Lullaby to my father. Amos Gitaï. France-Israel-Suisse, 2012, 82 minutes.
Amos Gitaï, comme beaucoup de cinéastes documentaristes, s’implique personnellement dans ses documentaires, par sa présence à l’écran notamment. Dans Lullaby to my father, qui est comme son titre l’indique un film basé sur des données autobiographiques, il n’apparaît cependant pas à l’image et l’ensemble du film donne l’impression de pouvoir être fait par tout autre cinéaste que le fils du père dont il est question. Cette distanciation extrême est sans doute due au fait que le père disparu depuis quelques années au moment de la réalisation du film, ne peut qu’être absent des images – à moins d’utiliser des archives, ce que Gitai a explicitement refusé de faire ici. Père absent, Fils absent ? La mère, elle, sera « jouée » une actrice et les textes du père seront aussi lus par le cinéaste lui-même.

Le père est absent visuellement, mais il occupe tout le film, ce qui donne aussi à lire, en creux, le rapport père-fils. Ce rapport n’est cependant pas abordé dans sa dimension familiale. Il s’inscrit clairement dans une dimension qui dépasse le cadre de la famille, une dimension à la fois professionnelle et historique.
C’est là la grande originalité du film. Sa difficulté d’approche aussi. Le père du cinéaste, Munio, est présenté à travers un parcours qui n’a de sens que parce qu’il s’inscrit dans l’histoire de l’Europe du XX° siècle. De la Pologne natale avant guerre, jusqu’à Israël avant même la création de L’État juif, en passant par l’expulsion de l’Allemagne et l’exil en Suisse, c’est le sort de juifs qui ont échappé à l’holocauste qui est ici retracé. Le deuxième volet du personnage de Munio concerne l’architecture. Élève du Bauhaus avant guerre, toute son activité professionnelle et artistique se déroulera dans le cadre de cette formation. La référence au Bauhaus est d’ailleurs omniprésente dans le film.

Lullaby to my father utilise des photos comme images d’époque. Il filme Dessau aujourd’hui pour y retrouver la trace du Bauhaus. Il met en scène, avec des acteurs, des scènes théâtrales qui, par leur côté non documentaire au sens habituel du terme, et même extrêmement fictionnelle, vont au-delà de la fiction pour atteindre à une valeur de document. La séquence du jugement de Munio est à cet égard exemplaire. Elle a bien une dimension documentaire à travers la lecture du texte des chefs d’accusation : trahison envers le peuple. Mais le jeu du juge, sa diction outrancière, les coups de marteau dont il jalonne son discours n’ont rien de réalistes. On pourrait même dire qu’ils sont du mauvais théâtre, trop caricatural pour être crédible. Mais c’est justement dans ce trop que se déploie la dimension spécifiquement cinématographique du film. Nous ne sommes pas au théâtre, mais au cinéma. Nous ne sommes pas dans une représentation du réel, nous sommes dans une interprétation artistique de l’Histoire.

Hommage à son père, le film de Gitai est aussi un hommage au Bauhaus, dont il fait revivre en images les valeurs, ces valeurs humanistes que le nazisme a essayé de détruire. Dans le cinéma de Gitai elles sont bien vivantes.