Rêveurs rêvés. Ruth Beckermann, Autriche, 2016, 89 minutes
D’où vient que ce film dégage une telle émotion ?
Du texte qui nous est présenté, la correspondance entre Paul Celan et Ingeborg Bachmann. Des lettres d’amour entre ces deux écrivains, le poète juif autrichien et la femme de lettres. Des lettres de passion. Mais aussi des lettres de séparation, d’éloignement. Séparation dans l’espace, lui à Paris, elle à Vienne, pour la majeure partie de cette correspondance. Mais aussi éloignement de leur vie, qui chacune suit son cours particulier. Vont-ils se retrouver ? peuvent-ils se retrouver ? Toute la tension qui émane de ces lettres tient dans la distance qu’il y a entre eux. Et il faut bien sûr entendre le mot distance dans tous ses sens. Une distance qui ne pourra que s’accroître au fil du temps. De longues années, plus de vingt ans. Mais une distance qui ne pourra les séparer complètement. Jusqu’à leur mort.

Mais il y a plus. Il y a les acteurs. L’actrice et l’acteur. Qui lisent les lettres de Ingeborg et de Paul, devant les micros d’un studio d’enregistrement sonore. Chacun à tour de rôle nous donne à entendre ces lettres qui se répondent et qui tissent le film d’une vie. Une vie d’amour et de séparation.

Et par le jeu de leur diction – la perfection de la diction – nous entrons dans cette vie, dans cet amour, dans le désir de la rencontre, dans la souffrance de la séparation et les incompréhensions qu’elle suscite.

Mais il y a plus. Car nous sentons que peu à peu les acteurs entrent de plus en plus dans les deux personnages dont ils sont en train d’oraliser, d’exprimer -mais de jouer -les sentiments, l’amour et la souffrance. Peu à peu ils deviennent Paul et Ingeborg. Et cela bien sûr est dû à leur qualité de comédiens qui se concentrent au maximum sur leur texte, sur son sens. Mais pas seulement.

Car nous sommes dans un film et non dans le studio d’enregistrement (ou sur une scène de théâtre). Et donc cette présence du poète et de l’écrivaine – la présence de leur séparation – qui s’incarne dans la proximité entre l’actrice et l’acteur, est due à la qualité du filmage – à la perfection du filmage. Ces gros plans – des très gros plan même parfois – sur les visages, leur voix qui est comme matérialisée dans l’image et ces moments de silence où la concentration est visible, palpable.

La comédienne te le comédien sont rarement filmés ensemble dans le même plan. Car bien sûr quand les auteurs des lettres écrivent ils sont séparés. Mais le travail de la comédienne et du comédien n’est si pertinent que parce que l’autre à qui ils s’adressent est là, présent dans le studio, tout près devant son propre micro. Une présence que concrétise à chaque plan, leur regard. Pas une fois ils ne regardent la caméra. Leur regard est toujours dirigé vers l’autre, celle et celui à qui la lettre est adressée.

Rarement nous quittons cette situation d’enregistrement. Une seule fois un homme – technicien, ingénieur du son, producteur ? – intervient pour régler les micros. Dans un autre plan, il y a quelques personnes présentes dans la cafétéria où les deux acteurs se rendent. Mais pour tout le reste – pour pratiquement tout le film donc – nous ne sortons pas de leur face à face dans le studio. Un studio que nous ne quittons que pour de brefs moments de pose, où – souvent assis côte à côte – ils fument une cigarette, se détendent. Rarement ils commentent la relation de Paul et Ingeborg, leurs sentiments. Ces sentiments, les ressentent-ils l’un pour l’autre ? Ils ne le disent pas. Mais leur proximité tout au long du film, et la façon dont ils sont filmés, ne peut que nous le suggérer.

Au fond, ce film sur une correspondance amoureuse est surtout un film sur le travail des acteurs. Sur leur technicité dans le travail de diction bien sûr. Mais surtout sur ce que c’est qu’être acteur. Sur l’inévitable interférence entre leur propre vie et celle des personnages qu’ils incarnent, et qu’ils rendent présents seulement par les textes qu’ils lisent. Si leur lecture est si expressive, si chargée d’émotion, c’est bien parce qu’ils vivent dans ce travail en commun quelque chose de commun, de l’ordre de l’émotion. Et c’est bien cela le sujet du film.