Une idée comme point de départ. D’où vient-elle ? Et comment chemine-t-elle, a-t-elle cheminé, dans l’esprit du cinéaste ? Quel chemin a-t-elle parcouru ? Quel raccourci, quel détour a-t-elle emprunté ? Qu’a-elle croisé sur sa route ? Un livre, une musique, un tableau, un autre film …
Puis il faut passer à l’acte. Trouver de l’argent. Repérer des lieux, rencontrer des personnages, et bien d’autres choses qui vont constituer ce travail spécifique à ce film-là, et qu’on ne retrouvera dans aucun autre.
Enfin il faut rendre compte de la rencontre avec le public, dans des festivals, des avant-premières, en VOD ou en DVD, et la sortie en salle ce qui, hélas, n’est pas offert à tous.
Un long cheminement, souvent plein de chamboulements, de surprises, et d’obstacles à surmonter. La vie d’un film.

CONCEPTION
Au commencement il y a notre désir de faire un film qui interroge le politique, la nécessité du politique aujourd’hui.
Nous souhaitions que ce film s’inscrive dans la continuité de nos deux films précédents Les Arrivants et Les règles du jeu et qu’il en constitue en quelque sorte le dernier acte.
Comme souvent en documentaire, ce projet est donc né d’un désir un peu large, un peu abstrait. Le premier travail consistait à trouver comment l’incarner : dans quels lieux, en s’appuyant sur quelles situations et avec quelles personnes.
Ce dont nous étions certains, c’était de désirer faire un film ouvert et positif, un film « qui donne envie ». Nous ne voulions plus seulement dénoncer, filmer là où ça fait mal. Nous avions envie de quelque chose d’heureux.
Nous avions bien conscience que faire un film positif à propos de la politique en 2016 c’était quasiment impossible, c’était une idée de cinglé. C’est ce qu’on se disait un jour sur deux. Et l’autre jour on se disait que si le désir persistait en dépit de cette impossibilité, c’est que c’était le moment d’y aller.
Nous étions fin 2016. Au printemps nous avions vécu Nuit Debout. Ça avait été une expérience passionnante qui proposait et appelait d’autres façons de faire de la politique. Mais quelque chose nous avait retenus d’y adhérer totalement : l’origine sociale et culturelle trop homogène de ses acteurs. L’absence des habitants des quartiers populaires, l’absence de personnes issues de l’immigration et l’impuissance des « nuits debout » à dépasser cette contradiction, nous avaient interrogés.
Nous sommes partis de là.
Pourquoi le peuple des banlieues était-il absent ? Qu’est-ce que cela aurait changé s’il avait été dans le coup ? Quel serait son apport ? Quelles propositions ferait-il ?
Et quel film pouvions-nous imaginer autour de ces questions ?
Parallèlement à notre réflexion se mettait en place la campagne pour les élections présidentielles de 2017. Autour de nous on sentait se réveiller l’intérêt pour le politique. Les interrogations portaient sur la démocratie et ses impasses, la concentration des pouvoirs, la non-représentation du peuple.
Nous avons commencé à contacter quelques personnalités en leur racontant notre projet.
Charlotte Girard de LFI qui travaillait avec d’autres sur cette question de la représentation, Etienne Chouard, blogueur militant pour une démocratie directe, Anne Cécile Robert, journaliste politique au Monde Diplomatique. Anne-Cécile nous a conduits à André Bellon, ancien député PS, président de l’association Pour une Constituante. Et André Bellon nous a invités à assister à un atelier constituant qui se tenait à Montreuil en Seine-Saint-Denis.
C’est là que tout a commencé à prendre forme.
L’atelier durait tout l’après-midi et réunissait une quarantaine de personnes diverses, des jeunes, des vieux, des immigrés, des habitants du quartier.
Le travail consistait à lire à plusieurs voix le texte du Préambule et les premiers articles de la Constitution. Ensuite chaque table devait faire une proposition de réécriture puis l’assemblée votait sur ces propositions.
Pour nous ce fut une révélation.
La confrontation avec les textes fondateurs de la république faisait jaillir de la parole, de l’émotion, de l’intelligence. C’était joyeux et vivant. On avait le sentiment d’assister à la naissance d’une parole politique.
Dans tous les ateliers constituants auxquels nous avons assistés (il y en a eu d’autres), nous avons retrouvé ce même surgissement d’une parole collective libérée des clivages partisans et des raideurs idéologiques.
Nous tenions un fil…Mais nous ne tenions pas un film.
Ces ateliers se réunissaient de façon aléatoire, en fonction des libertés des uns et des autres. D’une séance à l’autre on n’y retrouvait pas forcément les mêmes personnes. De plus la finalité, l’enjeu de ces rassemblements n’étaient pas évidents. Si intéressants fussent-ils, ces ateliers ne permettaient pas de construire un récit ni de faire émerger des personnages.
C’est alors que Jonathan Vaudey de l’association Les Lucioles du Doc nous a parlé de leur projet d’organiser des ateliers constituants avec trois groupes, des lycéens, des détenus et des femmes immigrées. Le dispositif qu’il se proposait de mettre en œuvre correspondait exactement à ce que nous cherchions. Il durerait un an, les participants (tous volontaires) seraient les mêmes, il devrait aboutir à un texte collectif final.
Jonathan et Les Lucioles font un travail d’éducation populaire à partir du cinéma documentaire. Ils avaient diffusé nos films précédents dans le cadre de leurs activités et nous nous connaissions. Mais ils ne souhaitaient pas que nous filmions ces ateliers qui étaient pour eux expérimentaux.
Par ailleurs ils intégraient dans leur propre dispositif des tournages vidéos pour communiquer d’un groupe à l’autre et ces tournages pourraient in fine constituer la matière d’un film collectif.
Pas question pour eux d’autoriser un autre tournage que le leur.
C’est un classique du cinéma documentaire. Pour nous en tout cas, presque chaque film a commencé par un refus des protagonistes ou de l’institution d’accueillir notre tournage !
Nous avons insisté pour « juste voir » (avec une certaine mauvaise foi…) et Jonathan a accepté notre présence en tant qu’observateurs. C’était peu mais nous n’avions rien à y perdre. Cela nous aiderait à confirmer ou non notre propre désir et, au cas où ça se débloquait de leur côté, ça nous permettait de réunir la matière nécessaire à l’écriture d’un scénario pour chercher des financements.

Nos premiers repérages nous ont confortés dans l’idée que non seulement il y avait un film possible, mais que ce film serait bien plus insolite que ce que nous avions imaginé. La rencontre avec les détenus de Fleury Mérogis en particulier nous avait scotchés : leur capacité d’invention, leur liberté intérieure, leur culture, tout en eux était à des lieues des représentations classiques de prisonniers.
Nous avons écrit un premier texte d’intention d’une dizaine de pages que nous avons déposé à l’aide à l’écriture au CNC et à la Région Ile de France début 2017.
En même temps nous commencions l’écriture du scénario dont nous aurions besoin pour l’Avance sur recettes et l’aide à la production d’Ile de France. Ce scénario prenait la forme d’une continuité dialoguée rédigée à partir de ce que nous voyions et entendions au cours des séances d’atelier et de nos propres réflexions en cours.
Et nous continuions à observer l’évolution du travail et des relations au sein des trois groupes et entre eux. Ce temps de repérages et d’écriture a été extrêmement fécond. Bien sûr nous étions dans l’incertitude sur la faisabilité du film (Les Lucioles accepteraient-elles finalement ? Y aurait-il une deuxième édition de ces ateliers, sans laquelle rien ne serait possible ? Trouverions-nous l’argent ?)
Mais nous étions portés par l’adéquation magique entre ce que nous avions espéré et la réalité que nous découvrions. Nous sentions qu’il y avait là un film à faire qui n’avait jamais été fait ! Et nous savons par expérience que ce désir est communicatif…

PRODUCTION
Nous nous lancions dans l’aventure avec notre petite société de production Les Films du Parotier. Catherine Bizern qui nous accompagne sur nos films depuis de nombreuses années, serait notre productrice maison. Elle était assez disponible à ce moment-là et s’occuper de la production de notre film l’intéressait.
En avril 2017 nous avons reçu une réponse négative des deux commissions d’aide à l’écriture.
En juin nous avons déposé notre scénario d’une cinquantaine de pages à l’Avance sur Recettes ainsi qu’à la région IDF.
Entre temps, nous avions avancé sur plusieurs plans.
Les Lucioles du Doc avaient finalement accepté que nous filmions (après un examen de passage auquel nous avait soumis un juré composé d’une vingtaine de jeunes « lucioles »!)
C’est même notre projet de film qui les avait décidés à entreprendre une deuxième édition de leurs ateliers – choix sur lequel ils avaient hésité à cause de leur manque de moyens.
Et Jonathan ne serait pas seul dans l’aventure. Une nouvelle venue, Léa Aurenty, venait d’être engagée par l’association pour mener à bien le projet avec lui. Nous avions gagné un personnage de plus et Léa nous plaisait beaucoup…
Par ailleurs nous avions avancé sur le contenu du film.
Depuis le début il nous semblait qu’il manquait un enjeu à cette histoire d’atelier.
C’était d’ailleurs ce qu’avait exprimé assez crument une des lycéennes: « M’sieur ! C’est quoi votre truc, c’est seulement une activité ? Parce que si c’est juste une activité, moi j’arrête ! ».
En en parlant avec Jonathan et Léa l’idée d’aller plus loin dans le projet et de répondre ainsi à la question de la lycéenne s’est concrétisée.
Le nouveau projet serait non seulement de parvenir à une ré écriture collective de la Constitution mais aussi de rencontrer les députés de la commission des Lois pour leur proposer ce texte.
Nous avions intégré ce nouvel élément dans notre scénario sans savoir si la rencontre projetée avec les députés aurait lieu ou non. En un sens peu importait. Il suffisait que l’enjeu existe pour que cela donne un sens beaucoup plus fort à leur travail et donne matière à un suspense et à des rebondissements.
Les scénarios déposés, tout devenait urgent : nous étions en juin 2017 et nous visions un début de tournage en septembre, date à laquelle Jonathan démarrerait sa deuxième édition avec de nouveaux participants – dans le même dispositif et les mêmes lieux.
Côté production nous nous sommes alors associés avec Patrick Sobelman d’Agat films/Ex Nihilo avec lequel nous avions déjà co-produit avec bonheur « Les règles du jeu ». Nous serions coproducteurs délégués.
Nous n’avions toujours pas un sou. Mais tout le monde était partant ! Nous avions même un co-producteur suisse, Michel Bulher d’ADDOK Films.
A la fin de l’été nous avons reçu une série de réponses négatives : de l’Avance sur Recettes, de la Région IDF et d’ARTE.
Nous avons repoussé de trois mois le début du tournage et nous avons modifié notre scénario, après avoir obtenu une dérogation pour nous représenter à l’Avance et à la Région.
Nous tenions compte des réserves faites par les lecteurs (qui en gros ne croyaient pas qu’une rencontre avec les députés soit possible et du coup ne marchaient pas dans l’avancée du récit ) en renforçant les personnages, leur travail et leurs relations mais sans renoncer à la rencontre à l’Assemblée nationale.
En Suisse notre projet avait obtenu un financement de 60 000€ …Mais nous n’avions pas la part de financement français suffisante pour monter un dossier de co-production ! La rage au cœur, nous avons dû renoncer à l’apport suisse.
Par ailleurs nous avions fait lire le scénario à plusieurs distributeurs et de ce côté là l’intérêt pour Nous le peuple était évident.
Les films du Losange d’une part et Epicentre d’autre part étaient prêts à distribuer le film.
Epicentre mettait d’emblée un à valoir de 30 000€, Le Losange ne mettait pas un sou. On a donc choisi Epicentre.
Cet apport était le seul financement dont nous disposions à ce stade. Il nous permettait d’assurer l’essentiel des frais de tournage et de verser un minimum de salaire à Jonathan en tant qu’assistant réalisateur à mi-temps et à Pierre Carrasco notre ingénieur du son sans qui ce tournage n’était pas envisageable. Nous avions affaire à un film de parole et la qualité du son était primordiale. Or les lieux où nous filmerions étaient extrêmement ingrats pour l’image mais aussi pour le son : résonnance métallique et rumeur de la prison, passages d’avions chez les femmes de Villeneuve Saint Georges…Il nous fallait un très bon ingé son, capable de percher des heures sans craquer et en faisant du son stéréo…
C’est dans ces conditions de production incertaines, avec le seul apport du distributeur, que nous avons pris la décision avec Patrick et Catherine de lancer le tournage, sachant que si nous n’obtenions pas davantage de financement nous devrions pour finir le film en partager le coût sur nos fonds propres.

RÉALISATION
Le tournage s’est déroulé sur huit mois entre décembre 2017 et Juillet 2018.
Un tournage épuisant à cause de l’incertitude où nous avons été jusqu’au bout de ce qui se passerait in fine à l’Assemblée nationale, un tournage où notre état d’esprit changeait au hasard des différentes journées : déprimés lorsque les lycéens nous opposaient leur bien-pensance, excités avec les détenus dont chaque idée, chaque réaction nous surprenaient, bouleversés par les femmes de Villeneuve, submergés par cette réalité folle et désordonnée avec laquelle nous nous battions pour en extraire notre propre vision…
Pendant ce temps nous continuions à chercher des financements.
Nous étions reçus par les membres de la commission Images de la diversité qui avait soutenu nos films précédents. Et là encore nous nous sommes heurtés à un mur d’incompréhension (« Vous croyez vraiment que des députés vont recevoir ces gens? »…« Et pourquoi aller chercher des détenus pour écrire une constitution ?») et notre demande a été rejetée.
Idem pour l’Avance sur recettes et l’Ile de France. Avec toujours les mêmes incompréhensions, la même incrédulité sur l’importance d’un tel sujet et de cette vision du politique…
On se voyait déjà en train de racler les fonds de tiroir pour finaliser le film…
C’est à ce moment-là que la bonne nouvelle est arrivée : Ciné + s’engageait à nos côtés.
Bruno Deloye s’était intéressé au projet dès le premier scénario mais des problèmes internes à Canal+ avaient suspendu sa réponse. On n’y croyait plus.
Après un silence de plusieurs mois, il venait enfin confirmer un préachat de Ciné+ de 50 000€. Le montage était sauvé !
Toutefois le salaire que nous pouvions proposer à notre chef monteuse n’était pas suffisant et elle ne pouvait l’accepter malgré son désir de travailler sur ce film. Nous avons alors choisi d’engager une jeune femme dont ce serait le premier montage : Emeline Gendrot que nous avions rencontrée alors qu’elle synchronisait nos rushes à Polyson comme assistante-monteuse. Elle parlait des rushes avec un enthousiasme et une curiosité qui nous ont convaincus.
Nous ne l’avons pas regretté.
Nous avons commencé le montage en octobre 2018 chez Julie Gayet (Rouge international) qui nous accueillait à prix modique pour le montage.
Nous étions en plein dérushage lorsque le mouvement des Gilets jaunes s’est déclaré. Nos journées sont devenues doubles : lorsque nous rentrions le soir, les infos prenaient le relais de ce que nous avions visionné le jour !
Quel bonheur ! L’Histoire offrait tout à coup un écho aux paroles de nos trois groupes. Notre intuition de la nécessité d’un « retour du politique » se trouvait confirmée. Nous avions raison d’y avoir cru, d’y croire encore.
Le montage tout entier s’est déroulé en parallèle au mouvement des gilets jaunes. Dans quelle mesure cette actualité nous a-t-elle influencés dans nos choix ? C’est difficile à dire. Sauf peut-être s’agissant de la dernière séquence du film où les femmes de Villeneuve, blessées par le refus de la Présidente de la commission des Lois de les recevoir, brûlent sa lettre de refus…
Violence qui préfigurait bien d’une certaine façon la violence du refus d’entendre ce que les Gilets jaunes criaient chaque samedi…
Le montage proprement dit a été un grand bonheur. Bonheur d’avoir réalisé notre « projet de cinglés », d’avoir tenu bon sur notre désir, notre vision de départ. Car une chose était certaine : qu’on aime ou pas ce que le film raconte, ce qu’il propose comme vision du politique est incontestablement ouvert et joyeux !

DIFFUSION
En avril 2019 le film était terminé.
Nous l’avons soumis à l’Avance sur recettes après réalisation et cette fois-ci il a été très apprécié ! L’avance obtenue a été fixée à 100 000 euros. De quoi payer les compléments de salaires auxquels nous nous étions engagés vis-à-vis de nos collaborateurs et de quoi nous rémunérer en tant qu’auteurs.
Fin avril le film a été montré pour la première fois en public au festival International de La Rochelle. Puis aux Etats Généraux de Lussas où il a reçu un accueil enthousiaste avec une standing ovation de plusieurs minutes !
Marie Bigorie d’Epicentre a montré le film à de nombreux exploitants enthousiastes eux aussi, qui se sont engagés pour une sortie en septembre.
Elle l’a proposé à l’AFCAE dont il a obtenu le soutien.
Nous avons obtenu également le partenariat et le soutien de la Ligue des Droits de l’Homme, de Médiapart, des journaux Le Monde et Politis, de Ciné+…
Nous le peuple est sorti le 18 septembre 2019 dans une cinquantaine de salles en France dont quatre salles à Paris.
Contrairement à ce que nous attendions et à ce que le distributeur, les producteurs, les exploitants, tout le monde attendait, le public n’a pas été au rendez-vous dans les proportions espérées mais le film vit sa vie.
Une centaine de débats ont eu lieu. Nous ne les faisons pas tous. D’autres que nous se sont emparés du film : Jonathan, Léa et Ulysse des Lucioles du Doc, mais aussi Geoffrey (le détenu philosophe) qui a été libéré au moment de la sortie, Hassiba (la jeune fille qui brûle la lettre), certains lycéens et lycéennes et aussi Edwy Plénel, Charlotte Girard, Les Pinçon Charlot, François Ruffin, le Comité Adama…
Quels que soient les intervenants, les débats sont toujours riches et joyeux.
On nous dit que le film donne la pêche, qu’il surprend, qu’il change le regard qu’on peut avoir sur les personnes détenues ou les habitants des quartiers populaires, qu’il redonne le goût du politique.
Et c’est bien ce que nous voulions.