L’Homme d’Aran. Robert Flaherty. Royaume-Uni, 1934, 73 minutes.
Aran est une petite île au large de l’Irlande, ou plutôt, trois petits « amas de pierre » comme le précise le carton introductif du film. Une île aride, pauvre, si rocheuse que la terre de culture s’y fait rare. Une île où les conditions de vie sont particulièrement difficiles, se résumant en une lutte incessante de l’homme contre la nature, incarnée ici par l’océan. Un océan dont l’homme sait tirer des bienfaits, les poissons et les algues, mais qui représente aussi le danger, le risque, une menace perpétuelle.

Flaherty passa deux ans sur l’île d’Aran, s’intégrant au mode de vie de ses habitants pour pouvoir en rendre compte avec le plus de précisions possibles. Mais son film, comme déjà Nanouk l’Esquimau, n’a rien d’un enregistrement en continu, ou en direct, de cette vie. Il est le résultat à la fois d’une mise en scène dans le tournage et d’une construction dans le montage. La mise en scène, c’est par exemple celle de la femme et l’enfant qui observent la pèche au requin du haut de la falaise, ou la course des hommes et des femmes du village qui se précipitent lorsque les pécheurs ramènent sur la côte leur trophée. La construction, c’est l’alternance des plans sur les vagues déchainées avec les plans des corps humains recouverts par l’écume. C’est aussi la succession des contre-plongées sur l’enfant et des plongées sur la mer qu’il domine du haut de la falaise. Le film ne cherche jamais le véridique, ni même le simple plausible. Il vise avant tout à faire vibrer le spectateur devant le spectacle grandiose de l’Océan, dont la tempête finale sera l’apothéose, dramatisée à l’extrême.

La rencontre de la mer et de la terre ici se fait toujours de façon violente. Le film ne contient que de très rares moments de calme ou de repos. Même lorsque la mère berce son dernier né dans son berceau, il y a comme une lueur d’inquiétude sur son visage. Pourtant, dans le feu de l’action, au milieu des vagues ou lorsque qu’elle porte de lourdes charges de terre, ce visage de femme est souvent illuminé d’un sourire. Le film de Flaherty n’est pas misérabiliste. Le travail, la pèche au requin ou la culture des pommes de terre sur cette roche sans terre, y est certes pénible et épuisant. Mais les personnages de Flaherty ne vivent pas dans la plainte ou la lamentation. Ils font face aux difficultés avec une force surhumaine. Plus les éléments autour d’eux se déchainent, plus leur courage et leur volonté éclatent sur l’écran. Plus encore que Nanouk, Flaherty en fait de véritables héros.

L’homme d’Aran comporte bien une dimension documentaire, sur le mode de vie de ces pécheurs isolés du monde. Un peu aussi sur la pèche au requin. Mais cela passe très nettement au second plan par rapport à la visée spectaculaire. Avec ce film, Flaherty s’affirme comme un grand poète lyrique de l’image.