Naissance d’un hôpital. Jean-Louis Comolli, 1991, 67 minutes
Créer de toute pièce un hôpital est sans doute une grande aventure pour un architecte, mais aussi un immense travail. Le film de Jean-Louis Comolli rend compte du processus de création mais aussi du travail acharné qu’il faut accomplir au créateur pour réaliser concrètement ce qu’il a conçu. Un travail manuel, passant par le dessin, mais aussi par la construction d’une maquette qui demande de découper, de coller, d’assembler. Un travail sans lequel la création n’aurait pas de corps, donc pas d’existence. Un travail qui en retour influence de façon souvent décisive ce qui se passe au niveau de la pensée. Montrant un architecte au travail, un architecte qui formule à haute voix comment il conçoit son œuvre et qui exprime en même temps toutes ses sensations, tous les affects que le travail suscite, le film est un document exceptionnel, dont la portée dépasse largement le seul cadre de l’architecture pour donner un éclairage inédit sur la création artistique.

Il est vrai que le cinéaste a exploité là une situation particulièrement favorable. L’architecte présent dans le film, Pierre Riboulet, a tenu tout au long de son travail concernant le futur hôpital Robert Debré à Paris un journal intime où il note minutieusement chaque étape de sa création, mais aussi ses doutes et ses enthousiasmes, ses avancées et ses retours en arrière, ses visions quasi fulgurantes et ses tâtonnements souvent répétitifs. Pierre Riboulet a accepté, après l’achèvement de l’hôpital de revivre devant la caméra ce processus de conception-création. Pratiquement toujours seul à l’écran, dans son bureau en ville ou à la campagne, il verbalise pour le film ce qu’il a consigné dans son journal. Le film opère alors une étrange abolition du temps. Comolli filme le travail de Riboulet comme s’il était en train de s’effectuer devant la caméra, alors qu’il s’agit à proprement parlé d’une reconstitution. Mais la magie du cinéma opérant, cette reprise devient pour le spectateur l’action première de la création, une action en soi unique, non répétable et qui pourtant a lieu une seconde fois pour le film.
Pierre Riboulet a été choisi avec cinq autres architectes, concurrents dont le film ne dira absolument rien, ni leur identité ni leurs propositions. Il doit élaborer un projet proposant une conception nouvelle de l’hôpital. Le film précise dès son incipit quelles sont les données concrètes de ce qui est un véritable défi.

D’abord, l’échéance temporelle. Le projet doit être remis dans cinq mois. Le film précise au fur et à mesure de déroulement du temps, créant dans l’énoncé systématique des dates un suspens certain. Le projet sera-t-il finit à temps ? Mais cette frise temporelle sert aussi à montrer avec une grande précision les étapes du processus créatif, à la fois matériellement (des premiers dessins griffonnés aux plans effectués à l’échelle en passant par toutes les modifications opérées sur la maquette), mais aussi intellectuellement, les doutes, les hésitations, la satisfaction et la fierté finale. La visite en images de certaines parties de l’hôpital où circulent quelques personnes est alors le point d’orgue de cette partition complexe, entièrement déjà écrite au moment de la réalisation du film mais dont celui-ci sera l’exécution originale.
Le deuxième ensemble de contraintes concerne plus directement le travail architectural. Le futur al est situé dans le nord de Paris sur un terrein en forte pente, en bordure du boulevard périphérique. Le film montre comment l’architecte trouve une solution pour combattre le bruit. Car il faut bien dépasser tous les obstacles, ne pas être bloqué par une donnée indépendante du désir de l’architecte. Il n’est pas question de supprimer le périphérique comme il n’est pas possible de détruire l’église construite au milieu du terrein où doit être édifié l’hôpital. Riboulet est tenté de la supprimer d’un trait de plume dans ses plans, de faire comme si elle n’existait pas. Mais le réel se rappelle sans cesse à lui. La pente du terrain, l’église, le périphérique, tout le génie de l’architecte sera de tirer profit de ces contraintes, de les transformer en points forts de son projet. Le cinéaste n’est-il pas au fond dans une situation similaire ? Il ne choisit pas les lieux où il filme, le bureau de Riboulet et sa résidence de campagne où il se réfugie au cœur de l’été pour poursuivre son travail. Il ne choisit pas non plus la musique que Riboulet écoute en continu et qui doit figurer dans la bande son du film sous peine d’introduire un soupçon de manipulation. Il ne choisit pas non plus le « jeu » de l’architecte, sa présence physique à l’écran et les intonations de sa voix dans la bande son. Mais ce que le cinéaste maîtrise entièrement, ce qui constitue son travail propre, c’est la mise en place du dispositif constitutif du film, dispositif conçu avant le tournage du film et mis en œuvre dans une rigueur absolue jusque dans le montage.

Enfin, mais bien sûr c’est cela qui est fondamental, l’hôpital en projet est un hôpital pour enfant. Les divers services et bâtiments qui doivent y figurer de la morgue à la maternité, sont imposés, mais ce n’est pas cela qui est fondamental. Ce qui compte pour Riboulet, c’est que cet hôpital, ce lieu où les enfants qui le fréquenteront seront des enfants malades, ne mettent pas les enfants face à la maladie et à la mort. La grande réussite de l’architecte c’est de réussir à faire de ce lieu un lieu de vie, un lieu ouvert sur la vie. En filmant cette conviction de l’architecte, le film devient un document vivant, fondamentalement optimiste.