10 on Ten. Abbas Kiarostami. Iran, 2004, 83 minutes.
Comment un.e cinéaste peut-il (elle) rendre compte de son œuvre, l’évoquer, la décrire, l’analyser. Lui consacrer tout un film, lorsque la liste de ses films est devenue impressionnante ? Ou se contenter de répondre à une interview façon magazine de télévision. Sera-t-il.elle présent.e à l’écran ? Convoquera-t-il.elle des spécialistes, critiques, historiens ou simples témoins (des amis sans doute). Fera-t-il une place -furtive ou omniprésente – à des extraits de ses films, qui peuvent alors être commentés, en racontant aussi les conditions de la réalisation, des anecdotes, ou révéler un sens caché ou des intentions secrètes ?

Pour parler de son cinéma, Abbas Kiarostami a fait des choix simples, mais radicaux. Il nous propose dix leçons (comme le titre l’annonce), dans un film long métrage où il sera à l’image d’un bout à l’autre. Il se filme au volant de sa voiture, parcourant des sentiers de montagne, à travers un paysage que l’on peut voir par la fenêtre du véhicule, avec un seul et même cadrage, la caméra étant posée une fois pour toute à côté du conducteur. Son discours (pas vraiment un cours magistral façon université, une adresse au spectateur plutôt, presque un dialogue) se s’interrompt qu’à de rares moments, pour laisser place à des extraits de films (pas seulement Ten, contrairement à ce que donne à penser le titre). Le goût de la cerise d’abord, pour la longue errance de la voiture sur les sentiers de montagne ; puis ABC Africa, pour l’exubérance des enfants devant la caméra ; et enfin Ten, pour les échanges entre deux femmes dans une voiture, la conductrice et sa passagère.

Ce dispositif du film correspond parfaitement à l’idée que Kiarostami se fait du cinéma, un cinéma simple, sans déploiement de moyens techniques, sans acteur professionnel. A écouter Kiarostami on pense immanquablement au cinéma direct d’un Perrault ou d’un Ruspoli, ou même au cinéma vérité du duo Rouch-Morin, un cinéma qui a triomphé dans le documentaire dans les années 1960 et qui est resté depuis une référence de tant de documentaristes. Ici, Kiarostami. en revendique avec force les principes pour ses films, au point de vanter les mérites des petites caméras numériques qui remplacent avantageusement pour lui les lourdes caméras 35 mm, et surtout qui permettent d’échapper au modèle hollywoodien, c’est-à-dire au cinéma capitaliste américain.
Avec 10 on Ten, Kiarostami veut démontrer qu’un cinéaste peut réaliser un film seul. Il n’est plus besoin d’apprendre le cinéma. D’ailleurs il revendique haut et fort sa qualité d’autodidacte – ce qui est quelque peu contradictoire avec le projet de proposer des « leçons » de cinéma !

Toutes les autres caractéristiques de son cinéma, qu’il décrit successivement, découlent directement de cette vision d’un cinéma libre, libéré des contraintes techniques et du pouvoir de l’argent. Ainsi du rejet des acteurs professionnels, le choix des décors naturels, la non-nécessité de rédiger un scénario détaillé que de toutes façons il ne suivra pas, et ainsi de suite. Faire des films dans ces conditions serait vraiment à la portée de tout un chacun.

Si 10 on Ten se passe entièrement dans une voiture, c’est que pour le cinéaste, il s’agit là de l’espace idéal du cinéma. Une voiture qui se déplace dans un paysage visible derrière le conducteur. Une situation où il n’est plus besoin de mouvements de caméra – la caméra numérique enregistrant directement l’image et le son – ni même de montage (si ce n’est pour inclure les extraits de films comme des citations). Finalement, le cinéaste n’est plus metteur et scène ou réalisateur. Il est simplement l’auteur de son film.

La dixième leçon terminée, Kiarostami stoppe sa voiture, descend du véhicule dont il fait le tour pour venir arrêter la caméra. Pourtant, il lui reste quelque chose à filmer. Il prend la caméra et cadre le sol derrière la voiture. Un zoom avant nous révèle une colonie de fourmis transportant de la nourriture dans un trou. Le cinéma, c’est bien la vie.