1 Quel est votre parcours professionnel ?
J’ai mis du temps pour me trouver suffisamment légitime pour faire du cinéma. Je suis un peu autodidacte, je n’ai pas fait d’école de cinéma. J’ai fait une formation de sciences sociales et sciences politiques. Au départ je voulais être journaliste. J’ai été pendant 10 ans journaliste pour la télévision. Je filmais des reportages. Mais tout de suite, dès la première année de formation à l’école de journalisme, j’ai senti que j’avais besoin d’exprimer autre chose. Alors j’ai été voir à l’atelier de cinéma expérimental L’Etna à Montreuil où j’ai fait une formation de cinéma argentique super 8 et 16 mm. Et à partir de là, j’ai développé 2 choses en même temps. D’un côté je faisais mon métier de journaliste et de l’autre je faisais des films expérimentaux, en pellicule, des courts-métrages. A 35 ans je me suis dit que je voulais vraiment faire mes films. J’ai arrêté peu à peu le journalisme. J’ai fait l’Atelier documentaire de la Fémis pour me sentir un peu plus légitime et voilà. C’était au moment où j’écrivais « Le jour où j’ai découvert que Jane Fonda était brune ». C’était mon premier long métrage. Et je suis en train d’écrire mon deuxième long métrage documentaire.
Et aussi, avant, j’ai fait des documentaires sonores à Arte radio. On ne peut pas vraiment dire que j’ai commencé par le son, mais le son dans mon parcours a eu beaucoup d’importance. C’est pour ça que je fais moi-même le montage son de tous mes films, parce que j’aime beaucoup ça, travailler sur le son.
2 Quelle a été la genèse de votre film Le jour où j’ai découvert que Jane Fonda était brune. Comment vous est venue l’idée de questionner votre mère ?
La genèse de Jane Fonda… c’est par rapport à ma mère. Je me questionnais beaucoup sur elle. C’est une femme que je ne comprenais pas. Elle était très mystérieuse, très pudique. Elle était un peu sorcière, vivait seule. Dans Jane Fonda… la première scène où je vais la filmer, je ne savais pas que j’en ferai un film. J’arrive sous le prétexte fallacieux de tester une caméra, ce qui est en même temps vrai et faux. Il y avait quelque chose qui m’intriguait chez elle. J’avais très envie de la filmer, je ne savais pas trop pourquoi. La deuxième scène du film, toujours dans la cuisine, c’est 6 ans plus tard. J’arrive avec une copine qui nous filme. Donc là j’avais décidé d’en faire un film, puisque j’avais demandé à une amie de venir nous filmer. J’ai mis 6 ans à trouver la question qui me taraudait : pourquoi elle avait fait ce choix, élever un enfant seule, moi. Et de fil en aiguille, ça nous a amené aux questions féministes puisqu’elle était engagée dans les mouvements féministes des années 70, dont elle ne m’avait jamais rien dit. Je ne comprenais pas trop ce geste d’affirmer son désir de maternité en dehors de la famille hétéro-patriarcale, dans le sens où moi j’avais grandi dans cette société très hétéro-normée, qui avait balayé les années 70 et les mouvements d’émancipation et pourtant c’était de là d’où je venais. Il y avait donc plein de choses que je ne comprenais pas, que je ne savais pas : qui était ma mère, c’était quoi le féminisme et donc qui j’étais, d’où je venais. Je pense qu’il y avait une question ontologique au départ, c’est à dire d’où on vient ? Et le film raconte en sous-texte comment je suis devenue féministe, sans que ma mère ne m’en dise un mot. Evidemment je suis capable de raconter tout ça aujourd’hui mais sur le coup je ne savais pas trop ce que je faisais.
3 Que signifie le titre ? D’où vient-il ?
Le titre c’est une référence au film Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig (où Carole Roussopoulos fait l’image et le montage aussi), qui date de 1977. C’est un film où la réalisatrice va voir les actrices de l’époque les plus connues et leur demande cette question toute bête mais pourtant fort intéressante à savoir : qu’est-ce qu’elles pensent des rôles qu’elles incarnent au cinéma. En fait c’est une espèce de pamphlet et de réquisitoire hyper fort contre ce cinéma produit par des hommes, pensé par des hommes, fabriqué par des hommes, filmé par des hommes. Et où les femmes, en fait, ont des rôles extrêmement caricaturaux et stéréotypés. Et surtout ne pensent pas, ne réfléchissent pas, n’ont pas d’émotion, n’ont pas d’amitié entre elles, et ne sont qu’au service du désir masculin et de péripéties d’héros masculins. Et je ne sais plus exactement laquelle dit que, en fait, si elles sont actrices c’est parce qu’elles sont des femmes mais que, au fond, elles préfèreraient être des réalisatrices et que être actrice à cette époque-là, en étant une femme, c’est très facile parce que c’est ce qu’on nous apprend à être, c’est-à-dire à se conformer aux désirs masculins et séduire. C’est un film qui m’a beaucoup marquée, c’était au moment où j’écrivais déjà Jane Fonda… et c’est au moment où je faisais plein de recherches sur les mouvements féministes de cette époque et où j’ai découvert ce cinéma féministe qui m’a tellement apporté, comme un regard nouveau sur le monde et qui m’a vraiment beaucoup inspirée dans mon travail. Et donc dans le film Sois belle et tais-toi, il y a Jane Fonda dedans. Elle est quand même une icône, blonde et très sexualisée dans le cinéma hollywoodien. Et en fait dans le film de Delphine Seyrig, elle est brune. Assise sur son lit avec les cheveux relevés en chignon, en bataille, elle décrit sa première séance de maquillage à Hollywood. Elle était très jeune et il y avait plein de mecs qui lui tournaient autour et qui lui disaient qu’elle devait se faire teindre en blonde, qu’elle devait se faire transformer le nez parce qu’elle avait un trop gros nez, qu’elle devait se faire casser la mâchoire parce qu’elle avait des joues trop rondes, qu’elle devait porter des faux seins parce qu’elle avait des trop petits seins. Elle fait une longue énumération comme ça de tout ce que les mecs lui disaient de changer et à la fin, elle se regardait dans la glace et elle ne savait plus qui elle était. Et que elle avait bien compris que des mecs avaient fait un pari sur elle pour se faire de l’argent et qu’elle était devenue un produit du marché. Et que, ça ne correspondait en rien à ce qu’elle aurait voulu être et ce qu’elle était. Et voilà, c’est une référence à ce film. Mon film travaille aussi ces questions-là. Le chœur de femmes, dans mon film, c’est le collectif du MLAC de Gennevilliers, le Mouvement pour la Liberté d’Avortement et de Contraception. Elles ont fait un film – on en voit des bouts dans mon film – incroyable, où elles filment des avortements et des poses de stérilets de manière hyper frontale, avec des vulves filmées en gros plan dans un but pédagogique de transmission d’une pratique. Et de transmission de savoir-faire, pour montrer comment on pose un stérilet, comment on pratique un avortement, pour dédramatiser le truc et pour transmettre comment on peut faire ça. Et c’est vrai que ces images ont été très importantes pour moi quand je les ai découvertes. Et mon film est traversé par ces questions-là de cinéma féministe : quand les femmes prennent la caméra à cette époque-là, qu’est-ce qu’elles ont envie de filmer ? Et quel regard cela induit ? Évidemment, ça change tout dans le regard et ça fait des films qui sont tellement différents et qui font tellement de bien. Voilà, le titre, c’est une référence à tout ça. Donc merci les grandes sœurs féministes qui ont fait ces films.
4 Pensez-vous votre film comme un film militant ou simplement engagé ? Un film en tout cas qui prend position ?
Bien sûr. Je n’ai pas de problème avec le fait de faire des films militants ou engagés. En tout cas le terme militant ne me pose pas problème. Souvent quand je vois les réponses, « non mais c’est pas un film militant blablabla », ça m’énerve. Je ne vois pas pourquoi faire un film militant ça ne pourrait pas être un vrai film. Il y a des films militants très beaux. Enfin donc voilà, film militant, film engagé, film politique, comme vous voulez, mais en tout cas il y a une dimension politique, féministe dans mon film, bien sûr. Et oui, bien sûr qu’il prend position. Faire du cinéma, c’est proposer un regard sur le monde. Donc forcément il y a une position. Il y a quelqu’un qui cadre, il y a quelqu’un qui choisit des plans, qui choisit de les ordonner, de les agencer. Donc oui, bien sûr, il y a une position. Juste parfois elle se voit plus ou elle est plus affirmée. Ou elle dérange plus. Mais en réalité, dans les films de droite, il y a aussi une position.
5 Quelles sont vos références cinématographiques ? Y a-t-il des cinéastes qui sont pour vous des sources d’inspiration ?
C’est marrant, mais on ne m’a pas souvent posé la question, alors c’est intéressant. Bon, évidemment, il y a ce cinéma féministe dont j’ai parlé. Et aussi un cinéma amateur, féministe. Parce que, en fait, il y a pas mal de collectifs de femmes à l’époque qui ont pris la caméra pour filmer leur lutte. Et ça, moi, j’ai découvert tous ces films au Centre audiovisuel Simone de Beauvoir à Paris. J’encourage vraiment toutes les personnes qui sont intéressées par ça d’aller voir leur fonds de films qui est vraiment génial et c’est gratuit. Et c’est vraiment une mine d’or de collections de films féministes qu’elles collectent depuis les années 70. Et après c’est sûr que j’aime beaucoup Chantal Akerman. Je me souviens que quand je faisais le film, je lisais son bouquin :. Ma mère rit. J’avais beaucoup aimé son film où elle avait filmé sa mère, Home movie. Et de manière générale, j’aime beaucoup tous ses films. Mais je ne sais pas si ça se voit dans mon film. Après, comme je disais dans ma formation, je me sens proche du cinéma expérimental super 8. Il y a pas mal de cinéastes expérimentales que j’aime beaucoup, comme Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, qui filment en super 8. Il y a un film aussi que j’ai beaucoup aimé, ça s’appelle The Nightcleaners, de Humphry Trevelyan, Mary Kelly, James Scott et Marc Karlin (1975). C’est sur une grève en Angleterre, de femmes de ménage, dans une entreprise. J’ai beaucoup aimé ce film. Je pense que je suis aussi très inspirée par toutes mes copines autour de moi qui font du cinéma et qui font des si beaux films. Et notamment les copines de l’Etna, de l’Abominable et de la Poudrière, un collectif de féministes cinéastes qui a été créé à l’Etna justement. Donc voilà, c’est ce qui vient. Évidemment, les films de Carole Roussopoulos. Et peut-être pour le côté théâtral, la chorale dans mon film, j’avais beaucoup aimé un film de Peter Brook, Tell me lies, de 1968.
6 Comment voyez-vous la situation actuelle du cinéma documentaire en France ?
Sur la situation du cinéma documentaire, comment dire, j’en ai un peu honte, mais c’est vrai que je ne suis pas tellement dans les instances et institutions de défense du documentaire. Bon, parce que peut-être que je situe ma lutte ailleurs et qu’on ne peut pas être partout. Je trouve ça trop bien qu’il y ait des personnes qui le défendent, merci à elles. Après j’ai tendance à dire qu’on est toujours quand même vachement favorisé par rapport à d’autres pays. Mais c’est un peu nul de dire ça aussi, parce qu’il faut toujours se batailler pour, quand même, avoir toujours plus de lieux pour diffuser nos films, de l’argent pour faire les films, qu’on ait les mêmes budgets que les hommes et la même visibilité, ce qui est loin d’être le cas encore. Je trouve ça bien qu’il y ait des collectifs qui se montent aussi pour défendre la place du cinéma des femmes et des minorités de genre, et des minorités en général. Parce que ça, c’est très important, on est quand même en France dans un cinéma encore très masculin et très blanc. Je me souviens récemment il y avait eu une Une sur le cinéma d’auteur aujourd’hui, c’était que des mecs blancs de plus de 50 ans, ça avait fait hurler beaucoup de personnes dans le milieu du cinéma documentaire, je sais plus dans quel journal c’était (Le Film Français aussi avait fait ce genre de Une). Il y avait Philibert, Lifshitz, je sais plus qui d’autre. Enfin des personnes par ailleurs qui font des super films. Aussi, je me dis que je n’ai pas envie de baser ma création sur le fait qu’il y ait des aides ou pas. Pour moi c’est important de toujours garder le désir le plus vif et de pas être dépendante, ou en tout cas de pas sentir que mon cinéma dépend de la situation du cinéma en France. J’ai envie que mon cinéma dépende de ma nécessité. Mais après c’est nul aussi de dire ça, parce que du coup ça dépolitise des choses et c’est important de se battre pour avoir de l’argent pour le cinéma documentaire et tout ça. Mais pour moi, en tout cas, dans ma vie de tous les jours, j’essaie de penser la pratique que j’ai de manière un peu autonome et de me dire que s’il y a de l’argent, c’est bien, ça permet de payer les ami.e.s et les gens avec qui on fait les films et moi aussi. Mais s’il n’y en a pas, le désir de cinéma doit être plus fort que le fait d’avoir de l’argent ou pas. Par exemple, moi je ne comprends pas les gens qui écrivent des films et puis s’il n’y a pas d’argent tant pis, c’est pas grave si ça ne se fait pas. Enfin en tout cas moi j’ai besoin de ressentir une nécessité et que coûte que coûte, je le ferai ce film. Sinon je fais autre chose. Je ne sais pas, je fais du carrelage, de l’enduit, je vais faire les vendanges, ou faire un vrai travail comme militer avec mes ami.e.s (rires)… Bon c’est un peu radical dit comme ça, peut-être que demain je dirais autre chose.
7 Sur quoi travaillez-vous actuellement ? quels sont vos projets ?
En ce moment, j’écris mon deuxième long métrage documentaire, qui s’appelle Les Filmeuses, images manifestes, dont j’ai fait une présentation à la BPI (lien : https://replay.bpi.fr/captations/cinematheque-du-documentaire/rencontre-avec-la-realisatrice-anna-salzberg/). Donc c’est un film sur des collectifs féministes amateurs, qui filmaient leurs luttes dans les années 70, de façon autonome. C’est un peu la suite finalement de Jane Fonda…. Parce que, en finissant Le jour où j’ai découvert que Jane Fonda était brune, j’avais fait tellement de recherches sur ces mouvements féministes parce que j’avais soif d’en savoir plus, vu que ma mère ne m’en disait rien. Du coup j’ai découvert tous ces collectifs, tous ces films incroyables. Et en fait j’ai pas du tout eu la place de mettre tout ça dans mon précédent film. Il n’y a que quelques passages très brefs. Donc voilà, je suis ressortie avec cette frustration de me dire : Ah mais ces films sont totalement méconnus, invisibilisés, il faut absolument les faire mieux connaître et donc j’ai décidé de faire un film autour de ces collectifs-là, autour de quatre collectifs. Et c’est en fait un peu quatre points d’éclairage sur quatre endroits différents des mouvements féministes en France. Il y en a un à l’usine, un sur la bataille de l’avortement, un autre sur la remise en cause du couple hétéro-patriarcal et un autre, c’est un collectif de lesbiennes. Donc c’est vraiment quatre endroits clés des mouvements féministes des années 70. Et je vais retrouver les filmeuses aujourd’hui et je leur reprojette leurs images et je les fais réagir. Et en même temps j’ai invité un groupe de plus jeunes féministes à venir participer au film et nous-mêmes on va fabriquer nos propres archives imaginaires qu’on aimerait transmettre à des personnes qui viendraient nous voir dans 50 ans. Voilà donc ça travaille cette question de l’archive, de la transmission, de faire du cinéma militant, entre personnes concernées. Qui a le droit de faire du cinéma ou pas ? C’est quoi le cinéma, ça sert à quoi ? Voilà, c’est un film qui interroge ça. Et parallèlement à ça, on est en train d’éditer avec le collectif Synaps, avec lequel j’avais déjà édité le DVD de Jane Fonda… on est en train d’écrire un livre sur et avec les femmes du MLAC de Gennevilliers (http://synaps-audiovisuel.fr/archives-du-mlac-de-gennevilliers/). On veut ressortir leur film aussi, il y aura un DVD dans le livre. Pour faire mieux connaître ce qu’elles ont fait, parce qu’elles ont eu une créativité incroyable, elles ont fait un film, elles ont fait un livre pour enfants, elles ont peint un mur, elles se sont bataillées pour ouvrir un centre IVG à l’époque. Ça va sortir en mars 2025. Voilà, c’est un peu les deux gros projets du moment qui sont, en fait, une suite de Le jour où j’ai découvert que Jane Fonda était brune.
Pour acheter le DVD de Le jour où j’ai découvert que Jane Fonda était brune, imprimé en risographie avec un livret de 50 pages à l’intérieur sur le film : http://synaps-audiovisuel.fr/produit/le-jour-ou-jai-decouvert-que-jane-fonda-etait-brune/
Le site vers le film : http://www.lejouroujaidecouvertquejanefondaetaitbrune.fr/

