I COMME ITINERAIRE D’UN FILM – MES VOIX de Sonia Franco

Analyse d’une expérience

1/ Contexte.

 Lorsque je commence à avoir l’idée de ce film, en 2015, cela fait deux ans que j’ai terminé ma formation de montage à la Fémis. En 2015, au retour d’un voyage de quatre mois en Colombie, je décide de me lancer dans la réalisation de mon premier film documentaire, dont l’envie m’habitait depuis plusieurs mois déjà. Au départ de cette, c’est ma rencontre en 2015 avec Anissa, le personnage principal de ce film-portrait. Nous devenons amies, elle me raconte sa vie, qui me rappelle à plusieurs égards celle de ma propre mère, et surtout, elle me parle beaucoup de sa grand-mère Takia, à laquelle elle porte un amour hors-norme, absolu. L’objectif de cette démarche était donc de réaliser ce film que j’avais en tête – même si, dans le domaine du documentaire, la réalisation du film même s’apparente à une recherche, plutôt que de partir en tournage avec une idée déjà à peu près fixée -et de voir si j’étais capable de me confronter à cette démarche qui m’effrayait un peu. L’enjeu personnel que je poursuivais était double: à la fois, créer un film, partager l’histoire d’Anissa, le personnage principal du film qui me bouleversait et que j’avais envie de pouvoir partager avec un public, et sans doute aussi, m’affirmer à moi-même que je pouvais être légitime à réaliser des films.

2/ Conduite du projet.

La réalisation de ce film a été un voyage au long cours de trois ans. Au départ, je rencontre Anissa en 2015, nous devenons proches, elle me raconte sa vie.

•Premiers repérages sonores : Je pense d’abord à ce film de manière absolument solitaire, sans accompagnement. Puisque j’ai déjà expérimenté la création sonore, plus légère et immédiate que le film, je commence par là : j’accompagne Anissa à Sartrouville, chez Takia, sa grand-mère, et à les enregistrer au son, alors qu’Anissa cuisine un couscous sous les directives de sa grand-mère. Cette première approche est transformée en une petite création sonore de six minutes, sélectionnée au festival Longueurs d’Ondes à Brest en 2016.Cette première création s’apparente pour moi à une première forme de repérage, une première approche des personnages et du lieu principal du tournage, l’appartement de la grand-mère d’Anissa à Sartrouville. C’était aussi des repérages dans le sens où je me mettais au travail d’essayer de mettre à jour ce que je voulais travailler, questionner avec ce film.

J’ai choisi de l’enregistrer dans ce moment-là parce qu’elle m’avait beaucoup parlé du fait que la relation avec sa grand-mère était basée sur des rituels, dont celui de cuisiner ensemble, que c’était un peu un jeu aussi car elle faisait souvent semblant de ne pas savoir « bien faire » pour que sa grand-mère lui explique…ça me permettait de commencer à travailler la mise en scène de cette relation qui allait être au cœur de mon film. Cette création est plutôt du point de vue d’Anissa, on est surtout avec elle et ce qu’elle raconte, on entend sa grand-mère qui lui parle en arabe, et j’ai fait le choix de ne pas doubler ces moments, parce que j’avais envie qu’on entende vraiment les deux langues, et je trouvais ça intéressant que l’auditeur soit dans cette position de devoir un peu deviner, parce que souvent quand on est bilingue (moi je parle espagnol par exemple), on mélange en fait les deux langues dans le quotidien. Ça ne me semblait pas du tout intéressant de doubler la grand-mère avec une autre voix (comme c’est l’usage à la radio), parce que je trouvais que ce n’était pas tellement le sens littéral de ce qu’elle disait qui était important, en général on comprenait et on déduisait le sens de ses échanges avec Anissa car elle lui répondait en français. J’avais envie de retransmettre ce jeu entre les langues. Ce qui m’intéressait c’était la question de la double culture, du rapport à la tradition, du rapport entre générations. Anissa a eu un parcours marqué par une rupture familiale avec ses parents assez jeune et du coup elle a fait sa vie un peu toute seule, elle s’est construite de manière assez libre mais elle a toujours un attachement très fort à sa grand-mère, même s’il y a beaucoup de choses de sa vie qu’elle ne lui dit pas du tout parce que sa grand-mère ne comprendrait pas. Je commençais à percevoir un personnage, qui était dans une sorte de «zone grise » où elle ne disait pas tout. Ce petit tournage sonore m’avait permis de rencontrer la grand-mère, de visualiser aussi son appartement, l’endroit où elle vivait, bref de pouvoir projeter le film de manière moins fantasmée. Je rencontre alors, par des amis communs, Thomas Carillon, un jeune producteur qui vient de fonder sa société de production, Wrong Films, et qui cherche des auteurs. Il a écouté mes carnets de voyage sonores réalisés lors de mon voyage en Colombie, il a été touché, et le peu que j’ai écrit à propos du film, ainsi que la petite création sonore réalisée avec Anissa et sa grand-mère, l’intéresse. Il me propose de devenir producteur du film et d’accompagner son écriture, sa réalisation et la recherche de financement. C’est un pas très important pour moi : le fait qu’une autre personne, sans être proche de moi, croie dans mon envie de film et ait envie de le voir aboutir, je prends cela comme un signe, un encouragement. Je commence au printemps 2016 à tourner des images de repérages avec Anissa et sa grand-mère. J’ai un Canon 7D, un Zoom, Thomas me trouve un monopode, et je pars en tournage, plusieurs fois, seule. Je filme ces deux femmes dans le petit salon d’un appartement de Sartrouville, qui parlent en arabe, cuisinent, discutent, regardent la télé, font la sieste. Je deviens petit à petit plus assurée avec la caméra, dans l’intimité de mes personnages. J’aime prendre le temps, laisser tourner la caméra pendant de longues minutes une fois le cadre fixé.

Je continue à préciser la forme du film dans l’écriture, et dépose plusieurs demandes d’aide à l’écriture (FAIA du CNC, Images de la diversité, SCAM-Brouillon d’un rêve). Ces demandes n’aboutissent pas, mais l’écriture est pour moi un moyen de préciser le projet du film. La question qui m’agite, c’est d’arriver à faire ressentir au spectateur l’intériorité d’Anissa, qui passe son temps à faire le grand-écart entre sa grand-mère et le reste de sa vie. A partir de nos entretiens, que j’enregistre au son, où elle se confie à moi, je commence à écrire des textes, une voix-off, qui rythmera le film. Je décide de tourner le film en 4/3, format qui me semble plus adapté aux petits espaces que j’ai à filmer (la chambre d’Anissa, le salon de Takia), et qui me permet d’être à la bonne distance des personnes que je filme tout en donnant au spectateur une sensation de proximité. Et puis la vie se charge de nous faire un cadeau qui comptera beaucoup pour Anissa et pour le film : elle est prise dans une pièce d’Ahmed Madani, F(l)ammes, où, parmi neuf autres jeunes femmes, elle parle de son histoire familiale sur scène. Cet évènement donne un coup d’accélérateur au film : en effet, le travail avec le metteur en scène cristallise les enjeux que je pressentais dans la trajectoire d’Anissa. Nous testons ensuite avec Thomas le tournage avec une équipe réduite, notamment sur le lieu de travail d’Anissa, qui occupe régulièrement le vestiaire du Cabaret Sauvage, une salle de concert dans le parc de la Villette. Mais entre la fin 2016 et la fin 2017, c’est majoritairement seule que je filme Anissa, plusieurs fois par mois, chez elle, chez sa grand-mère, ou lors des répétitions de la pièce. Ces sessions de tournage s’accompagnent d’une réflexion sans cesse renouvelée sur la forme du film, la narration qui se dessine. C’est tout l’enjeu du documentaire, et surtout de la forme du portrait, où l’on attend une narration tendue, une trajectoire lisible du personnage principal. Ainsi, je suis passée d’entretiens enregistrés uniquement au son aux entretiens filmés, qui ont longtemps constitué une part importante du film, pour finalement exister sous forme de voix-off écrites à partir des mots d’Anissa. Le tournage n’est pas encore terminé, mais nous commençons déjà des sessions de dérushage avec la monteuse, Marie Molino, une ancienne camarade de la Fémis. La difficulté étant qu’il faut attendre le sous-titrage des séquences en arabe pour pouvoir visionner les scènes entre Anissa et sa grand-mère. Le fait de pouvoir visionner les rushes tout en continuant à tourner nous permet de sentir le film qui se construit, les directions à chercher au tournage, les nœuds narratifs…En parallèle, nous éprouvons, avec mon producteur débutant, la difficulté du financement d’un premier film documentaire. En effet, pour avancer dans la conception du film et pouvoir écrire des dossiers convaincants, il faut souvent déjà avoir commencé à tourner. Dans le cas de « Mes Voix », le film et l’idée que je m’en faisais ont considérablement évolué à travers les événements de la vie d’Anissa. Ainsi, assez tôt, Thomas a mis du matériel à ma disposition pour que je tourne le film sans avoir à attendre des financements incertains. Le film a obtenu en 2018, après une seconde tentative, le soutien de la bourse « Brouillon d’un rêve » de la SCAM (6000 euros), puis en 2019, le soutien du département de la Seine-Saint-Denis via son Aide au film court (15000 euros). Ces aides, assez sélectives, m’ont rassurée quant à la qualité du film, à sa capacité à trouver un public et à pouvoir être diffusé par la suite, sur un marché extrêmement compétitif…

Par ailleurs, ce que ce film m’a apporté comme expérience fondatrice, c’est le travail avec des collaborateurs : tant avec le producteur Thomas Carillon, qui a été très impliqué dans le processus du film jusqu’à la fin, qu’avec la monteuse, Marie Molino, rencontrée sur les bancs de la Fémis, avec qui nous avons travaillé pendant quasiment un an. Nous avons fait plusieurs sessions de visionnement pendant les derniers mois du tournage. Puis le montage à proprement parler a commencé en février 2018 pour se terminer en novembre2018 (avec quelques interruptions). Malgré ma formation de monteuse, j’ai vraiment été soulagée de pouvoir m’appuyer sur le regard et le savoir-faire d’une autre personne. Non seulement parce qu’après un an et demi de tournage en solitaire, j’étais quelque peu épuisée, mais également parce qu’en raison de ma proximité avec Anissa, il était parfois difficile pour moi d’avoir le recul nécessaire à la construction du film. Cette collaboration heureuse s’est prolongée avec d’autres techniciens de post-production : Thomas Robert au montage son, et Niels Barletta au mixage, qui se sont tous deux impliqués quasi-bénévolement pour le film. Cette première expérience de réalisation m’a beaucoup appris. J’ai découvert ainsi que j’aimais cadrer, même si mon manque de technique a pu parfois me limiter. Mais pour moi, le geste de filmer est celui qui crée la relation à l’autre, à la personne qui devient personnage sous notre regard. La solitude de ces tournages m’a aussi amenée à endosser plusieurs casquettes : prévoir la logistique, les batteries, le déchargement des cartes, le transport….choisir mes cadres, savoir où poser l’enregistreur de son pour capter au mieux les paroles des personnes filmées…et bien sûr, quand déclencher la caméra, quand l’arrêter. D’autre part, hors du processus de tournage, j’ai pu éprouver le temps long de la réflexion liée au film en train de se faire : d’un côté, le travail d’écriture permettant de poser des mots sur des intuitions, d’expliciter les émotions qui président au désir de film ;de l’autre, la confrontation à la matière existante, le processus de naissance du film pendant le montage, le trajet qui commence au visionnement des rushes, l’émotion qui y naît, et la lente immersion au cœur du récit qui se construit petit à petit, tâchant de préserver cette émotion brute des rushes en la sculptant au sein d’un trajet compréhensible et captivant pour le spectateur. Ainsi, une des questions majeures du montage, qui ne s’est résolue qu’à la toute fin, a été celle de la place de la parole d’Anissa, frontale à travers les entretiens filmés, ou bien plus subtile à travers les voix-off. C’est cette deuxième option que nous avons finalement choisie, mais je pense qu’aujourd’hui, il me reste une frustration face à l’homogénéité de la forme finale du film, frustration qui est également un moteur pour mes envies d’autres réalisations.

 La diffusion de Mes Voix a été, pour l’instant, une source de grande satisfaction, et j’espère que le film n’a pas terminé sa carrière : après une première projection au festival de Douarnenez à l’été 2019, ainsi qu’une diffusion aux Etats Généraux du documentaire à Lussas, dans le cadre de la journée de programmation de la SCAM, le film a été sélectionné dans les festivals suivants :

 –Cinébanlieue, section Panorama (Saint-Denis)

–Le monde au coin de la rue (Grenoble)

–Panorama du cinéma du Maghreb et du Moyen Orient (Seine-Saint-Denis)

–International Film Festival de Rotterdam (Section Bright Future Mid-Length)

–La Première Fois, festival du premier film documentaire (Marseille)–Les Rencontres d’AFLAM (Marseille)

–Côté Court, section Panorama (Pantin)

–Festival du Moyen-Métrage de Brive.

 Et dans le cadre de l’Aide au Film Court de Seine-Saint-Denis, de nombreuses projections sont organisées dans les cinémas du 93 et dans des centres sociaux, médiathèques, prisons…Je peux ainsi directement échanger avec le public du film, pour mon plus grand plaisir !

Sonia Franco.

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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