A COMME AUTOROUTE

Une aire d’autoroute, entre Paris et Bruxelles, tout un monde. Avec ses gens de passage et ceux qui reviennent souvent, les habituées et les anonymes, ceux qui restent un peu plus longtemps et ceux qui ont hâte de repartir. Il y a même celui qui vient là exprès, de la petite ville voisine, alors qu’il ne fait pas de voyage, mais c’est visiblement la seule façon qu’il a trouvé pour tromper sa solitude. Il y a des familles, des touristes asiatiques qui vont passer la nuit à l’hôtel et des chauffeurs routiers, beaucoup de chauffeurs routiers qui regroupent leurs immenses véhicules dans ce domaine qui leur est réservé,

Isabelle Ingold filme cet espace quasiment clos comme une scène de théâtre, un lieu strictement délimité dont elle ne sort pratiquement pas. L’autoroute, en hors champ systématique, reste présent dans la bande son, mais sans excès. Sans être un murmure, le bruit de la circulation continue n’est pas non plus un vacarme. Rien d’assourdissant en tout cas. Et dernière la grille de séparation, c’est le champ de blé tout proche qui est filmé pour inscrire le changement de saison. Contrairement à ce que fait Gianfranco Rosi dans Sacro Gra, on ne s’échappe pas de l’aire pour aller rencontrer les habitants qui vivent à proximité. Les rencontres se font exclusivement dans ce même espace qui garanti à lui seul la diversité.

La cinéaste privilégie les plans de nuit plus propices sans doute à la réalisation d’images d’une grande beauté plastique ; et les groupes de chauffeurs, tous étrangers, venus des pays de l’est ou du Portugal, ce qui permet aussi d’aborder les problèmes liés à l’activité professionnelle. Les travailleurs de l’aire, serveurs ou chargés du ménage, nous les rencontrons un court instant lors de la pose de l’équipe de nuit. Ce n’est sans doute pas le moment le plus propice pour évoquer leurs conditions de travail. Les chauffeurs eux font des poses plus longues, parfois tout un week end. Nous pouvons alors les voir vivre plus concrètement, leur conversation par ordinateur interposé avec leur famille, la préparation des repas en petit groupe, la réparation des roues…On sent l’entraide qui existe entre eux, pour s’aider à remplir les notes de frais par exemple et bien sûr ils évoquent avec inquiétude l’avenir de la profession.

Le film reste un moyen métrage puisqu’il n’excède pas une heure. Un choix de durée qui est significatif d’une conception du documentaire. Nous ne sommes pas chez Wiseman qui, lui, à n’en pas douter, aurait exploré beaucoup plus systématiquement tous les coins et recoins de ce lieu, et pris tout son temps pour montrer chaque action ou chaque événement, si banal soit-il, dans sa totalité. L’aire de l’autoroute fourmille tellement d’une infinité de moments de vie variés à l’extrême que le film peut facilement aller jusqu’à trois ou quatre heures. Ce n’est pas le choix que fait Isabelle Ingold . Du coup le montage a ici un sens tout différent. Dans chaque situation qu’elle filme, elle prélève en quelque sorte, les fragments qui lui semblent les plus significatifs, et elle les assemble comme un puzzle. Nous ne sommes pas du tout dans une esthétique du plan séquence. Il n’y a pas non plus de personnage récurrent ou dont nous explorerions plus en profondeur les conditions de vie, voire la psychologie. Le film ne propose pas de confessions de la part des chauffeurs routiers, ce qui portant pouvait très bien être relativement facile à réaliser. Est-ce à dire que nous en restons à des effets de surface ? Pas vraiment. La vie de l’autoroute est celle d’un lieu de passage, même si certains y travaillent tous les jours. On pourrait ici reprendre la formule traditionnelle, leur vraie vie est ailleurs. C’est de cette dimension seconde, ou secondaire, du vécu des personnes filmés que le film rend parfaitement compte. Par là la cinéaste élabore une vision entièrement personnelle de la réalité qu’elle filme. Une méthode qui permet d’éviter les clichés et les plans trop convenus. Une méthode qui fait que le spectateur, à la fin du film, a l’impression de rester sur sa faim. Il aurait pu en voir tellement plus. Mais justement, ce cinéma-là n’a pas la prétention de couper l’appétit. Bien au contraire !

Des jours et des nuits sur l’aire de Isabelle Ingold, 55 minutes

Présenté au Festival du moyen métrage de Brive, compétition européenne.

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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