I COMME ITINERAIRE d’un film :The last Hillbilly de Thomas Jenkoe et Diane-Sara Bouzgarrou.

Une idée comme point de départ. D’où vient-elle ? Et comment chemine-t-elle, a-t-elle cheminé, dans l’esprit du cinéaste ? Quel chemin a-t-elle parcouru ? Quel raccourci, quel détour a-t-elle emprunté ? Qu’a-t-elle croisé sur sa route ? Un livre, une musique, un tableau, un autre film …

Puis il faut passer à l’acte. Trouver de l’argent. Repérer des lieux, rencontrer des personnages, et bien d’autres choses qui vont constituer ce travail spécifique à ce film-là, et qu’on ne retrouvera dans aucun autre. Choisir que filmer et comment le filmer. Des images qui ne prendront souvent sens qu’au montage, lorsqu’elles rencontreront d’autres images.

Enfin il faut rendre compte de la rencontre avec le public, dans des festivals, des avant-premières, en VOD ou en DVD, et la sortie en salle ce qui, hélas, n’est pas offert à tous.

Un long cheminement, souvent plein de chamboulements, de surprises, et d’obstacles à surmonter. La vie d’un film.

1 Conception

Le film est né de la rencontre déterminante avec Brian, notre protagoniste. C’est lui qui est venu vers nous alors que nous séjournions dans le Kentucky en 2013. Nous avions choisi de nous rendre dans cet État car nous cherchions un endroit qui n’était pas cartographié par le tourisme et qui, de prime abord, n’intéressait personne. Le Kentucky correspondait à cela car c’est un État que les Américains traversent sans s’y arrêter.

Par miracle, Brian est présent dans le fast food où nous dinons et immédiatement un lien très fort, d’abord amical, se tisse entre nous après qu’il soit venu spontanément nous parler. Nous découvrons l’homme et presque simultanément, la puissance de ses textes.  À travers ses paroles et ses textes, Brian nous révèle sa passion pour son identité hillbilly (littéralement « le péquenaud des collines »). Nous sommes intrigués et intéressés par la manière avec laquelle il choisit d’assumer cette insulte et les stéréotypes qu’elle véhicule. Sans se dérober aux réalités désagréables qu’elle recoupe parfois, il essaie aussi d’en éclairer les aspects plus positifs afin d’en redéfinir le sens. Pendant sept ans, nous nous rendons chez lui, nous partageons son intimité, celle de sa famille, de ses proches, et le film naît peu à peu. Brian est magnétique et charismatique. Et ceux qui l’entourent se font écho de ce qu’il parvient à restituer avec acuité de ce qu’il observe au quotidien. Dans son sillon et à travers ses mots, nous découvrons la densité, la complexité de ce qui se joue dans ce coin de l’Amérique, dans les Appalaches, et nous entamons la création du film avec la volonté de plonger dans ses textes comme dans sa vie et celle de son clan.

Avant même de rencontrer Brian, nous voulions déjà faire un film tous les deux sur le territoire américain, dont l’histoire nous passionne et nous questionne. Nous sommes habités par la littérature américaine, celle de Faulkner, celle de Cormac Mac Carthy, celle de William Carlos Williams, ainsi que par l’œuvre photographique de Mark Cohen, qui a passé sa vie à photographier sa petite ville de Pennsylvanie. Il s’agissait, plus que le cinéma, de nos principales influences. Bien sûr, nous connaissons très bien les films américains, mais nous souhaitions apporter un regard nouveau, sans tomber dans l’exotisme ou l’attrait facile pour les grands espaces. Pour nous dépouiller de tout cliché, nous avons d’abord choisi de vivre en immersion totale avec Brian. Nous vivions dans son mobile home, chez ses parents, nous jouions avec les enfants, nous faisions les rondes dans la ferme avec le frère et le père de Brian, et c’est ainsi que nous avons appris à entrer dans leur intimité en leur faisant accepter notre présence, et notre matériel. L’impératif éthique allait de pair avec l’exigence esthétique. 

Ce qui nous a mu aussi dès le départ, c’est l’histoire violente de l’Amérique que nous avions explorée en tant que lecteurs et spectateurs et que nous avons pu éprouver en tant que personnes et cinéastes sur place. Les premiers colons sont arrivés en Amérique avec l’idée d’y fonder une « Nouvelle Jérusalem ». Et, au nom de cet idéal, ils ont perpétré un génocide, celui des indiens. Il y a une histoire de la violence qui accompagne la création des États-Unis, et l’Éden fantasmé n’a duré que le temps d’une traversée de l’Atlantique. C’est l’histoire d’une Chute qui n’a toujours pas pris fin. Cette faute originelle hante encore l’esprit des nouvelles générations et influe sur les comportements. Le film commence avec la présence des forces telluriques et des violences qu’elles charrient et qui impriment leur marque sur le territoire. La plupart des personnes que nous avons rencontrées dans l’est du Kentucky nous en ont parlé d’une manière ou d’une autre. On a senti que les gens du coin vivaient ça comme une fatalité dont elles ne parvenaient pas à se départir et c’est pourquoi on l’a intégré à la narration. Nous avons toujours souhaité que notre film soit contemporain mais intemporel, américain, mais universel, intime mais aussi collectif. Il est comme une photographie de ce qui se joue actuellement dans le monde, la sensation d’un vertige face à une catastrophe en cours, et filmer Brian et sa famille, c’était filmer un monde au bord du précipice, et cela a une résonance bien plus grande qu’un simple film dans un petit village perdu au fond du Kentucky.

2 Production

Nous avons commencé à travailler avec Jean-Laurent Csinidis et sa société Films de Force Majeure dès 2016. Notre conception commune du film résidait dans le fait d’aller régulièrement sur place, en repérages, afin de nous imprégner de la réalité de ce monde mais aussi pour procéder à des essais filmés. Chaque réécriture du projet a ainsi toujours concordé avec un séjour dans le Kentucky, et l’écriture s’est ainsi constamment nourrie de notre expérience du terrain, de nos observations et du travail de mise en scène que nous avons pu mettre à l’épreuve d’année en année. En tout, nous sommes restés sept mois avec Brian et sa famille. Nous y sommes allés au moins une fois par an, un mois, deux mois, quinze jours.

Jean-Laurent Csinidis avait une vision très claire de la production de notre film et il a toujours mis en œuvre un travail exigeant, ambitieux et réfléchi quant aux choix de production. Nous avons donc suivi un parcours de financement classique en s’appuyant d’abord sur les aides à l’écriture et au développement qui nous ont permis d’esquisser puis d’affirmer un point de vue, de nous projeter dans une narration et de réaliser également des essais afin de pouvoir entrer dans la création du film dès les repérages. Ceci a pu avoir lieu également grâce à la stratégie européenne qu’a mis en place notre producteur. Outre les aides nationales et régionales que nous avons pu obtenir en PACA et dans les Hauts-de-France, nous avons participé à beaucoup de programmes de type pitch ou lab : Eurodocs, dans le cadre duquel nous avons dû réaliser une séquence de 10 minutes à partir de nos rushes de repérages, le Pitching du Réel à Nyon (Visions du réel) puis le Holland Film Meeting du festival d’Utrecht. Cette stratégie s’est poursuivie durant le montage où nous avons participé au Work-in-progress du Festival des Arcs et lors de la post-production où nous avons obtenu le soutien financier du Doha Film Institute.

Ainsi chaque étape de la production, des premières aides à l’écriture jusqu’aux aides en post-production ont été réfléchies et envisagées afin de transformer ce film en une expérience cinématographique qui puisse toucher un large public. C’est ainsi que Jean-Laurent Csinidis a tenu à ce que nous passions l’Avance sur Recettes, donnant au film une ampleur qui a porté notre travail jusqu’à la sélection à l’ACID Cannes et nous a permis de trouver un distributeur et un vendeur international.

3 Réalisation

Nous avons choisi très vite, en accord avec notre producteur, de rapidement partir en repérages pour alimenter l’écriture de notre projet. Les demandes de subvention nous ont permis de renouveler le film, année après année, et de nous poser pour écrire après être toujours allés sur place en repérages. Nous apportions le matériel (image et son) afin de pouvoir mettre à l’épreuve nos intuitions de mise en scène. Nous étions très inspirés par la façon qu’a eu Terrence Malick de travailler la voix intérieure, et également sa manière de monter ses derniers films. Il y avait quelque chose qui nous paraissait juste, dans Tree of Life ou dans Knights of Cup, et qui résonnait avec notre approche à la fois de tournage et de montage. Il s’agissait d’entrer dans le mouvement des corps, d’entrer dans le sillage de Brian et d’aller à la rencontre de son être d’une manière elliptique et sensorielle. Nous avons donc beaucoup tourné en mouvement et nous avons acheté du matériel nous permettant d’être très mobiles et libres. Thomas tenait la caméra, Diane prenait le son, mais nous avions aussi envie d’attraper des images, des scènes à la volée, et c’est ainsi que Diane avait toujours sur elle un appareil photo de qualité, qui a permis d’enregistrer des scènes sur le vif, parce qu’elles émergeaient soudainement du réel. Le fait de vivre sur place, au sein de la famille Ritchie a été déterminant. Non seulement, cela nous a permis de nous intégrer au clan, de pouvoir nous familiariser avec chaque membre de la famille, de rencontrer leurs proches et de se faire une place privilégiée au sein de leur groupe. Cela nous a aussi permis de capturer une sensation du temps qui passe. Nous avons souhaité filmer l’essence de la vie dans les petits riens, embrasser tout un monde dans un mouvement, une réplique, dans un montage associatif, très peu intellectuel. C’est de cette manière que notre film a acquis une dimension de fresque sur le vivant, au-delà du sujet, au-delà de la spécificité de la situation géographique, politique et sociale rencontrée sur place. Le film est une fresque aussi car il parcoure les années : les enfants grandissent, la situation évolue et tout cela a pu être possible grâce à notre présence longue sur le même lieu de tournage et au sein d’un même groupe. Nous souhaitions être invisibles et ne tenir aucun rôle dans le film autre que celui de cinéastes. Ainsi nous avons suivi le quotidien de Brian et de sa famille et avons passé beaucoup de temps aussi sans caméra, à observer, à saisir le potentiel dans les différentes situations dont nous étions témoins. La scène où Brian et son frère dépoussièrent les cerfs est un bon exemple : nous étions allés diner chez Dwight et nous les avons vus qui dépoussiéraient les trophées de chasse. L’année d’après lorsque nous sommes revenus, nous avons proposé à Brian et à son frère de refaire ce que nous avions observé, ce qu’ils ont accepté. Nous avons laissé tourner, laissant Brian et Dwight oublier la caméra et vivre la scène spontanément, et nous leur avons proposé d’évoquer la mort de leur frère, puisque Dwight possédait le premier cerf que chacun de la fratrie Ritchie avait tué quand ils étaient jeunes. C’est un bon exemple du temps d’observation que nous avons pris afin de saisir quelles scènes pourraient apporter un contenu passionnant. Nous avions écrit dans notre tête un canevas et ensuite la scène se déroulait sans notre intervention. Nous avions un rapport très honnête avec chacun d’entre eux : le tournage a pu se dérouler, dans une grande fluidité et dans une confiance mutuelle que nous avons continué d’affirmer au montage.

Nous savions que celui-ci aurait une grande importance dans notre film, notamment en raison du choix que nous avons fait d’ouvrir plusieurs scènes en même temps et qui finissent, grâce au montage, grâce à la voix off de Brian et l’utilisation de la musique, par se répondre, créer un écho à partir d’éléments assez disparates. Théophile Gay-Mazas, le monteur du film, a eu une place très importante dans le processus créatif. Il a fallu inventer un langage, trouver une structure, un chemin dans le film parmi tant d’autres que nous aurions pu explorer. Il est devenu évident que l’itinéraire intérieur et l’évolution du personnage de Brian était le trajet le plus évident et le plus intéressant à emprunter dans les rushes. C’est aussi là que s’est révélée la puissance tragicomique des enfants qui offraient un très beau contrepoint à l’itinéraire de Brian. Nous avons écarté tous les entretiens en nous concentrant sur ce que cela nous apporter comme information. Nous avons ensuite choisi de transmettre ces informations par un prisme autre que le verbal, dans les interstices du récit. Ainsi, nous avions un entretien d’une heure avec un habitant de Knott County qui nous parlait de l’épidémie de meth (une drogue peu chère et très répandue aux États-Unis) qui ravage la région. Nous avions ainsi toutes les informations pour densifier le film mais nous avions envie d’exprimer cette réalité différemment. Nous voulions traverser l’épaisseur du réel d’une manière plus sensorielle, évoquer et dévoiler les thématiques essentielles par un travail de montage précis, convoquant toutes les forces vives que le cinéma nous offre, la musique, le rythme, la parole, le montage associatif et non plus narratif. C’est ainsi que le film s’est créé et affirmé, des prémisses de l’écriture jusqu’à la touche finale donnée au montage et aux étapes de post-production.

4 Diffusion

The Last Hillbilly a d’abord été choisi par l’ACID afin de faire partie de sa sélection pour Cannes 2020. Cela a été une grande joie d’apprendre cette nouvelle. L’ACID est un grand festival, qui prend des risques, et porte un regard sur des cinéastes audacieux. Parallèlement, notre producteur a confié la distribution du film à Elisabeth Perlié et sa société New Story qui ont cru en notre œuvre et à la possibilité de la diffuser aussi bien dans de prestigieux festivals (Festival du Film Américain de Deauville, Entrevues Belfort, FIFIB – Grand Prix de la compétition Français, Corsica.docs – Prix du jury jeune etc.) qu’en salles (sortie décalée à 2021 en raison du confinement). 

Clémence Lavigne et The Party Film Sales s’occupent désormais des ventes internationales et des sélections en festivals étrangers. Il y a eu une vraie réflexion sur la question, fondamentale, de la première internationale qui se fera ainsi à l’IDFA fin novembre 2020.

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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