Cher Jean-Pierre,
nous vous remercions beaucoup pour votre attention, ce temps pris d’abord à regarder puis à écrire. C’est toujours touchant de recevoir les échos d’un spectateur. Juste vous préciser que si nous avons choisi de ne pas insérer de message, aucun jugement, c’est précisément parce que souvent ils empêchent les spectateurs de faire leur propre expérience, de sentir d’abord, et, en fonction, d’élaborer leur propre jugement. Cette notion d’expérience est très importante pour nous car c’est ainsi qu’on chemine avec un film, intimement. Comme dit Didi-Huberman, il faut que le regard se désarme d’abord pour après, et après seulement, se réarmer. Et pour les images, leur choix a été guidé et par les résonances (voir les contrepoints) avec le vécu de Shahin , et par ce qu’elles témoignent du monde, de son état inquiétant mais aussi ses merveilles, de sa nouvelle texture avec ses saccades, ses pixellisations, ses surexpositions ou sous-expositions. Il nous a semblé que souvent ces images ramenaient une beauté singulière, et parfois rappelaient celles du tout début du cinématographe lorsque la pellicule était peu sensible. Surtout, il ne s’agissait pas pour nous de redoubler la violence du monde en cherchant l’accident, le délit, la catastrophe – fonction première des caméras de vidéo surveillance. Nous avons recherché au contraire, dans les images comme dans le récit sonore, les presque rien, le détail quotidien, l’infra-ordinaire selon le beau mot de Perec. Nous avons construit le mouvement du film selon le fil de l’expérience de Shahin lui-même, c’est-à-dire d’un jeune migrant qui débarque en terre étrangère et s’y aventure : d’abord des no man’s land, des routes perdues, puis des villes, des rues, et peu et à peu des silhouettes humaines et enfin des visages. Votre référence à Chris Marker est très juste car chez lui comme ici, c’est le son qui mène le récit. Dans une société de l’image, c’est une manière de déhancher le regard du spectateur, d’ouvrir une nouvelle attention, au récit de Shahin comme aux détails du monde.
Bien à vous
Vivianne & Isabelle