T COMME TRIBUNAL

10° Chambre, instants d’audience. Raymond Depardon, 2004, 105 minutes.

            L’intérêt du film de Depardon réside d’abord dans le dispositif de tournage qu’il utilise. Ayant obtenu l’autorisation de filmer in situ les audiences de la 10°chambre correctionnelle de Partis, le cinéaste se doit de perturber le moins possible le déroulement habituel de la justice. Il doit donc éviter tout mouvement, tout déplacement dans le tribunal, ce qui implique non seulement de réduire l’équipe de tournage mais aussi de placer les caméras avant le début de l’audience et de ne plus modifier leur position. Depardon va transformer ces contraintes en point fort. Non seulement il va accepter la fixité des caméras, il va faire de la fixité du cadre un absolu. Il ne peut pas effectuer de travelling caméra à l’épaule comme on peut le faire lors de la captation d’un spectacle vivant ? Soit. Il s’interdira en plus, et là il s’agit d’un choix esthétique, tout panoramique et tout zoom. L’image restera donc systématiquement fixe sur la personne filmée et dans la mesure où il s’agit d’un face à face (entre un juge et un accusé, ou le cas échéant son avocat ou des témoins, mais cela revient au même) ; la seule possibilité de mise en scène est le champ contre-champ, encore que Depardon choisit explicitement de ne pas les multiplier artificiellement, les réduisant le plus possible aux prises de parole des interlocuteurs.

            Le film réussit donc à se centrer exclusivement sur le juridique, ce qui revient à mettre en quelque sorte le cinématographique totalement au service du juridique. Les audiences du tribunal sont filmées par Depardon comme des scènes de théâtre, et nous assistons successivement à des comédies ou de véritables tragédies. Il n’y a dans le film aucune vue d’ensemble de la salle. Pas de vision du public, ce qui pourrait distraire le spectateur du film du spectacle du procès. Si celui-ci doit être bref, pour des raisons qui concernent le fonctionnement de la justice et non la réalisation du film, la conséquence en est que l’enregistrement réalisé sera de l’ordre du direct, le film restituant la totalité du procès. Le montage se réduit alors au choix des « affaires » filmées, ce que précise d’ailleurs le texte introductif. En même temps, les seules ellipses effectives du film sont celles imposées par les interruptions de séances, c’est-à-dire le temps de délibération. Les deux moments d’intervention du juge, l’interrogatoire de l’accusé et l’énoncé du verdict, sont filmés exactement de la même façon. Dans les deux cas, c’est bien la juge, et elle seule, qui mène l’affaire. Ce sera donc elle qui sera la plus présente à l’image. C’est sur elle que se focalise le film, le fonctionnement de la justice prenant alors une allure personnalisée, comme si elle dépendait plus de sa subjectivité (non de son bon vouloir, le film ne dit pas que la justice est arbitraire), que de l’existence des lois. Celles-ci sont bien présentes dans le film et énoncées systématiquement à travers l’intervention de l’avocat général. Mais le jugement rendu est donné comme étant avant tout le choix de la juge, même si la marge qui lui est offerte n’est pas infinie. Alors que tout dans le filmage est rigoureusement prédéterminé et se déroule comme prévu, le fonctionnement de la justice apparaît comme contenant inévitablement une part d’aléatoire tenant à la personnalité de la juge. Se focalisant sur elle, le film montre essentiellement la part humaine de la justice.

            Peu importe alors au fond le contenu des affaires jugés. Qu’il s’agisse d’une infraction au code de la route ou d’un cas de violence conjugale, le fonctionnement de la justice est le même, ce que souligne la dimension immuable du dispositif de filmage. Les affaires se succèdent sans interruption, les accusés défilent à la barre et le film pourrait durer des heures. C’est d’ailleurs une des caractéristiques du film de Depardon de ne pas étirer la durée filmique, contrairement à ce que fait Wiseman par exemple dans certains de ses films. Les seuls changements sont ceux qui pourraient être perçus dans l’attitude de la juge, encore que son professionnalisme implique qu’ils soient le moins perceptibles possible. Mais il n’en reste pas moins que la façon dont elle est filmée, pas vraiment en gros plan, mais en plan suffisamment rapproché pour que sa « dimension humaine » soit réellement présente à l’écran nous permet justement de saisir cette humanité, à travers quelques sourires ou rares gestes ou encore de légères crispations de son visage. L’avocat général, lui ; n’a pas cette dimension hautement théâtrale. Dans certains cas, on a même l’impression qu’il récite simplement son texte. De même, les prévenus, malgré le fait qu’ils soient autrement impliqués, ne sont plus, face à la justice, maître de leur sort. C’est bien pour cela qu’ils passent dans le film au second plan. On pourrait presque dire qu’ils sont réduits au rôle de figurant.

            Filmer la justice comme le fait Depardon depuis Délits Fragrants, a pour effet, au-delà de la connaissance proprement dite, de rapprocher les citoyens de cette institution perçue si souvent comme opaque. Les hommes de loi, juges et avocats, ont aussi chez Depardon une dimension humaine. C’est plutôt rassurant pour la démocratie.

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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