Comment êtes-vous devenue cinéaste ? Quelle est votre formation ?
On ne devient pas cinéaste, on est toujours en devenir cinéaste, selon moi. Je suis cinéaste parce que je suis cinéphile depuis très jeune ; les deux sont d’ailleurs liés.
Je cesserai d’être cinéaste quand je cesserai d’être cinéphile, quand l’envie permanente de voir des films me quittera. Et comme écrit Aragon dans son beau texte sur le film de Godard : « Nous sommes tous des Pierrot le fou, d’une façon ou de l’autre, des Pierrot qui se sont mis sur la voie ferrée, attendant le train qui va les écraser puis qui sont partis à la dernière seconde, qui ont continué à vivre. » C’est ça être cinéaste, c’est raconter le péril et ce qui sauve, comme dit Hölderlin. J’ai d’ailleurs vu le film après avoir lu le texte d’Aragon à la bibliothèque Charles de Gaulles de Tunis que je fréquentais intensément pendant plusieurs années.
En Tunisie, dans les 80, on n’avait pas beaucoup accès aux films, on avait des livres (ou ce que le régime de Bourguiba permettait), on avait les VHS (souvent piratées).
J’ai aimé et appris le cinéma grâce aussi à des critiques, des écrivains que je lis encore aujourd’hui : André Bazin, Serge Daney, Louis Skorecki, Jean-Louis Comolli, Jean Narboni, Jean Douchet, Manny Farber et son art termite et l’art éléphant blanc (lu plus tard). André Bazin m’a tellement ouvert les yeux; j’ai pleuré quand j’ai lu son texte sur Le Voleur de Bicyclette de De Sica :
« La honte sociale de l’ouvrier démasqué et giflé en pleine rue n’est rien près de celle d’avoir eu son fils pour témoin. […] L’homme jusqu’alors, est un dieu pour son fils; leurs rapports sont sous le signe de l’admiration. Le geste du père les a compromis. Les larmes qu’ils versent en marchant côte à côte, les bras ballants, sont le désespoir d’un paradis perdu. Mais l’enfant retourne au père à travers sa déchéance, il l’aimera maintenant comme un homme, avec sa honte. La main qu’il glisse dans la sienne n’est ni le signe d’un pardon, ni d’une consolation puérile, mais le geste le plus grave qui puisse marquer les rapports d’un père et de son fils: celui qui les fait égaux. » Bazin parlait aussi à moi, aux enfants tunisienn.es; il nous disait de glisser notre main dans la main des parents, des adultes humilié.es par le népotisme, la pauvreté et la peur de la violence du régime.
J’ai d’abord fait une école de journalisme (spécialité politique et audio-visuelle) en Tunisie parce que je commençais à être politisée et que je sortais d’un milieu protégé; je voulais connaître mon pays qui vivait les inégalités, l’injustice, la dictature. Le journalisme était le seul lieu où je pouvais avoir accès au réel, à des réalités différentes de la mienne, où je pouvais écrire, enregistrer, réagir, militer. Après je suis partie en France pour faire un 3ème cycle; j’ai étudié la communication et la sémiologie et le droit. Mais j’ai passé plus de temps dans les salles de cinéma que dans les salles de classe.

2 Quels sont vos influences cinématographiques ? Dans le documentaire en particulier ?
Mes influences sont nombreuses et variées. Je ne fais pas de différence entre fiction et documentaire. Les films de Godard que j’aime à l’infini, sont des films de cinéma qui explorent au plus profond et au plus haut l’image et l’association des images pour un rapport juste, sans concession, poétique et neuf au monde. Dans une conversation, menée par Jean-Michel Frodon, entre Pelechian, un cinéaste immense et rare, et Godard qui dit : « La Nouvelle Vague a toujours mêlé les deux, nous avons toujours dit que Rouch était passionnant parce qu’à force de documentaire, il fait de la fiction, et que chez Renoir, à force de fiction, il fait du documentaire ». Et Pelechian répond : « L’important est de pouvoir parler sa propre langue, la langue du cinéma. »
J’aime Rossellini par-dessus tout, pour ces mêmes raisons; sa frontière ouverte entre documentaire et fiction. Qui mieux que Païsa ou Les Onze Fioretti de François d’Assise a donné à voir dans un seul geste l’humanité dans son désespoir et espoir les plus profonds. « L’art de Rossellini, c’est de savoir donner aux faits à la fois leur structure la plus dense et la plus élégante; non pas la plus gracieuse mais la plus aiguë, la plus directe ou la plus tranchante. », écrivait Bazin.
Pasolini est troublant de bout en bout, radical, violemment politique et poétique; comme sa voix douce et pleine de rabbia. Ses Appunti, ses carnets de notes cinématographiques, dont le documentaire sur les repérages en Palestine de L’Évangile selon Matthieu, sont aussi frappants que ses autres films.
Au Québec, le cinéma direct est une période fondatrice de la cinématographie nationale. J’aime beaucoup le Québécois Gilles Groulx dont le Chat dans le sac (1964) a inspiré ma docufiction Les Passeurs, son actrice Barbara Ulrich est dans mon film aussi. Les autres pionniers du cinéma direct : Pierre Perrault, Michel Brault, et aux États-Unis, les frères Maysles. J’aime les cinéastes qui expérimentent.
La Trilogie des Qatsi de Godfrey Reggio est à couper le souffle. Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi et leur « caméra analytique » qui questionne les images d’archives. J’adore la liberté du poète Mekas, Brakhage, Maya Dern et les cinéastes de l’Anthology Film Archives que j’ai énormément regardés quand je suis arrivée à Montréal, il y a maintenant presque 30 ans. J’aime Abbas Kiarostami, Hou Hsiao-hsien, Wang Bing, Bruno Dumont, Alain Guiraudie. Je trouve époustouflant Le Lion, sa cage et ses ailes : une expérience unique de huit films conçus par des ouvriers immigrés et réalisés par Armand Gatti avec la collaboration d’Hélène Châtelain et Stéphane Gatti. Edvard Munch, la danse de la vie de Peter Watkins est parmi les plus beaux films (ou le plus beau) racontant la vie et les tourments d’un peintre.
Dans le continent de ma naissance, le pionnier du cinéma africain, Sembène Ousmane et son poignant La Noire de.., Borom Sarret , Xala. Djibril Diop Mambéty et ses grands films : Touki Bouki, La Petite Vendeuse de soleil. Gare centrale, La Terre de Youssef Chahine. Le somptueux La Momie de Shadi Abdessalam. L’Homme de cendres et Les Sabots en or de Nouri Bouzid. Chronique d’une disparition d‘Elia Suleiman. Le Libanais Christian Ghazi dont tous les films était détruits ou brûlés, une seule œuvre a survécu. L’Algérien Farouk Beloufa qui n’a pu faire qu’un seul film, le merveilleux Nahla, je suis bouleversée chaque fois que je le regarde; il a été génialement monté par La Tunisienne Moufida Tlatli, la réalisatrice des Silences du palais, elle est morte en 2021, à 73 ans, une femme talentueuse qui n’a pu réaliser que trois films.
La liste des cinéastes que j’aime est très longue et changeante.
Des cinéastes femmes qui m’inspirent : Marguerite Duras, Agnès Varda, Chantal Akerman, Assia Djebar, Sarah Maldoror, Hélène Châtelain, Cecilia Mangini, Forugh Farrokhzad, Jocelyne Saab, Randa Chahal Sabbagh, Anne-Marie Miéville, Safi Faye, Laura Poitras, Julie Dash et son magnifique Daughters of the Dust,
Ateyyat El abnoudy, la pionnière du cinéma documentaire en Égypte, elle a filmé les paysans, les pauvres; « je n’ai jamais placé ma caméra au-dessus ou au-dessous des gens. », dit-elle.
Vous avez remarqué que j’ai cité en grande majorité des hommes, qui plus est, des hommes blancs; l’histoire du cinéma n’a pas fait une grande place aux femmes qui étaient mises à l’écart quand le cinéma est devenu une machine commerciale institutionnalisée.
Le Women Film Pioneers Project de Columbia University fait un excellent travail de recherche sur les femmes cinéastes depuis les premières années du cinéma jusqu’à l’arrivée du son. Elles ont découvert un grand nombre de femmes pionnières qui avaient participé activement à l’élaboration des films muets. En 2022, elles ont édité un coffret de DVDs passionnant, The Cinema’s First Nasty Women : 99 films muets rares faits par des femmes de 1898 à 1926, glanés dans les archives et les bibliothèques du monde entier.
J’aime fortement ces femmes (hommes aussi) qui font un travail ô combien nécessaire et ardu, qui remet en question l’histoire du cinéma et des idées conçues selon une norme patriarchale, hétéronormative, blanche et partielle. Elles (et ils) réécrivent l’histoire en intégrant les femmes, les rejeté.es, les oublié.es.
Les films La Dernière Piste de Kelly Reichardt et Zama de Lucrecia Martel, retraversent l’Histoire où tous les repères se décomposent peu à peu; où l’imaginaire sexiste, colonial est pris en flagrant délit et se déconstruit, pour construire un récit neuf, qui s’accorde à leur regard et élargit leur conscience.
La cinéaste expérimentale, Nina Menkes, fait un beau travail plastique, politique, féministe dans le sens de la déconstruction de l’Histoire établie. Dans son dernier film, Brainwashed : Sex-Camera-Power, elle analyse des scènes de 120 ans d’histoire du cinéma, et montre « comment les décisions esthétiques et la conception des plans fonctionne comme un instrument et un miroir des relations de pouvoir. »

3 Dans quelles conditions avez-vous fondé la maison de production Nadja Productions. Est-elle destinée uniquement à produire vos propres films ?
J’ai fondé Nadja Productions car je ne voulais pas attendre pendant des années, l’accord d’un producteur ou d’un financeur pour faire un film. J’aime travailler d’une façon constante et être libre de faire les films que je veux, comme je veux. J’aime travailler d’une façon artisanale, fabriquer un film avec mes mains, en petit comité. Depuis 25 ans, je travaille avec la poète Nadine Ltaif. Nous sommes un binôme professionnel et créatif très soudé. Pour le moment, la compagnie produit exclusivement mes projets.
J’ai produit une fiction écrite, réalisée et interprétée par Anna Karina, j’ai aussi produit les spectacles d’Anna Karina et Philippe Katerine au Québec. C’était une parenthèse enchantée parce que j’aime beaucoup l’actrice et le cinéma qu’elle représente.

4 Vous avez réalisé en particulier deux portraits de femmes, Béatrice et Maïr. Vous considérez-vous comme une cinéaste engagée du côté féministe ? Donnez-vous une portée militante au cinéma ?
Je dirai comme Godard, je ne fais pas de cinéma politique ; je fais politiquement du cinéma. Je suis cinéaste. Je suis une citoyenne engagée, une féministe.
Mes préoccupations ou mes convictions ne préexistent pas au film que je fais ; elles le traversent mais ne le dictent pas. C’est le cinéma, l’instant du cinéma qui le dicte.
Je ne pense pas que mes films aient une portée militante ; cela suppose avoir une cause, un parti ; militare veut dire être soldat. Un film n’est pas un bataillon marchant vers un objectif. Le film avance, recule, titube, réfléchit, n’a pas de but.
J’ai réalisé les portraits de Maïr et de Béatrice car elles sont des femmes denses que j’ai pu approcher comme des personnages. Elles étaient comme une source en expansion; elles ont ouvert le film vers d’autres lieux; la littérature, la peinture, la photo, le socialisme, le savoir. Je les ai filmées car elles sont deux visages rares comme il en existe peu au cinéma qui préfère les visages lisses, jeunes. Entrer par effraction, forcer les portes ne me fait pas peur ; faire de la place à l’autre qu’on marginalise est un devoir visuel qui ouvre vers une image émancipée et un spectateur pensif, comme dit Jacques Rancière.

5 Quel est votre rapport avec la littérature ? Féminine en particulier, qui est au centre du film sur Maïr
J’aime la littérature que j’ai beaucoup lue très jeune. Après je me suis rendu compte que j’ai lu très peu la littérature écrite par des femmes parce qu’on ne me la proposait pas (ou très peu) dans les bibliothèques et les librairies. À l’école en Tunisie, elle était carrément absente ; je n’ai aucun souvenir. Donc, j’ai compris qu’il faut aller la chercher, la déterrer et la lire. Quand j’ai eu l’occasion de lui donner une visibilité ; j’ai fait un mémoire d’université sur les écrits des femmes en Tunisie. Après, j’ai pu faire un film avec Maïr Verthuy qui est une pionnière au Québec et au Canada. C’est grâce à elle que les livres des femmes francophones ont commencé à être enseignés à l’université.

6 Pouvez-vous nous parler de votre dernier film (A)nnées en parenthèses 2020 2022. Quelle a été l’origine du film et ses conditions de réalisation ?
J’ai fait (A)nnées en parenthèses 2020-2022 pendant la pandémie. Mes projets étaient tombés à l’eau, un film de fiction et un documentaire expérimental que j’essaie de reprendre actuellement, j’étais coincée à Montréal où le confinement imposé par le gouvernement était assez sévère et je voulais continuer de travailler. Alors m’est venue l’idée d’Années en () dont la forme est un peu inspirée de Chris Marker dont j’ai revu tous les films pendant la pandémie. Voici le synopsis :
« J’ai passé les deux années de pandémie à Montréal. J’ai filmé le passage des saisons, la ville, les événements culturels, politiques. Et j’ai demandé à des personnes au Canada et ailleurs, de m’envoyer des images, des sons, tout ce qu’ils et elles voulaient. Plusieurs vies sont arrivées jusqu’à moi. Je les ai mêlées aux actualités à travers le monde : Black Lives Matter, les manifestations autochtones au Canada et la mort de l’Atikamekw Joyce Echaquan, l’anniversaire de la révolution tunisienne, l’interruption de la révolution au Liban et en Algérie, le décès d’Hélène Châtelain, de David Graeber, de Sarah Maldoror, de Nawal El Saadawi, d’Etel Adnan, de Moufida Tlatli, de Marie-Claire Blais, de Lina Ben Mhenni, de Maradona, de Jean-Luc Godard. »
7 Vos films sont-ils diffusés en dehors du Canada et de la France ? En Tunisie par exemple ? Avez-vous des contacts particuliers avec ce pays (qui est votre pays d’origine) ?
La plupart de mes films sont achetés et souvent enseignés dans les universités américaines et canadiennes. Ils sortent en salle en France et sont montrés dans des festivals dans d’autres pays. Béatrice un siècle était projeté à Tunis où Béatrice et moi sommes nées. II a eu un très grand succès public et médiatique ; c’était très émouvant.
Je garde un contact très proche avec la Tunisie ; ma famille y vit. La révolution était une immense source d’enchantement et d’espoir pour moi qui m’a beaucoup rapprochée de la Tunisie. Je suis avec une grande attention et aujourd’hui avec une grande inquiétude la situation politique et les dérives autoritaires de ce président ultraconservateur et autocrate. D’ailleurs dans Années en parenthèses, il y a une grande partie sur la Tunisie et ce président qui a confisqué la marche vers la démocratie.
