I COMME INDE – Louis Malle

L’Inde fantôme (L’). Carnet de voyage. Série documentaire de Louis Malle. France, 1968-69, 7 x 52 minutes.

En 1967, Louis Malle faisait un premier voyage en Inde. Un premier contact. Il y revient en 1968 pour un séjour plus long, cinq mois. Il est accompagné d’une équipe réduite : Etienne Becker pour l’image et Jean-Claude Laureux pour le son. Il n’a pas de projet particulier sinon celui de filmer son voyage, d’enregistrer par les images, ses impressions, comme le sous-titre du film l’indique clairement. Un voyage personnel donc qui doit donner naissance à un film personnel, le film d’un européen qui découvre un pays immense qu’il se propose de parcourir de long en large. Un pays difficile d’approche, si différent de l’Europe. Malle l’aborde sans préjugé, sans idée préconçue, sans arrière pensée. Dans son cinéma documentaire, il se refuse systématiquement à juger les réalités qu’il filme. Mais il ne prétend pas non plus la saisir dans sa totalité, ni surtout en révéler la signification profonde qu’il serait le seul à avoir découverte. Malle ne nous dit pas ce qu’il faut penser de l’Inde, ni même ce qu’il faut absolument en connaître. Il nous propose simplement de regarder avec lui ce qui a attiré son regard et d’écouter ceux qu’il a rencontrés.

         Du nombre d’heures impressionnant d’images qu’il a ramené de son séjour, Malle tire un film, Calcutta entièrement consacré à la grande métropole du nord, et une série de sept épisodes, L’Inde fantôme, destinée à la télévision. Le titre en est emprunté au livre de Michel Leiris, Afrique fantôme, dont Malle transpose au cinéma et à propos d’un autre continent, l’intention profonde.

         Les titres de ces sept épisodes sont successivement : La Caméra impossible, Choses vues à Madras, La Religion, La Tentation du rêve, Regard sur les castes, Les Etrangers en Inde, Bombay.

         Le plus original, celui qui révèle tout particulièrement la posture propre du cinéaste étranger au pays qu’il filme, est le premier épisode, La Caméra impossible. Le titre est à lui seul une déclaration d’intention. Revendication paradoxale de la part d’un cinéaste qui arrive en Inde avec derrière lui une œuvre de fiction déjà importante. Mais, Malle ne vient pas en Inde pour entretenir une quelconque réputation. Il opère avec ce voyage une rupture. Il renonce, même si c’est provisoire, aux contraintes du cinéma commercial et à la tyrannie du studio. L’Inde joue pour lui le rôle d’une respiration, d’un souffle de liberté. Paradoxe supplémentaire : comment ce pays où la pauvreté saute aux yeux à chaque image peut-il se révéler être le modèle même de la richesse intérieure ?

         Filmer en Inde, pour un européen, n’est pas chose facile. Et Malle va très vite faire l’expérience du fait qu’il ne suffit pas de poser sa caméra dans le pays face à ses habitants pour réaliser un film authentique, évitant comme il le prétend les préjugés et les jugements. La première séquence nous montre des indiens anglicisés qui eux n’hésitent pas à poser devant l’objectif. Le film ne traduit pas leurs discours en anglais, cette langue de l’ex pays colonisateur qui reste la langue officielle mais qui n’est parlée que par 2% de la population. En opposition, cette femme qui ramasse agenouillée sur le sol aride quelques poignée d’herbe, refuse de se laisser filmer. Elle crie des insultes, traduit l’interprète, dénonçant le vol d’elle-même que constituent les images. Faut-il alors, dès le départ du voyage, arrêter de filmer ? Ou s’imposer coûte que coûte, au risque de devoir passer pour des voleurs ? Le rapport entre filmeur et filmé est donc fondamentalement biaisé, ambivalent. D’abord conflictuel, tout l’art du cinéaste est d’y introduire de la connivence. Une des preuves de cette transformation peut être trouvée dans la séquence consacrée au mariage. Qu’une telle cérémonie se déroule dans le village où Malle et son équipe sont de passage ne peut que l’inciter à s’arrêter. Sauf que dès qu’ils sont filmés, les mariés et leurs invités se figent dans des poses destinées aux étrangers, stoppant le cours de la cérémonie. Faut-il encore là ranger le matériel et plier bagage ? Malle est tenté de le faire, mais il sait être patient, discret. Il sait éviter l’arrogance. Et le miracle se produit, La musique interrompue reprend et le mariage peut se dérouler comme prévu, oubliant, ou du moins acceptant, la présence de l’équipe du cinéaste qui dès lors n’est plus perçue comme un intrus.

         Le film dans la totalité de ses sept épisodes nous permet alors de rentrer réellement dans les problèmes fondamentaux que rencontre le pays. Mais surtout il nous fait rencontrer ses habitants dont l’authenticité saute aux yeux, des hommes et des femmes dans la simplicité de leur vie quotidienne, ce qu’on voit si rarement au cinéma. «99% des Indiens ne parlent pas anglais, et les 1% qui restent parlent pour tous les autres. J’ai voulu écouter les autres. » Le défi est magnifiquement relevé.

Par jean pierre Carrier

Auteur du DICTIONNAIRE DU CINEMA DOCUMENTAIRE éditions Vendémiaire mars 2016. jpcag.carrier@wanadoo.fr 06 40 13 87 83

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