel. Ce qui m’a été imposé ce n’est pas l’identité homosexuelle c’est le sexe, l’acte sexuel dont je ne voulais pas et auquel je me suis résolu comme on se jette par la fenêtre. J’ai surmonté mon aversion pour devenir comme tout le monde, pour gagner mes galons de garçon fréquentable, normal en quelque sorte. Mais contrarier à ce point ma nature n’est pas sans conséquence grave sur la psyché…   

2 La question qui me semble centrale dans ton cinéma n’est pas « comment filmer l’enfance » mais plutôt « pourquoi filmer les enfants ».

R- C’est assez vrai. Je cherche une façon de filmer l’impossibilité même de filmer une enfance.

Ce qui m’intéressait, c’était de prendre un épisode charnière de ma propre enfance,  et de ne surtout pas chercher à l’illustrer.

Qu’est-ce qui se passe, au cinéma, quand on se sert d’une histoire vraie comme matière première, et qu’on veut faire autre chose que de le mettre en image, prendre des acteurs, leur donner des rôles, les faire parler ?

Je ne me voyais pas engager un petit garçon et lui faire dire des choses que j’étais censé avoir dites lorsque j’avais son âge.

Pendant des années j’ai renoncé à faire ce film qui me semblait impossible.

Et puis, un jour, j’ai compris que ce qui me plaisait dans ce projet, c’était, précisément, cette idée d’impossibilité.

Je me suis dit que j’allais faire un film impossible.

Qu’est-ce que c’est que l’impossibilité au cinéma ? Qu’est-ce qui se passe quand on déclare forfait ?

On peut commencer un film puis l’arrêter… jeter l’éponge.

Ou, au contraire, faire un film autour de cette impossibilité. Cette impossibilité de dire l’enfance.

C’est aussi une façon de la dire que de ne rien pouvoir en faire. C’est aussi une façon de la dire que de dire son impossibilité à en faire quelque chose.

J’ai compris que je ne voulais pas faire un film sur mon enfance. J’ai compris que je voulais faire un film autour de l’enfance. Tourner autour de l’enfance en cercles concentriques de plus en plus rapprochés, tout en sachant que jamais je n’en atteindrai le noyau dur.

J’étais obsédé par cette idée de sujet et de noyau dur. C’est contre ça que j’ai buté pendant des années.

Je voulais épuiser le sujet. Je voulais atteindre sa substantifique moelle.

J’avais peur d’être banal, allusif, superficiel. J’avais peur de passer à côté de mon sujet. J’avais peur de passer à côté de l’enfance.

Jusqu’au jour où j’ai compris que le petit garçon que j’étais était passé à côté de sa propre enfance. Qu’il n’avait jamais été un enfant. Que c’était ça, le sujet de mon film. Un enfant qui court après son enfance.

Un enfant qui cherche à comprendre ce que c’est que d’être un enfant.

Toute tentative d’appréhender l’enfance au cinéma ne peut être que l’inéluctable chronique d’un échec annoncé et vécue comme tel. Une utopie dont la beauté tient à l’illusion lyrique qui consiste à croire à la vérité argumentée, avérée, incontestée, objective, de nos propres souvenirs. L’autobiographie au fond n’est, ni plus ni moins, qu’un art du mensonge documentaire.

Ce que souvent les gens ne comprennent pas, c’est qu’on ne fait pas un film sur soi.

Ce n’est pas parce qu’on utilise des éléments de sa propre biographie qu’on fait des films autobiographiques, qu’on fait des films pour se soulager d’un vécu douloureux ou simplement obsessionnel.

Filmer n’est en rien un acte cathartique.

On utilise des éléments de sa biographie comme on utiliserait les éléments de la biographie de quelqu’un d’autre. On utilise des moments de notre vie non par hygiène mentale, non parce qu’on n’a rien d’autre à raconter, mais parce qu’on les trouve révélateurs. Porteur de vérité, d’universalité. Parce que l’anecdote cesse d’être anecdotique à partir du moment où elle témoigne d’une réalité plus vaste que soi.

Je voulais faire un film essoufflé.

Imaginez cela. Quelqu’un qui, pendant toute la durée du film, parle en courant. Quelqu’un de poursuivi qui doit se dépêcher de dire ce qu’il a sur le cœur parce qu’il sait que, lorsqu’il va s’arrêter de courir, il va tomber, et sans doute, ne jamais plus se relever.

3 Même lorsque certains de tes films ne sont pas en première personne, ta présence à l’image et surtout ta propre voix en off font que tes films ont toujours une dimension personnelle très forte. Considères-tu que tu développes de film en film un projet d’autobiographie cinématographique ?

R. Je crois finalement que oui. Tous mes films sont une sorte de puzzle qui se révèle peu à peu.

Au fond je pense à un tableau de ce peintre que j’adore, James Ensor. Il s’agit d’un autoportrait fascinant qui s’appelle ENSOR AUX MASQUES. Je me suis toujours modestement identifié à lui. Chaque film est un masque, grimaçant, terrifiant, grotesque, ou tendre, et au bout du compte tous mes films, tous ces masques, me représenteront. Claudel disait en parlant des personnages de ses pièces qu’il réunissait son conseil d’administration. Les personnages de fiction, oui, sont des avatars, des identités possibles, non vécues, ou alors vécues dans un autre espace-temps, dans un univers parallèle. Tout être humain est fait de cela, c’est la somme de toutes ses identités, rêvées, fantasmées, cauchemardées ou réelles. Quand je lis, interprète le texte d’un film de fiction, je SUIS cette histoire, ce personnage, je me projette en lui, je lui donne chair, et il me nourrit, j’aime me consumer dans l’enfer et le paradis d’une psyché autre. Je n’aime pas les voyages. Les seuls voyages que j’aime ce sont ceux-là, celle d’une déperdition de soi, d’une progressive dépossession de soi-même, Sartre appelait ça (je crois que c’est dans son livre sur Jean Genet, JEAN GENET COMÉDIEN ET MARTYR, livre dont la lecture a changé ma vie quand je l’ai lu adolescent) la dépersonnalisation. Être soi m’a toujours ennuyé. Je préfère de loin essayer modestement d’être quelques autres. Et d’ailleurs ce n’est pas contradictoire. Être l’autre pour moi c’est cela être soi….

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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