I COMME ITINERAIRE D’UN FILM – Mille fois recommencer de Daniela de Felice.

 La naissance du film.

Au départ, il y a un attachement au lieu et à sa culture. Une partie de ma famille habite à Carrara et depuis ma plus jeune enfance, ces paysages sont un peu les miens. Avec leur âpreté, leur histoire et leur beauté. En septembre 1990, à 13 ans, j’ai commencé des études dans un lycée artistique en Italie. J’ai passé quatre années à étudier les grands peintres et sculpteurs, quatre années plongée dans les livres d’anatomie artistique et de perspective, des centaines d’heures à dessiner d’après modèle. À 17 ans, j’ai obtenu mon bac «Histoire de l’art et Création » et je suis partie à l’étranger étudier le cinéma. Ces quatre années de mon adolescence ont été fondamentales dans ma vie. La liberté créatrice et l’atmosphère de l’Accademia continuent à m’accompagner depuis vingt ans. J’y ai appris la rigueur du geste et une sorte de discipline de sportif de haut niveau, à travers le dessin, le modelage, la connaissance de l’histoire de l’art… Il s’agissait d’une formation certes très traditionnelle mais aussi très concrète, avec une attention et un plaisir pour la technique. Cela m’est encore très utile aujourd’hui dans ma pratique du cinéma documentaire. L’aventure de Mille fois recommencer s’est inscrite dans un moment précis de ma vie. Mes filles s’interrogeaient sur leur orientation professionnelle, dans les affres de parcours sup. Elles avaient le désir d’une vie de création, entourées de camarades persuadés que ce n’était pas un vrai métier. Ainsi, j’ai eu envie de filmer le pari de la création chez de jeunes artistes en devenir et j’ai décidé de dédier ce film à Anouk et Costanza. Les personnages du film viennent à peine de quitter leurs parents et, pour certains d’entre eux, leur pays. Loin de tout, ils se plongent dans l’apprentissage de la création. Ils sont à la fois pleins d’énergie, happés par le bouillonnement du travail, et aussi pleins d’interrogations, d’inquiétudes et d’espoirs. En les observant, j’ai senti que je pouvais raconter le moment d’une métamorphose, entre l’utopie, l’idéal, l’ambition personnelle de départ et la rencontre avec la matière brute ; comme une métaphore de notre confrontation au réel. Raconter l’aventure de jeunes qui s’engagent dans une voie artistique, au futur souvent laborieux et parfois misérable. La force de notre désir suffit-elle à nous donner un métier, une place ? Lorsqu’on cherche des synonymes du mot métier, on trouve les termes rôle, état ou fonction, mais aussi le mot art… Le film interroge la question du travail et la façon dont à la fois, il nous assigne à une place préétablie par la société, mais aussi il nous transcende. Les étudiants que j’ai filmés ne pourront pas tous vivre de leur métier d’artiste. Le film vient simplement observer un pari, un engagement de jeunesse, chargé de rêves et d’espoirs, porté par le plaisir matériel de la création et la transmission des gestes par les professeurs. Le travail artistique demande une abnégation et des sacrifices importants. Mais c’est avant tout une question de foi : les heures de travail et de conception n’assurent en rien la bonne fin. Rien ne garantit qu’une fois terminée, l’œuvre sera entourée d’une aura nécessaire, de cet état de grâce qui détermine la puissance d’une œuvre. Le rapport au temps est tout à fait particulier à l’Accademia. Le travail est lent parce que la technique l’exige. Suivre avec calme les changements et les gestes est un atout cinématographique. Cela me faisait penser à l’un des préceptes de la pédagogie décrite par Rousseau dans L’Émile : « Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de l ’éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. »

Réalisation

L’image est signée par Matthieu Chatellier, réalisateur et chef opérateur. Notre collaboration est un compagnonnage de vingt ans. Complices dans la vie et le travail, nous venions d’achever La Mécanique des corps, réalisé et filmé par Matthieu et dont j’ai fait le montage. Pour Mille fois recommencer, nous avons travaillé à deux, Matthieu à la prise de vue et moi à la prise de son. Nous étions très mobiles et les tournages assez éprouvants. Les ateliers sont des lieux pleins de poussière et de vacarme. Le matériel souffrait de ces conditions un peu extrêmes. Nous avons filmé – en plan rapproché – le rapport sensuel entre les mains et la matière encore brute. Les doigts qui guident les outils métalliques et tranchants. Les allers-retours du sculpteur autour de l’œuvre en devenir. Le rapport des corps à la matière. Je souhaitais capter les silences et les regards, les visages juvéniles des étudiants avec leurs mines concentrées. En contrechamps, je voulais montrer le visage attentif des enseignants, plus mûrs, avec les cheveux poivre et sel. La métaphore du miroir et du dédoublement de la figure humaine traverse les images. Les étudiants travaillaient sur l’autoportrait, ils sculptaient un double d’eux-mêmes en pierre. Peu à peu, une figure humaine émergeait du bloc. Lentement, les traits prenaient une forme de plus en plus lisible et bientôt, une œuvre solide et impérissable fixait le visage et l’attitude de son auteur dans une sculpture qui lui survivra. En libérant leur double de pierre, les jeunes étudiants semblaient mûrir eux-mêmes. Avec la monteuse Mona-Lise Lanfant, nous avons travaillé dans le cadre d’une résidence à Périphérie. Le regard et l’expérience de Mona, mais aussi l’accompagnement de Périphérie, ont été essentiels. Le film se construit à travers deux mouvements temporels. Le premier est linaire : Nous suivons la progression du travail des étudiants. La narration suit leurs repentirs, leurs ratés et leurs conquêtes. Les jeunes gens se métamorphosent au fur et à mesure de l’année scolaire, rythmée par les devoirs à faire, les examens, les remises de travaux et les enjeux scolaires habituels. Le deuxième mouvement du film est cyclique : Ce que les personnages vivent s’inscrit dans une continuité. Le caractère même de l’institution les place dans une répétition éternelle. Des jeunes ont appris la sculpture ici il y a trois siècles, d’autres le feront peut-être dans trois siècles. Les étudiants sont inscrits dans une temporalité qui les dépasse, qui nous dépasse tous. Ils sont un chaînon dans une lignée qui fait peser une tradition intimidante sur un débutant qui doit faire ses preuves, qui doit innover, être iconoclaste et inventif. Le décor de l’académie où se sédimentent les différentes époques, porte cette question de l’héritage et des attentes. Bas-reliefs romains, fresques de la renaissance, esclaves de Michelangelo, maquettes de Canova. Au loin, les carrières millénaires surplombent les ateliers, pleines de leurs mythes écrasants. Le marbre qui s’est formé avant l’existence de l’être humain est le matériau des œuvres qui nous survivront. Les enseignants sont les gardiens de ce mouvement cyclique. Leur attitude et leur âge nous racontent qu’ils sont conscients de cette répétition inéluctable. Ils n’ont plus l’éclat dans les yeux, l’enthousiasme des débutants. Ils avancent dans un réalisme parfois un peu désenchanté. Ils ont été des étudiants, ils sont des enseignants et un jour prochain, ils partiront à la retraite et d’autres viendront.

Production.

L’Institut Français m’a octroyé une bourse Louis Lumière et j’ai obtenu la bourse Brouillon d’un Rêve de la Scam. Ces soutiens ont été essentiels pour démarrer les premiers tournages. Cécile Lestrade et Elise Hug d’Alter Ego Production et l’association Nottetempo m’ont accompagnée dès le début. Un coproducteur italien Roso Film s’est ensuite joint au projet. Ce film existe aussi grâce aux partenaires financiers qui ont bien voulu le soutenir. L’engagement de Vosges Tv a été décisif. Sans l’aide de cette chaine audacieuse et curieuse, le film n’aurait pas vu le jour.

La critique du film

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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