M COMME MÉLANGE (documentaire / fiction)

Décidemment la vieille opposition entre documentaire et fiction – le doc c’est ce qui n’est pas de la fiction, et tout ce qui n’est pas fiction est documentaire – est de plus en plus malmenée et donc de moins en moins opératoire. Le mélange serait donc à la mode, ou du moins la marque de modernité de certains films, surtout du côté documentaire d’ailleurs. Car des fictions qui s’inspirent du réel, qui se veulent dans certains cas plus réelles que la réalité, ils y a longtemps que le cinéma nous en propose, et ce n’est pas les admirateurs du néoréalisme italien qui nous contrediront. Pourtant des films actuels sont de plus en plus nombreux à éclairer ce problème, à nous amener à réfléchir donc sur la place du réel dans le cinéma, sur ce qui fait réel dans la fiction et ce qui fait fiction dans le documentaire. Et peut-être que l’on arrivera un jour, en allant au cinéma, à nous dire que l’on va voir un film –  tout simplement du cinéma, sans autre forme de procès.

Pour apporter une pierre à la réflexion, je prendrai ici en exemple un film récent – Diamond Island de Davy Chou, 2016 – présenté comme une fiction mais qui ne cherche pas à cacher sa dimension documentaire.  Une fiction donc qui pourrait être un documentaire – et ce serait pratiquement le même film,  à quelques éléments près. Des éléments qui pourtant deviennent l’essentiel du film pour ceux qui veulent y voir une fiction, rien qu’une fiction, et qui ne voient dans la référence au réel qu’un décorum ou des effets visuels destinés à séduire le public.

Dans Diamand Island, la dimension documentaire s’affiche explicitement. Le renvoi au réel est constant : le départ des jeunes de la campagne pour venir travailler en ville, à Phnom Penh ; le chantier « pharaonique » sur l’ile (une ile bien réelle dans une ville qui n’a rien d’imaginaire malgré les aspects futuristes des projets de construction, qui somme toute ne sont pas de la science-fiction) ; les conditions de travail qui sont faites à ces jeunes ouvriers inexpérimentés (l’absence de mesure de sécurité et de toute protection) ; l’opposition entre ces campagnards devenus ouvriers et les jeunes des classes moyennes qui habitent dans Phnom Penh  et qui traversent le pont le soir avec les filles sur leurs motos. Tout ceci est bien sûr renforcé par le filmage en décor naturel (mais pourrait-il en être autrement) et par le choix d’acteurs non professionnels, qui pourraient bien alors apparaître comme ne jouant que leur propre rôle.

Reste donc la part de fiction dans le film, des éléments qu’on peut rassembler sous l’idée de relation : les relations du personnage central, Bora,  avec sa mère (évoquées dans l’incipit et resurgissant à la fin de film lors la cérémonie de son enterrement) : ses relations avec ses collègues de travail sur le chantier ;  avec les filles qu’ils essaient d’approcher ; avec son frère ainé qu’il retrouve après une séparation de cinq années ; avec les jeunes habitants de Phnom Penh. Des relations chargées de psychologie et d’émotions, qui revêtent inévitablement une dimension dramatique : Bora partira-t-il en Amérique avec son frère ? Quittera-t-il Diamond Island pour suivre la voie que celui-ci lui fait miroiter : accéder à la classe moyenne grâce à un emploi « propre », qui n’a plus rien à voir avec le chantier de construction, même si cela le conduit à renoncer à la fille qu’il aime. Autrement dit, s’il y a fiction, c’est bien parce que le film fait le récit d’un destin, un destin qui peut bien sembler être promis à certains des jeunes présents dans le film mais qui en fait est le destin exceptionnel d’un seul, devenant par la même un héros, même si la chute du film n’en fait pas un personnage entièrement positif.

Au fond, en voyant Diamond Island je ne peux m’empêcher de penser qu’il y avait là, avant tout, un sujet de documentaire, un vrai documentaire, qui aurait exploré toutes les facettes de cette folie des grandeurs asiatique, de cette tentation de faire toujours plus grand, toujours plus haut, toujours plus lumineux – de la lumière artificielle bien sûr – même si c’est sans tenir compte de ceux qui travaillent au péril de leur vie sur ces chantiers interminables, en investissant des milliards de dollars alors que la situation économique du pays est loin d’être aussi florissante. Un tel film aurait sans doute eu tout autant de force – voire plus – et procurer tout autant d’émotions, à condition du moins de ne pas tomber dans un misérabilisme excessif. Un tel film aurait aussi très bien pu développer une recherche visuelle, qui n’est certes pas l’apanage de la seule fiction, comme le démontre avec éclats des films comme Spartacus et Cassandra de Ioanis Nuguet ou tout récemment encore Swagger d’Oliver Babinet. Alors pourquoi un cinéaste, dont le premier long métrage  (Le sommeil d’or) était un remarquable documentaire sur le cinéma cambodgien et son anéantissement par les Khmers rouges, a-t-il préféré la fiction ? Comme si le seul vrai cinéma était la fiction, toujours la fiction, et rien que la fiction. Contrainte économique ou choix esthétique ? Le débat reste ouvert…

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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