Le passeur. Gianfranco Rosi. Italie, 1993, 55 minutes.
Son gagne-pain, c’est sa barque. Elle lui permet de s’éloigner un peu de la rive du fleuve, le Gange, le fleuve sacré des Indous. Elle lui permet de prendre à son bord ceux qui peuvent payer, comme ce cinéaste avec sa caméra venu filmer la ville sainte, Bénarès, et les activités religieuses en relation avec le fleuve et son eau sacrée. Sur la rive, ce sont les bains rituels. Sur le fleuve lui-même, une multitude de barques conduisent des groupes, surtout des hommes, qui sont autant de cortèges funéraires.
Les Indous incinèrent les morts. Sauf que cela coûte cher. Beaucoup ne peuvent pas payer un bucher sur le bord du fleuve et une barque pour disperser les cendres dans l’eau sacrée. Il existe bien un feu « électrique », comme dit le passeur, un mode d’incinération moderne et très bon marché, mais peu en connaissent l’existence. De toute façon les mendiants et les hommes sains ne peuvent pas être incinérés. Les premiers sont simplement jetés dans le fleuve, depuis la rive. Les seconds eux, sont immergés dans le fleuve, solidement amarrés à une grosse pierre de façon à ce qu’ils ne remontent pas à la surface.
Depuis la barque de son passeur, Gianfranco Rosi filme cette agitation incessante sur le Gange. Il filme les cadavres flottants sur l’eau. Il filme cette relation particulière à la mort si différente de la nôtre. Mais les barques qu’il croise sur le fleuve ne sont pas toutes là pour immerger des morts. C’est une des originalités du film de nous montrer ces groupes de touristes, des européens, des Américains, des asiatiques (sans doute des japonais), qui visitent la ville et le fleuve, prenant tout en photo en écoutant les explications données en anglais par les propriétaires des barques devenus guides pour touristes. Pour eux la religion est devenue source de revenus. Sur le Gange, le sacré côtoie le profane. Pour les Indous, il n’y a aucune raison de les séparer. Le fleuve peut donc être tout à fait normalement un lieu de commerce, de publicité même, comme le montre cette autre barque diffusant la tonitruante musique du dernier film à succès en promenant son affiche parmi les cortèges funéraires.
Sur le bord du Gange, Rosi fait d’étranges rencontres. Un Américain d’abord, qui se baigne dans l’eau du fleuve. On ne peut manquer de lui demander s’il ne craint pas la pollution et la présence des cadavres. Sa réponse est rapide. Des microbes il y en a partout, et même dans un restaurant de luxe en Europe il a été victime d’une intoxication alimentaire. Apparemment, il commence à adopter une philosophie proche de celle des Indiens. Comme ces deux Italiens rencontrés successivement. L’un est aussi gras que l’autre est maigre. Leur discours les conduits à comparer l’Inde et l’Italie et Bénarès et Gènes. Ils y retrouvent la même folie générale. Folie, le mot que le passeur emploie le plus fréquemment.
Ce premier film de Gianfranco Rosi est en noir et blanc, d’une tonalité plutôt terne, comme s’il n’y avait jamais de soleil à Bénarès. C’est que sa posture est loin d’être touristique. Pas plus qu’ethnographique d’ailleurs. Il n’y a dans le regard qu’il porte sur cette ville son fleuve, sa religion, aucune condescendance. Nul apitoiement non plus. Il filme la vie avec un regard aussi proche que possible de la vision qu’en ont ceux qui sont filmés. Une vie faite de religion et de mort.
